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Les paradoxes du coaching en entreprise

Les paradoxes du coaching en entreprise

16.12.2021, par
Temps de lecture : 10 minutes
Engagée par la sociologue Scarlett Salman durant les années 2000 auprès de coachs, de directeurs de ressources humaines et de cadres, une enquête au long cours décrypte les multiples facettes du coaching, une pratique très prisée des grandes entreprises et révélatrice des mutations contemporaines du capitalisme.

Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est le coaching professionnel et de quand date son apparition dans les entreprises françaises ?
Scarlet Salman1. Le coaching professionnel, à savoir « l’accompagnement de personnes pour le développement de leurs potentiels et de leurs savoir-faire dans le cadre d’objectifs professionnels », selon la définition de la Société française de coaching, a été importé depuis la Californie en France à la fin des années 1980 par des consultants en organisation, par ailleurs psychothérapeutes comme Vincent Lenhardt, un ancien élève d’HEC. L’introduction et le développement de cette pratique issue de courants de la contre-culture des années 1960-1970 et de ses conceptions antihiérarchiques s’expliquent par des mutations profondes du capitalisme, en particulier du travail et des organisations (croissance des emplois de service, généralisation des technologies numériques, logique de flux exigeant plus de coordination et de réactivité...). La bonne circulation de l’information, la communication interpersonnelle, la prise d’initiative, etc., ont été érigées en compétences clés pour les cadres des échelons supérieurs et les dirigeants des grandes entreprises. Ces derniers ont donc eu besoin de nouvelles techniques de gestion des ressources humaines (RH).

Selon mes estimations, environ 250 personnes étaient formées au coaching en France dans la seconde moitié des années 1990, contre 10 000 à 20 000 aujourd’hui, 2 500 d’entre elles exerçant comme coachs professionnels de manière régulière. Et probablement un quart des managers, au bas mot, se voient proposer un coaching au moins une fois dans leur carrière. 

Qui sont les coachs ? Peut-on en dresser un portrait-robot ? 
S. S. D’abord, il s’agit d’un groupe largement féminisé et relativement âgé. Deux tiers des coachs, aujourd’hui en France, sont des femmes (71 % en Europe de l’Ouest et 75 % en Amérique du Nord), et plus des trois quarts ont plus de 45 ans. 
 

Environ 250 personnes étaient formées au coaching en France dans la seconde moitié des années 1990, contre 10 000 à 20 000 aujourd’hui

Les coachs sont aussi majoritairement issus de milieux sociaux aisés et beaucoup ont suivi une psychothérapie ou une psychanalyse avant de s’orienter vers le coaching. Concernant la voie d’entrée dans le métier, une part importante des coachs est constituée d’anciens consultants en ressources humaines ou d’anciens formateurs indépendants. Un autre profil, très différent, rassemble d’anciens cadres (ingénieurs, commerciaux, banquiers…) qui, à la suite d’un licenciement, d’un accident, d’une mise en préretraite ou d’un plafonnement, se sont reconvertis dans le coaching.

Les formations, qui durent en moyenne une vingtaine de jours et ne sont pas sanctionnées par un diplôme national, sont onéreuses (entre 3 000 et plus de 10 000 euros) mais elles sont souvent financées par la formation professionnelle continue, et beaucoup plus courtes qu’un cursus de psychologie.

Sachant que le marché du coaching est très concurrentiel et que la plupart des coachs travaillent à leur compte, comment gèrent-ils leur activité ? 
S. S. Exercer en tant qu’indépendant est souvent le seul moyen pour un ancien cadre licencié de retrouver un emploi. Être son propre maître est un statut revendiqué par les coachs comme un signe d’émancipation vis-à-vis de la subordination salariale. En revanche, il les expose à l’incertitude économique même s’ils bénéficient de certains dispositifs institutionnels (aide à la création ou à la reprise d’entreprise, assurance-chômage, portage salarialFermerDispositif mettant un tiers (une société de portage) entre un travailleur indépendant qualifié (Bac+2 et plus) et ses clients, ce qui permet à la personne « portée » d’obtenir un statut de salarié en échange d’un prélèvement d’une partie de son chiffre d’affaires. et peuvent s’appuyer sur leur entourage familial (huit femmes coachs sur dix et la moitié des hommes coachs ont un conjoint dans la catégorie « cadres et professions intellectuelles supérieures »). Du coup, les coachs proposent également des services de conseil, de formation, voire de psychothérapie. Être coach, c’est être « pluriactif ».

