Donner du sens à la science

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Bienvenue sur le blog de Cécile Michel, destiné à vous faire découvrir trois mille ans d’histoire d’un Proche-Orient aux racines complexes et multiples, à travers les découvertes et les avancées de la recherche en assyriologie et en archéologie orientale. (Version anglaise ici)

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Cécile Michel
Assyriologue, directrice de recherche au CNRS dans le laboratoire Archéologies et Sciences de l’Antiquité

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Mangeait-on du cochon en Mésopotamie ?
27.01.2020, par Cécile Michel
Mis à jour le 27.01.2020

A partir du XIe millénaire avant notre ère, tout en continuant à chasser certaines espèces, l’homme a commencé à domestiquer des animaux de rente pour se procurer non seulement de la viande mais aussi du lait, de la peau, de la laine et une force de travail avec les animaux de trait ou de bât. Le cochon (domestiqué au IXe millénaire), quant à lui, est élevé seulement pour sa viande et sa graisse, ce qui en fait un animal un peu à part. Cela ne suffit toutefois pas à expliquer pourquoi sa consommation a ensuite été interdite par la Bible et le Coran.

Parmi les restes animaux mis au jour sur les sites archéologiques de l’Iran jusqu’au Levant, on trouve partout des os de cochons qui témoignent de sa consommation, et aussi de son élevage, même s’il est parfois difficile de distinguer les squelettes de cochon et de sanglier. L’animal est attesté dans les textes les plus anciens (fin du IVe millénaire) où il est intégré aux grandes listes de vocabulaire thématiques destinées à l’apprentissage des scribes. Les animaux sauvages et domestiques y sont séparés en deux listes distinctes, et curieusement, les cochons sont intégrés à la liste des bêtes sauvages, alors même que l’on élève des cochons et chasse des sangliers : dès le départ, on ne sait comment classer cet animal. L’iconographie ne semble présenter que des sangliers, par exemple dans les scènes de chasse représentées sur les sceaux-cylindres dès le IVe millénaire, ou encore sur les bas-reliefs des palais assyriens au Ier millénaire.
Laie dans les roseaux avec ses marcassins. Relief du palais de Ninive, VIIe s. av. J.-C.Laie dans les roseaux avec ses marcassins. Relief du palais de Ninive, VIIe s. av. J.-C.

Par contre, les textes cunéiformes du IIIe au milieu du Ier millénaire documentent d’importants élevages de cochons domestiques par l’administration palatiale ou encore quelques cochons élevés par les particuliers dans la cour de leur maison. Les premiers sont engraissés au grain, tandis que les seconds sont nourris avec toutes sortes de déchets, dont les drèches de brasserie. À partir du 6e siècle avant notre ère, les références à l’animal sont plus rares, mais cela peut être dû à la nature des textes exhumés. On trouve encore mention de l’utilisation des soies, de la peau et des os de cochons dans la pharmacopée.
 Mission Archéologique de Kültepe.Statuette de cochon en cornaline et lapis-lazulie. Anatolie 19e s. av. J.-C. Photo: Mission Archéologique de Kültepe.

À côté de cette documentation pratique qui témoigne de la consommation du porc, la littérature mésopotamienne, tels les proverbes et les textes divinatoires, donnent une image plus ambivalente de l’animal. La fertilité de la truie et le fait que ‘dans le cochon, tout est bon’ suggèrent une forme de prospérité. À l’opposé, c’est un animal sale et omnivore, qui parfois mange les cadavres. Cette vision négative du porc est reprise par la Bible, et plus tard le Coran, qui le définissent comme un animal impur et en interdisent la consommation.

En fait, la Bible interdit la consommation d’une quarantaine d’animaux, dont le cochon (Lv 11, 2-3 ; Lv 11, 7 ; Dt 14, 3-8) ; il ne s’agit donc pas de critères sanitaires ou nutritionnels. Le tabou sur le porc devient discriminant lorsque le roi Antiochos IV veut assimiler de force les Juifs à la population grecque, en leur interdisant d’observer leurs règles religieuses : consommer du porc est un signe d’allégeance au roi, ceux qui refusent sont tout simplement tués. Le christianisme ne retient pas la distinction entre bêtes pures et impures, par contre, ces interdits se retrouvent dans l’Islam. Les quatre versets du Coran qui les mentionnent y ajoutent toutes les parties de l’animal (2, 173 ; 5, 3; 6, 145 et 16, 115).

Dans leur ouvrage La Bible dévoilée (2002), I. Finkelstein et N. A. Silberm ont proposé de délimiter le royaume d’Israël par l’absence d’ossements de porc dans les restes animaux des sites fouillés. Mais les archéozoologues travaillant sur le Levant ont montré que l’animal y est bien attesté jusqu’au milieu du IIe millénaire, puis disparaît de de cette zone entre 1400 et 1200, soit bien avant l’apparition des premiers royaumes israëlites, et reparaît ensuite sur quelques sites philistins (Miqne-Ekron, Batash et Ashkelon) et un site en territoire ammonite. Sa présence sur quatre sites seulement ne permet pas d’en faire un marqueur ethnographique.

En réalité, pour expliquer la présence ou l’absence d’élevages de cochons au Proche-Orient ancien, plusieurs critères doivent être pris en considération. L’animal s’adapte mal à un climat sec ou au mode de vie semi-nomade. Son élevage dépend aussi de logiques socio-économiques et politiques. Selon les anthropologues, le tabou sur la viande de porc dans certaines religions, ou au contraire, l’incitation à en manger, peut aussi résulter du besoin de se distinguer les uns des autres. D’autres hypothèses ont été émises pour expliquer ce tabou, comme l’ambiguïté de l’animal qui n’est exploité que pour sa viande parmi les ruminants qui fournissent aussi peau et lait. L’apparition du tabou sur le porc résulterait donc d’une conjugaison de divers facteurs.