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Bactériophages : la médecine devient virale

Bactériophages : la médecine devient virale

27.03.2025, par
Temps de lecture : 11 minutes
bactériophage © University of Basel / Biozentrum / SPL
Ce bactériophage T4 (en orange) est vu en microscopie électronique à transmission juste après qu’il a injecté son ADN viral à une bactérie (en bleu).
Peu d’armes existent contre les bactéries résistantes aux antibiotiques, qui font des millions de morts. Mais des scientifiques ressuscitent une solution vieille d’un siècle, les bactériophages, des virus qui s’attaquent seulement aux bactéries.

Dérèglement climatique mondial, crises de la ­biodiversité, pollution « éternelle » généralisée… Ces dernières années, les périls que l’humanité génère, pour elle-même comme pour l’ensemble du monde vivant, s’accumulent. À l’initiative de l’OMS, cette liste s’est encore allongée après que les souches bactériennes multirésistantes aux antibiotiques ont été désignées comme autant de menaces à prendre au sérieux.

Selon une publication parue dans The Lancet1, les bactéries antibiorésistantes seraient impliquées dans près de 5 millions de décès à travers le monde en 2019. Un chiffre qui pourrait doubler d’ici à 2050, estime un rapport2 commandé par le gouvernement britannique en 2014.

Les phages, une découverte ancienne

Pour entraver cette épidémie de moins en moins silencieuse, peu de solutions s’offrent à nous. L’une d’entre elles, la moins médiatisée, consiste à utiliser un type particulier de virus pour combattre et éliminer les bactéries antibiorésistantes. Pour la plupart formés d’une tête et d’une queue au bout de laquelle émergent des appendices semblables à des pattes, les bactériophages ont la particularité de ne s’attaquer qu’à certains génotypes de bactéries. Une arme de plus pour la médecine personnalisée ?

© Institut Pasteur : à gauche, Archives Félix d’Hérelle ; à droite, Archives Société de pathologie exotique
Félix d’Hérelle (à gauche, vers 1910) et Frederick Twort (à droite) ont découvert les phages au début du XXᵉ siècle.
© Institut Pasteur : à gauche, Archives Félix d’Hérelle ; à droite, Archives Société de pathologie exotique
Félix d’Hérelle (à gauche, vers 1910) et Frederick Twort (à droite) ont découvert les phages au début du XXᵉ siècle.

La phagothérapie (l’idée d’utiliser des virus afin de soigner des personnes infectées par des bactéries pathogènes) n’est pas nouvelle. Découverts de façon indépendante au début du siècle dernier par les bactériologistes Frederick Twort et Félix d’Hérelle, les bactériophages, communément appelés « phages », ont d’abord été identifiés comme des agents capables de lyser (dégrader) des colonies bactériennes.

« D’Hérelle s’est tout de suite intéressé à cette propriété, en pensant qu’il pouvait en tirer avantage, notamment en tant que thérapie dans le traitement des infections bactériennes », rappelle Anne Chevallereau, chercheuse au laboratoire Micro­­biologie moléculaire et biochimie structurale3, à Lyon, et membre du groupement de recherche (GDR) Phages.fr4. Ainsi, bien avant l’avènement des antibiotiques (en 1944, avec la com­­mercialisation de la pénicilline), les microbiologistes disposaient déjà d’une arme redoutable de précision contre les bactéries. Or c’est l’« arme chimique » que sont les antibiotiques qui a pris le pas sur son pendant biologique.

Les antibiotiques, « armes de destruction massive »

« La décadence des bactériophages a commencé au tournant des années 1940-44, quand un article publié par une société américaine de médecins affirmait qu’il n’y avait pas de preuve de l’efficacité des phages, qu’ils ne semblaient pas meilleurs que les antibiotiques, voire étaient pires que ces derniers, note Rémy Froissart, chercheur au laboratoire Maladies infectieuses et vecteurs : écologie, génétique, évolution et contrôle5, à Montpellier. Notons qu’en France, on trouvait encore les bactériophages dans le Vidal, référence de la pharmacopée, jusqu’en 1977. »
 

Staphylococcus aureus de Twort © Institut Pasteur / Charles Dauguet
Bactériophages donnés par Frederick Twort, conservés à l’Institut Pasteur et analysés par Vieu, Croissant et Dauguet en 1963.
Staphylococcus aureus de Twort © Institut Pasteur / Charles Dauguet
Bactériophages donnés par Frederick Twort, conservés à l’Institut Pasteur et analysés par Vieu, Croissant et Dauguet en 1963.

