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Avortement, la révolution continue
Pourquoi, au-delà de la date anniversaire, faire paraître ce livre1 aujourd’hui ?
Stéphanie Hennette-Vauchez2 : La question de l’avortement demeure aujourd’hui encore un sujet d’actualité, du fait des différentes remises en cause dont il fait l’objet, notamment aux États-Unis, et des controverses qu’il continue de susciter à travers le monde. En outre, la constitutionnalisation de la liberté de recourir à l’IVG en France, en 2024, a donné lieu à de nombreuses contributions, qui ont montré que l’avortement est à penser comme une question politique et démocratique, au-delà du droit à disposer de son corps et à maîtriser sa fécondité.
Laurie Marguet3 : Durant les débats relatifs à la constitutionnalisation de l’avortement, beaucoup se sont félicité de ce qu’en France, l’avortement n’aurait quasiment jamais été remis en cause par le droit depuis 1975. Or les discours qui tendent à présenter l’avortement comme un acquis absolu et extrêmement protégé sont à nuancer. Les contributions juridiques du livre ont pour point commun de montrer toutes les tensions, les ambivalences et les contradictions qui traversent l’encadrement légal.
Il existe nombre d’idées reçues sur la loi Veil. On pense souvent qu’elle consacre dès 1975 une liberté, sinon un droit, à avorter. Qu’en est-il vraiment ?
L. M. et S. H.-V. En 1975, aucun vocabulaire, aucun champ lexical relatif à une liberté ou à un droit n’apparaît dans la loi. Et Simone Veil dit expressément qu’il ne s’agit pas de consacrer un droit à l’avortement, mais d’encadrer sa dépénalisation. Cet encadrement, inscrit dans la loi Veil, impose aux femmes un long parcours médico-social à caractère dissuasif et pose des conditions strictes. La loi indique en effet que seule la « femme enceinte que son état place dans une situation de détresse peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse », ce qui fait de l’avortement un ultime recours.
En outre, Simone Veil refuse explicitement le remboursement par l’Assurance maladie, et le délai pour avorter est alors de 10 semaines de grossesse. Le régime juridique de l’IVG ne s’assouplira que progressivement, au gré des multiples évolutions de la loi depuis 50 ans.
Les termes de « droit à l’avortement » et de « liberté d’avorter » dans les textes juridiques sont donc récents ?
L. M. Le mot « droit » n’apparaît réellement dans le Code de la santé publique qu’en 2022, dans le titre de la loi n° 2022-295 « visant à renforcer le droit à l’avortement », en allongeant de 12 à 14 semaines les délais pour avorter et en permettant aux sages-femmes de réaliser des IVG. Et, le 8 mars 2024, la Constitution consacre la « liberté garantie aux femmes d’interrompre leur grossesse ». Mais, que l’on parle de « droit » ou de « liberté », ce qui importe, c’est que ce vocabulaire entérine l’idée selon laquelle les femmes pourraient faire un choix autonome et disposer librement de leur corps.
Pouvez-vous expliquer la différence entre « liberté » et « droit » ?
L. M. La liberté est considérée comme jouissant d’une protection plus faible que le droit, dès lors qu’elle se caractériserait avant tout par une « possibilité de faire », alors que le droit serait davantage « une obligation qui pèse sur l’interlocuteur ». En somme, selon la doctrine juridique, les libertés ne seraient qu’un « pouvoir de faire », alors que les droits seraient « un pouvoir d’exiger ». Cependant, cette distinction ne dit rien de l’étendue des protections qui peuvent entourer le droit ou la liberté dont il est question.
En parlant de « liberté », la constitutionnalisation protège-t-elle vraiment le droit à avorter ?
L. M. C’est assez paradoxal. Il faut penser la constitutionnalisation de l’avortement dans son contexte social et politique. Elle modifiera certainement, en effet, la manière dont l’IVG est perçue socialement et dont les médecins et les femmes vont considérer cet acte. Mais inscrire l’avortement dans la Constitution ne résout pas les problèmes pratiques qui empêchent aujourd’hui un certain nombre de femmes de recourir à l’avortement en France : manque de lits dans les hôpitaux, peu de médecins correctement formés à certains actes, manque de disponibilité des praticiens, financement insuffisant par l’État des IVG, etc.
L’avortement, vous l’expliquez, n’est pas appréhendé comme les autres actes médicaux…
S. H.-V. En effet, l’avortement reste marqué par une forme d’exceptionnalisme. Les règles qui s’appliquent ne sont pas les mêmes que pour d’autres actes médicaux – que ce soit en termes juridiques ou, comme le montre la contribution à ce livre du Dr Philippe Faucher (gynécologue-obstétricien et directeur de l’unité d’orthogénieFermerL'orthogénie est l'ensemble des méthodes de planification et de régulation des naissances appliquées au niveau du couple. à l’hôpital Trousseau, à Paris), en termes d’organisation hospitalière, d’accessibilité ou de perception par le corps médical. Il fait ainsi écho à certaines résistances ou réticences récentes – par exemple, à la suite de l’allongement, en 2022, du délai d’IVG de 12 à 14 semaines. Bien qu’il s’agisse d’une prescription législative, celle-ci n’a pas été immédiatement suivie d’effet dans tous les établissements de santé.
