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« Aujourd’hui, il faut passer du “je” au “nous” »

Dossier
Paru le 02.03.2022
La société face au Covid-19

« Aujourd’hui, il faut passer du “je” au “nous” »

25.03.2020, par
Tous les soirs, à 20 heures, les Français applaudissent les soignants depuis leurs fenêtres.
Entretien avec Grégoire Borst, directeur du Laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant, sur la façon dont les biais de raisonnement influent sur nos comportements… dans la vie de tous les jours et pendant la crise du coronavirus.

Vous êtes spécialiste de neurosciences cognitives de l’éducation. Vous vous intéressez notamment aux mécanismes de pensée qui nous conduisent, enfants comme adultes, à prendre parfois de mauvaises décisions… Pouvez-vous nous en dire plus ?
Grégoire Borst1  : Notre cerveau, c’est 2 à 5 % à peine de notre masse corporelle, mais 20 % de l’énergie que nous consommons et 80 % de l’oxygène que nous absorbons. Le faire fonctionner est très coûteux, et nous avons besoin de mécanismes qui automatisent le traitement de l’information et lui facilitent la tâche. Il faut comprendre que nous prenons des décisions à chaque seconde qui passe, et que toutes ne peuvent pas faire l’objet d’un raisonnement analytique. Dans la grande majorité des cas, ces automatismes nous permettent de prendre les bonnes décisions. Mais dans une minorité de cas, ils nous amènent à nous tromper.

Cela s’applique aussi aux situations d’apprentissage. Ainsi, les enfants du cours primaire apprennent très tôt, au fil des exercices qu’on leur donne, que le mot « plus » est synonyme d’addition. Pourtant, ce n’est pas toujours le cas… et lorsque les exercices se complexifient, ils peuvent être amenés à avoir de mauvais automatismes. Si je pose le problème suivant : « Pierre a 15 billes. Il en a 5 de plus que Paul. Combien de billes a Paul ? » La plupart des enfants de CE2-CM1 répondront 20, car ils entendent « plus » et font une addition, alors qu’en fait la réponse est 10. Il faut qu’ils aient conscience de ces automatismes, afin d’être capables de les inhiber. Mais les mêmes mécanismes sont à l’œuvre chez les adultes.

En quoi les biais de raisonnement s’appliquent-ils dans la crise actuelle du coronavirus ?
G.B. : Il est difficile pour les individus de comprendre des problématiques de santé publique qui se jouent à un niveau collectif, alors qu’ils passent leur temps à faire des choix individuels pour leur santé. À cela s’ajoute un phénomène bien connu en psychologie qui est le phénomène de dilution de la responsabilité : plus un groupe est large, plus la responsabilité est partagée, plus les individus ont tendance à transférer leur responsabilité individuelle aux autres membres du groupe.

C’est exactement ce qui se passe avec le confinement. Les individus attendent des autres qu’ils se confinent et ils ne pensent pas que leur responsabilité individuelle est engagée. Aujourd’hui, il faut passer du « je » au « nous », car chaque action individuelle a une conséquence collective, et inversement. Mais c’est difficile de penser de manière collective, a fortiori dans une société d’hyper responsabilisation individuelle qui vient court-circuiter les messages des pouvoirs publics – à longueur de temps, on nous dit que nous avons notre santé en main par nos choix d’hygiène de vie, mais aussi que notre réussite professionnelle et personnelle est liée à nos choix individuels… C’est encore plus difficile quand les messages des pouvoirs publics ne sont pas clairs.

Vous dites que les messages des pouvoirs publics dans cette crise ne sont pas assez clairs ?
G.B. : Certains messages donnés par les pouvoirs publics sont contradictoires. On a beaucoup critiqué les Français qui se promenaient dans les parcs ou sur les plages le dimanche du premier tour des élections municipales. Mais comment comprendre qu’à la fois on ferme les écoles et les restaurants, et que dans le même temps on leur demande d’aller voter dans des bureaux de vote où par définition se trouvent d’autres personnes ? Surtout quand on leur explique que le risque n’est pas pour eux, et que le covid-19 tue en majorité des personnes de plus de 60 ans...

Comment comprendre qu'on ferme les écoles et les bars, et qu'en même temps on demande d’aller voter ? Cela crée ce que la psychologie appelle une dissonance cognitive.

Tout cela crée ce qu’en psychologie on appelle de la dissonance cognitive, une situation hautement inconfortable pour l’être humain qui va chercher à réduire cet état de dissonance par un processus de rationalisation. Dans le cas du dimanche du vote : le confinement est nécessaire pour limiter la diffusion du virus mais on me dit que je peux aller voter en toute sécurité, je ne prends donc pas de risque et je n’en fais pas courir aux autres si je vais me promener…

 

 

15 Mars 2020. En ce jour d'élections, les Parisiens sont nombreux à profiter du soleil, malgré les premières mesures contre le coronavirus. Le résultat d'un message public brouillé ?
15 Mars 2020. En ce jour d'élections, les Parisiens sont nombreux à profiter du soleil, malgré les premières mesures contre le coronavirus. Le résultat d'un message public brouillé ?