Le chercheur, membre du réseau Phages.fr, précise : « Il faut garder en tête que les antibiotiques sont des armes de destruction massive et, à ce titre, ils sont particulièrement efficaces, et ce, même chez des malades dont on ne connaît pas l’identité de l’agent infectieux. » Grâce à eux, l’humanité a grappillé quelques années d’espérance de vie. Mais elle s’est aussi forgé une pléiade d’ennemies de plus en plus redoutables qui pourraient arborer pour credo : « Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fortes. »

Des phages spécifique à leur cible

Aujourd’hui, soit plus de quatre-vingts ans après l’arrivée des antibiotiques, pointe Anne Chevallereau, « le nombre de souches bactériennes pathogènes multirésistantes ainsi que leur prévalence forcent et poussent les scientifiques du monde à reconsidérer l’approche bactériophage ». Si bien qu’en 2017, l’OMS a publié une liste d’agents pathogènes prioritaires pour la recherche et le développement de nouveaux antibiotiques6.

Lorsqu’on utilise des bactériophages, il est impératif de connaître l’agent étiologique, l’agent qui crée la maladie.

Parmi ces agents figurent des Pseudomonas, des E. coli, des staphylocoques, des Klebsiella ou encore des Acinetobacter. Ces souches bactériennes sont devenues les cibles privilégiées des spécialistes des bactériophages. Car, bien qu’hyper efficaces, les antibiotiques ont un effet collatéral de taille, leur non-spécificité. « Au contraire, les bactériophages sont extrêmement spécifiques », s’enthousiasme Rémy Froissart. Une façon de réaliser la médecine qui n’a donc rien à voir avec celle menée à l’aide des agents chimiques tels que les antibiotiques.,

« Lorsqu’on utilise des bactériophages, il est impératif de connaître l’agent étiologique, l’agent qui crée la maladie, précise le chercheur. Or on sait de plus en plus que l’essentiel des maladies sont souvent provoquées par plusieurs pathogènes. » Voilà ce qui a favorisé le recours aux antibiotiques plutôt que le développement de bactériophages, qui sont spécifiques d’un seul génotype bactérien à la fois.

« Une médecine différente »

« Cela souligne bien qu’au sein de la médecine pratiquée en Occident, qui est principalement symptomatique, tout est un peu fait à l’aveugle, poursuit Rémy Froissart. Et, à ce titre, les médecins se trompent assez souvent (voir, par exemple, l’emploi inapproprié, encore aujourd’hui, d’antibiotiques contre des angines virales), ce qui en soi n’est pas un problème fondamental, mais montre clairement que la volonté d’utiliser les phages plutôt que les antibiotiques relève d’une médecine différente. »

La recherche sur l’emploi des bactériophages dans le cadre de la phagothérapie est un travail de longue haleine. Certes, quelques phages sont aujourd’hui utilisés comme traitement compassionnel pour des patients en impasse thérapeutique. Mais il est désormais impératif de prouver à nouveau leur efficacité, du fait de leur exclusion du Vidal, en menant des essais cliniques.

Image CDC / Megan Mathias and J. Todd Parker
Colonies de Bacillus anthracis se développant en boîte de Petri. La flèche pointe les colonies lysées (dégradées) sous l’effet d’un bactériophage gamma.
Image CDC / Megan Mathias and J. Todd Parker
Colonies de Bacillus anthracis se développant en boîte de Petri. La flèche pointe les colonies lysées (dégradées) sous l’effet d’un bactériophage gamma.

L’intérêt des médecins pour les phages est largement corrélé aux nombreux bénéfices de ces derniers en comparaison avec les antibiotiques. Spécifiques de leurs cibles, les phages sont aussi et surtout peu toxiques.

Course à l'armement

« Un autre avantage réside dans leur propriété d’auto-amplification, spécifique aux virus, ajoute Rémy Froissart. Pas besoin de commencer un traitement avec une grande quantité de phages, car ils se multiplieront in situ avec le temps. » De plus, ces virus, une fois qu’ils ont éliminé leur cible, ne s’accumulent pas dans l’organisme, mais ­disparaissent simplement, faute de cibles.

En revanche, comme avec les antibiotiques, l’utilisation de bactériophages a aussi tendance à induire des résistances chez les bactéries. Un problème de taille pour les scientifiques ? Pas exactement.

Dans les relations proie/prédateur, chacun essaie de prendre le dessus sur l’autre – soit pour mieux échapper à l’assaillant, soit, au contraire, pour mieux cibler sa proie. Ainsi, depuis l’émergence de la vie sur la Terre a lieu ce que les scientifiques appellent « la course à l’armement ». Phages comme bactéries n’y échappent pas.

Retourner les résistances contre les bactéries

Aujourd’hui, pour Anne Chevallereau comme pour Rémy Froissart, le but est d’identifier les divers mécanismes de résistance (et donc d’adaptation) que déploient les bactéries lors d’attaques répétées de phages, afin d’exploiter ces mécanismes contre les bactéries elles-mêmes.

Dès lors que l’on emploie les phages pour s’attaquer uniquement à un récepteur ou à une protéine, la bactérie s’adapte et trouve la parade.