L. M. L’avortement est, par ailleurs, l’un des rares actes médicaux qui jouit d’une clause de conscience spécifique, alors même qu’il existe déjà une clause de conscience générale permettant aux médecins de refuser un patient pour des raisons de conviction personnelle ou professionnelle. En 2022, la proposition de loi prévoyait initialement la suppression de cette clause de conscience spécifique, mais le gouvernement et le Comité consultatif national d’éthique l’ont refusée.
Et du côté des femmes ? L’avortement reste souvent représenté comme un drame. Est-ce réellement le cas ?
S. H.-V. C’est un discours qui persiste, notamment dans le champ du politique, mais ce n’est pas le discours des femmes. Dire que l’avortement est un drame, c’est essentialiser un événement qui est perçu par les femmes de façon éminemment variable. La contribution de Laurine Thizy, une sociologue qui a suivi des femmes ayant avorté, montre bien qu’en réalité, différentes conditions sociales déterminent la manière dont les femmes perçoivent l’avortement. Lorsque ces conditions sont favorables, quand elles ne rencontrent pas de culpabilisation ou d’ostracisation, l’IVG n’est pas forcément un drame. Il y a autant de perceptions qu’il y a d’avortements et qu’il y a de femmes.
L. M. Ce discours autour du drame s’inscrit en creux dans une forte valorisation de la maternité. En tant que juriste, quand je travaille du point de vue du droit sur les questions de genre et de procréation, je vois bien que le droit construit l’avortement comme un drame, par opposition à la grossesse et à la maternité, qui sont des événements présumés heureux et qui apparaissent comme des facteurs nécessaires d’épanouissement. D’ailleurs, comme le montre l’article de Geneviève Sellier sur les représentations de l’avortement au cinéma, ce n’est que depuis les années 2000 que des réalisatrices présentent l’avortement comme des « non-drames ».
La constitutionnalisation de l’avortement en France nous a rappelé à quel point il s’agit d’une liberté fragile, même en Europe.
S. H.-V. La manière dont les gouvernements et les mouvements conservateurs, même dans les pays où l’avortement est légal, financent des actions, notamment devant la Cour européenne des droits de l’homme, pour contester le droit à l’avortement est extrêmement bien documentée. L’European Parliamentary Forum for Sexual and Reproductive Rights a publié en 2021 un rapport très complet4 sur ces initiatives conservatrices en matière de droits reproductifs.
Par exemple, une organisation comme l’European Centre for Law and Justice (ECLJ, ou Centre européen pour le droit et la justice), association chrétienne conservatrice internationale5, est très présente devant la Cour de Strasbourg. En déployant une argumentation conservatrice (anti-avortement, anti-mariage pour les personnes de même sexe…), elle vise à obtenir des inflexions progressives de la jurisprudence. Aux États-Unis, l’abandon en 2022 de la jurisprudence Roe vs Wade6, qui garantissait le droit d’avorter sur tout le territoire depuis 1973, n’a d’ailleurs pas été une surprise quand on sait comment, depuis des décennies, le mouvement Pro-Life s’organisait et gagnait du terrain, petite victoire après petite victoire, vers la Cour suprême. Aujourd’hui, 14 États américains interdisent l’avortement.
Cette constitutionnalisation est un geste fort politiquement ?
S. H.-V. La France est désormais le seul pays dans le monde disposant d’une protection positive de l’avortement dans sa Constitution. Les seuls autres textes qui mentionnent l’avortement dans leur Constitution le font pour l’interdire – comme en Somalie, au Kenya et en Eswatini. Cela est très important, car les Constitutions, par exemple en Allemagne ou en Italie, tendent à valoriser la maternité. Ainsi, la Constitution italienne proclame que « la République protège la maternité en favorisant les institutions juridiques nécessaires à ce but ». Et la constitution allemande dispose que « toute mère a droit à l’assistance de la communauté ».
De telles dispositions sont ambivalentes. En ne mentionnant que la maternité (et non la reproduction), elles font en réalité peser sur les femmes toute la charge de la reproduction sociale. Inscrire l’IVG dans la Constitution, c’est affirmer une pleine et entière citoyenneté des femmes en tant que sujets politiques qui ont le droit de disposer de leur corps. Or ce droit est capital car, comme on le sait, il s’agit non seulement d’une liberté corporelle, mais aussi, bien au-delà, d’une liberté qui conditionne l’éducation à l’emploi et, in fine, à la pleine participation à la vie sociale et citoyenne. ♦
À lire
De haute lutte – La révolution de l’avortement, sous la direction de Stéphanie Hennette-Vauchez et Laurie Marguet, avec la contribution de 19 auteurs, 504 pages, 28 €, CNRS Éditions (2025).
- 1. www.cnrseditions.fr/catalogue/economie-droit/de-haute-lutte/
- 2. Stéphanie Hennette-Vauchez est professeure de droit public au Centre de recherches et d'études sur les droits fondamentaux (Credof) du Centre de théorie et analyse du droit (CNRS/université Paris-Nanterre/ENS/PLS).
- 3. Laurie Marguet est maîtresse de conférences en droit à l’université Paris-Est Créteil (UPEC), laboratoire MIL (Marchés, institutions, libertés).
- 4. Tip of the Iceberg: Religious Extremist Funders against Human Rights for Sexuality & Reproductive Health in Europe : https://www.epfweb.org/node/837
- 5. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Centre_europ%C3%A9en_pour_le_droit_et_la_j...
- 6. Voir https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/05/03/droit-a-l-avortement-q...