Comment ces messages pourraient-ils être améliorés selon vous ?
G.B. : Dans cette crise, le message public a créé de facto deux groupes sociaux : les jeunes qui n’étaient prétendument pas à risque et les personnes âgées qui étaient à risque et qu’il fallait protéger par le confinement. Les jeunes se sont sentis dès lors peu concernés. Alors que dès le début, on aurait dû dire que toutes les personnes qui souffraient de problèmes de santé chroniques étaient à risque. Le covid-19 ne concerne pas simplement une classe d’âge, les personnes âgées en l’occurrence, mais aussi des gens jeunes qui ont des problèmes respiratoires, cardiaques, du diabète, ou souffrent d’obésité… Si on avait donné cette information clairement, alors chacun se serait senti concerné par l’effort collectif, car nous connaissons tous des personnes diabétiques, cardiaques, ou souffrant de problèmes respiratoires dans notre entourage… C’est seulement à cette condition, en donnant toute l’information, que chacun peut comprendre pourquoi le confinement est nécessaire, et prendre de vraies décisions éclairées.

De la même manière, en parallèle du nombre de décès, il aurait été plus impactant de donner les statistiques de mortalité du covid-19 par tranches d’âge, plutôt que le chiffre global de 2 % qui peut sembler faible de prime abord. Avoir toutes ces informations sera nettement plus frappant pour les gens et sera le meilleur moyen qu’ils puissent appréhender la réalité du risque. Heureusement, aujourd’hui, on sent que les Français commencent à modifier leur comportement, car ils disposent de plus d’informations et de recul sur la crise que traversent d’autres pays comme l’Italie.

Que pensez-vous du discours des pouvoirs publics autour de la nécessité « d’aplatir la courbe » de l’épidémie ? Est-ce assez clair pour le grand public ?
G.B. : Dans leur grande majorité, les gens ont des difficultés à appréhender ce qu’est une courbe exponentielle, et encore moins en situation d’épidémie où nos émotions interfèrent avec notre raison : qu’une personne infectée en contamine entre 2 et 3, que ces deux personnes en contaminent chacune 2 à 3 de plus, etc., jusqu’à avoir, en très peu de temps, des centaines de milliers de personnes infectées dans le pays... Dans ce contexte, parler « d’aplatir la courbe » a peu de chance d’être percutant et de modifier en profondeur les comportements individuels. Pour que le message passe, il faut être le plus transparent possible sur les données, et expliquer clairement comment se diffuse une épidémie. C’est le seul moyen de changer la perception qu’ont les gens de la situation, afin qu’ils adoptent de nouveaux comportements. Mais le cadre conceptuel dans lequel réfléchissent nos gouvernants privilégie trop souvent la simplification des messages destinés aux citoyens. C’est une erreur selon moi.

Il faut faire appel à l’intelligence des individus, avec un message général de santé publique clair, mais pas simplifié. Et surtout pas discordant.

On voit bien par exemple que la campagne « Manger 5 fruits et légumes par jour » a eu un impact limité, alors que le nutriscore est un outil qui peut potentiellement avoir un impact beaucoup plus profond sur les comportements des individus. Le même problème se pose sur la couverture vaccinale où l’obligation de vaccination n’a pas eu les résultats escomptés. Il faut donc en faire appel à l’intelligence des individus. Il faut que le message général de santé publique soit clair, mais pas simplifié. Surtout, il faut qu’il ne soit pas discordant.

Votre laboratoire a conclu un partenariat de mécénat avec l’entreprise de sondage Ipsos. Pouvez-vous nous en dire plus ?
G.B. : Le partenariat avec Ipsos a commencé avant l’épidémie de coronavirus : nous travaillons avec eux sur une formalisation théorique générale des comportements humains, de leurs décisions et de leurs opinions. Nous travaillons par exemple avec eux sur la valeur ajoutée d’intégrer dans certaines de leurs enquêtes et sondages des questions autour des « émotions contrefactuelles », comme le regret par exemple, qui intervient quand nous comparons les conséquences de notre choix aux conséquences d’un choix alternatif. Une des idées que nous testons avec eux est de déterminer, par exemple, dans quelle mesure anticiper le regret que nous pourrions ressentir si nous n’allions pas voter permet d’affiner les prévisions électorales. Les premiers résultats sont intéressants et permettent d’affiner certaines des prévisions.

L’enjeu aujourd’hui est de voir comment nous pouvons contribuer à la compréhension de la perception des individus sur le coronavirus en utilisant les concepts que nous développons au laboratoire et qui peuvent être utilisées par Ipsos dans ces enquêtes. ♦

Notes
  • 1. Professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l’éducation à l’université Paris-Descartes et directeur du Laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant (LaPsyDÉ - CNRS/Université de Paris).