Les scientifiques cherchent en général à isoler des phages qui s’en prennent spécifiquement à certains types de récepteurs se trouvant à la surface des bactéries, comme les récepteurs LPS (lipopolysaccharides). « Mais, précise le chercheur, on peut aussi chercher à cibler des ­protéines membranaires comme des porinesFermerPorine : protéine transmembranaire formant des canaux., ou encore des pompes à effluxFermerPompe à efflux : complexe protéique membranaire bactérien permettant notamment le relargage d’antibiotiques dans le milieu extracellulaire.. »

Toutefois, dès lors que l’on emploie les phages pour s’attaquer uniquement à un récepteur ou à une protéine, la bactérie s’adapte et trouve ainsi la parade. C’est la raison qui a poussé les microbiologistes à penser une approche différente, fondée sur l’utilisation d’un cocktail de phages ciblant différents récepteurs ou canaux des bactéries. « La question qui se pose aujourd’hui, révèle Rémy Froissart, c’est de savoir si, lors d’une thérapie, on utilise plusieurs phages en même temps, ou bien si l’on doit les administrer de façon séquentielle, les uns à la suite des autres. »

« Culs-de-sac évolutifs »

Les scientifiques semblent favoriser cette seconde option. Car, en utilisant les phages ainsi, on peut, d’une certaine manière, orienter l’adaptation des bactéries et donc orienter leur devenir. C’est pourquoi l’étude des résistances des bactéries vis-à-vis des phages est cruciale. « On utilise désormais ces résistances contre les bactéries, explique Rémy Froissart. On les pousse vers des culs-de-sac évolutifs afin de s’en débarrasser définitivement. »

Lyse ou explosion © Dept. of Microbiology, Biozentrum / R.Bijlenga / SPL
Dès que la charge virale est trop importante, la bactérie hôte explose et libère une multitude de phages prêts à infecter d’autres bactéries.
Lyse ou explosion © Dept. of Microbiology, Biozentrum / R.Bijlenga / SPL
Dès que la charge virale est trop importante, la bactérie hôte explose et libère une multitude de phages prêts à infecter d’autres bactéries.

« Cette approche demande à la bactérie de s’adapter à plusieurs phages à la fois, ce qui est en général plus difficile. De plus, ces adaptations nécessaires à sa survie peuvent impacter directement sa physiologie, complète Anne Chevallereau. Par exemple, si le récepteur “d’entrée” du phage se trouve être une porine ou un canal permettant l’entrée et la sortie de molécules nécessaires à sa survie, comme une pompe à efflux, alors la physiologie de cette bactérie pourrait s’en trouver fortement perturbée. »

Repenser  la lutte contre les bactéries antibiorésistantes

Rémy Froissart va encore plus loin, en évoquant une approche combinatoire mêlant phagothérapie et antibiothérapie : « Ce qu’il y a d’intéressant, lorsqu’on cible par exemple une pompe à efflux, c’est qu’en réponse, la bactérie va inhiber la synthèse de cette pompe. Malheureusement pour elle, cette absence la rend sensible à tous les antibiotiques, car c’était grâce à elle qu’elle pouvait relarguer dans son environnement proche les antibiotiques qui la menaçaient. » Dans ce cas, l’utilisation d’antibiotiques en fin de protocole théra­peutique donnerait le coup de grâce aux bactéries ayant développé des résistances vis-à-vis des phages.

La phago­thérapie n’aura de futur que dans un contexte de service public.

« Mais, dès que l’on propose cela, les médecins nous regardent avec les yeux écarquillés, car, aujourd’hui, le traitement de base pour lutter contre une infection bactérienne reste l’emploi des antibiotiques et, à ce jour, aucun ne les ­utiliserait a posteriori, constate Rémy Froissart. Pourtant, si on fait le parallèle avec les traitements contre le cancer, on utilise bien différentes techniques : radiothérapie, chimio­thérapie, immunothérapie… Ces approches sont de plus en plus précises et s’attaquent avec toujours plus de précisions au cœur du problème, en diminuant grandement la taille de la population des cellules cancéreuses. »

Le développement de la phagothérapie montre à quel point il faut réapprendre et repenser la médecine telle qu’on la pratique aujourd’hui dans la lutte contre les bactéries antibiorésistantes. « Mais c’est aussi une question d’infrastructures. Tant que nous restons dans le giron d’une médecine spécialisée ou pour des traitements compassionnels, cela reste faisable, estime Rémy Froissart. Alors que quand on décidera d’utiliser ces traitements pour des indications non compassionnelles, il va falloir mettre en place des infrastructures qui n’existent pas encore. Cela veut dire aussi réfléchir et transformer énormément notre système de soin. La phago­thérapie n’aura de futur que dans un contexte de service public. Puisque, typiquement, on a besoin de produire et sélectionner les phages au cas par cas. » ♦

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Notes