Au Salon des entrepreneurs, le 8 février 2018, à Paris.
Au Salon des entrepreneurs, le 8 février 2018, à Paris.

C’est aussi savoir « se vendre »… 
S. S. Tout à fait. Un coach doit apprendre à se présenter, à « se raconter », à valoriser son parcours professionnel et personnel, ce qu’il a généralement travaillé en psychothérapie ou à l’occasion de stages de développement personnel. Un ancien consultant et formateur aura tendance à mettre l’accent sur sa connaissance de la psyché humaine, un ancien cadre à invoquer sa proximité avec le monde de l’entreprise. Le coaching étant une prestation personnalisée, un coach, pour être choisi, est tenu d’apparaître non seulement comme « un » bon coach, mais aussi et surtout comme « le » bon coach, celui qui saura répondre au mieux aux besoins de la personne qu’il va suivre, ce que les coachs appellent le « fit » ou « la rencontre ». Un double appariement doit donc se produire, d’une part entre le coach et le recruteur (le coaching est la plupart du temps « prescrit » à un cadre par la DRH ou son supérieur hiérarchique), et d’autre part entre le coach et le futur coaché à qui on laisse habituellement le choix entre deux trois prestataires. 

 

Ces dispositifs d’accompagnement constituent indéniablement un soutien, mais ils reportent sur les cadres la responsabilité des problèmes de travail et celle de leur résolution.

Quels obstacles a dû – et doit encore – surmonter le coaching pour s’imposer comme une pratique crédible ? 
S. S. Bien qu’ils mobilisent des techniques psychologiques, les coachs ont toujours cherché à se démarquer de la figure du « psy », associée au mal-être, à la souffrance, à la pathologie. Leurs prestations, n’ont-ils de cesse de répéter, s’adressent aux « normaux » et même aux « champions ». Se voir prescrire un coaching ne doit pas être perçu par les cadres comme un signe de faiblesse ou de difficulté. Les coachés, en outre, craignent fréquemment qu’une alliance entre le coach et l’entreprise ne permette à celle-ci de s’immiscer dans leur vie privée. De leur côté, les entreprises redoutent le charlatanisme d’individus âpres au gain, le risque d’infiltrations sectaires et, surtout, une collusion entre le coach et le coaché. Les coachs, se disent les DRH, ne risquent-ils pas de favoriser des départs non souhaités ? Ce qui explique qu’en l’absence de régulation, l’éthique occupe une place centrale dans la rhétorique des coachs et que toutes les associations ont élaboré des codes de déontologie.   

Quel est le principal problème que le coaching est censé résoudre dans les entreprises ?
S. S.
 Les cadres supérieurs se voient avant tout proposer un coaching au motif que leur direction les juge compétents mais trop « rigides », pas assez « humains » avec leurs subordonnés, qu’ils peuvent démobiliser. Pour remédier à ce qui est vu comme un défaut de « savoir-être », selon le terme usité, le coach les invite à rompre avec une vision autoritaire, inspirée de la figure militaire, du rôle du chef. Il leur enseigne un management fondé non pas sur le statut (« Je veux être obéi parce que je suis le chef ») mais sur la relation, le charisme, la maîtrise de ses affects, la prise en compte des demandes d’autonomie et de bien-être des salariés sous leur responsabilité (« Je veux être suivi parce que je suis un leader inspirant »).

Stage de formation où des femmes chefs d'entreprise sont coachées dans le cadre de leurs projets d'affaires (Berlin, 7 août 2019).
Stage de formation où des femmes chefs d'entreprise sont coachées dans le cadre de leurs projets d'affaires (Berlin, 7 août 2019).

Un coaching peut également être prescrit à un cadre si son attitude envers sa direction est considérée comme irrévérencieuse. Le coach lui rappelle qu’une entreprise est un univers hiérarchisé où les périmètres de chacun sont clairement délimités et qu’un cadre ne doit pas se prendre pour le président. Le manager doit savoir mobiliser mais aussi rester à sa place, ce qui souligne l’ambivalence des organisations et des usages du coaching en leur sein.
 
Les cadres sont-ils aussi demandeurs de techniques de gestion du temps ?
S. S. Oui. De nombreux cadres souffrent tout à la fois d’un sentiment d’urgence qui rend impossible l’anticipation, d’un sentiment de dispersion qui les empêche de se concentrer correctement sur chaque tâche, et d’un sentiment de trop-plein synonyme de débordement du professionnel dans la sphère privée. Le coach enjoint les cadres à faire le tri entre ce qui est urgent et ce qui est planifiable, à déléguer davantage, à prévoir des plages horaires pour les imprévus, à cloisonner les sphères professionnelle et domestique…
 
 

De nombreux cadres souffrent à la fois d’un sentiment d’urgence, d’un sentiment de dispersion et d’un sentiment de trop-plein synonyme de débordement du professionnel dans la sphère privée.

Vous consacrez un chapitre à la « fonction palliative » du coaching… 
S. S. Depuis les années 1990, en effet, le modèle de carrière ascendante des cadres au sein d’une organisation stable a été mis à mal par les évolutions du capitalisme (restructuration, externalisation, horizontalisation des relations de travail…). Quand un cadre se voit refuser une promotion au prétexte qu’il manquerait de « savoir-être », la DRH peut lui proposer un coaching. Le gain escompté est que le cadre bloqué dans sa progression exprime son insatisfaction dans le huis clos du coaching (et non par la voie syndicale ou par un départ de l’organisation, ce qui peut coûter cher à cette dernière), arrive à faire le deuil du poste qu’il n’a pas obtenu, rebondisse vers d’autres projets, sauve ainsi la face et pacifie ses relations avec l’entreprise.

 
Le coaching parvient-il à réconcilier capitalisme et humanisme ou sert-il à masquer certaines contradictions des organisations ?
S. S. Le mandat du coaching professionnel est de transformer les cadres dirigeants en « leaders », d’accroître leurs capacités relationnelles et de répondre à leur demande d’autonomie. Les coachs les équipent individuellement en techniques d’« hygiène psychique » pour qu’ils puissent faire face à leurs difficultés professionnelles. Ces dispositifs d’accompagnement constituent indéniablement un soutien, mais ils reportent sur les cadres la responsabilité des problèmes de travail et celle de leur résolution. En d’autres termes, l’entreprise, qui reste une organisation extrêmement hiérarchique et réserve le coaching aux plus qualifiés, demande de plus en plus à l’individu de résoudre lui-même les situations de tensions. Elle se dispense ainsi d’une réflexion sur ses contradictions organisationnelles, ce qui limite ses capacités de réforme. ♦

À lire
Aux bons soins du capitalisme. Le coaching en entreprise, Scarlett Salman, Presses de Sciences Po, 2021.

Notes
  • 1. Scarlett Salman est sociologue, maîtresse de conférences à l’université Gustave Eiffel et chercheuse au Laboratoire interdisciplinaire Sciences, Innovations, Sociétés (Lisis – CNRS/Inrae/Université Gustave Eiffel).

Auteur

Philippe Testard-Vaillant

Philippe Testard-Vaillant est journaliste. Il vit et travaille dans le Sud-Est de la France. Il est également auteur et coauteur de plusieurs ouvrages, dont Le Guide du Paris savant (éd. Belin), et Mon corps, la première merveille du monde (éd. JC Lattès).