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Comment la lumière régit notre sommeil
Avec sa dizaine d’écrans – un par chambre et par patient accueilli –, la salle de travail des infirmières du Centre international de recherche sur le sommeil (Circsom) ressemble à une véritable tour de contrôle. Le jour comme la nuit, elles surveillent les enregistrements de leurs protégés et s’assurent du bon déroulement des hospitalisations. Généralement, deux nuits et deux jours sont nécessaires pour poser un diagnostic et proposer des pistes de traitement. « C’est un peu différent dans le cas de volontaires sains accueillis dans le cadre de protocoles de recherche. Là, la durée du séjour peut monter jusqu’à une semaine », précise Laurence Hugueny, la coordinatrice du centre qui nous guide dans les coulisses du service. C’est la particularité du Circsom : service clinique ET centre de recherche sur le sommeil, il accueille à la fois des patients souffrant de troubles du rythme circadien, qui régit l’alternance veille-sommeil, et des volontaires sans pathologie, avec une seule obsession : mieux comprendre le fonctionnement du sommeil, pour mieux le réparer.
Des outils pour cartographier nos nuits
Le sommeil est une boîte noire pour l’observateur extérieur, qui se trouve bien en peine de dire dans quelle phase un dormeur se trouve – sommeil lent léger, sommeil lent profond, sommeil paradoxal – et si ce cycle de 90 minutes environ se répète sans encombre jusqu’à l’heure fatidique de la sonnerie du réveil. Heureusement pour les médecins et les chercheurs, un certain nombre de paramètres physiologiques fournissent de précieux indices : ainsi, c’est dans la phase de sommeil lent profond que les ondes cérébrales sont les plus lentes ; et c’est dans la phase paradoxale que le tonus musculaire est le plus faible...
Patients comme volontaires, tous doivent s’attendre à être équipés de pied en cap durant leur séjour au Circsom. L’outil par excellence, pour percer les secrets du sommeil de chacun, c’est la polysomnographie. Un examen qui combine un électro-encéphalogramme (EEG) permettant d’enregistrer l’activité électrique du cerveau, un électro-oculogramme (EOG) qui détecte les mouvements des globes oculaires, et un électromyogramme (EMG) mentonnier permettant de suivre l’activité musculaire du menton durant le sommeil. Autant dire, beaucoup de fils et d’électrodes à poser ! Peuvent s’y ajouter, en fonction des indications, un électrocardiogramme pour mesurer l’activité cardiaque du sujet, et deux électromyogrammes jambiers pour suivre les mouvements des jambes, sans oublier bien sûr les canules placées sous le nez afin de mesurer le flux respiratoire.
Indispensable en clinique comme en recherche, la polysomnographie permet de retracer fidèlement le déroulement de la nuit écoulée. Mais la vraie spécialité du Circsom, et ce qui en fait un centre de recherche unique dans l’Hexagone, c’est la lumière : comment elle intervient dans la modulation de notre sommeil, et comment elle peut aider au traitement d’un certain nombre de pathologies du sommeil, grâce à la luminothérapie. « Il y a vingt ans, on pensait que le rythme veille/sommeil sur 24 heures était uniquement dicté par notre horloge biologique, raconte Patrice Bourgin, le directeur du Circsom. On ne connaissait de la lumière que ses fonctions visuelles. Aujourd’hui, ce dogme est brisé. On sait que la lumière – sa couleur, son intensité, la durée pendant laquelle nous y sommes exposés – influe de manière directe sur notre sommeil, même si la recherche sur le sujet en est encore à ses prémices. Il reste beaucoup à découvrir… »
Des chambres à l'éclairage modulable
Il fallait aux chercheurs un outil pour étudier les effets de la lumière sur la qualité de nos nuits : sur les dix chambres du centre, cinq sont des chambres dites de « chronobiologie », nous explique-t-on alors que nous pénétrons, via un sas, dans une pièce totalement aveugle. Ici, ce n’est pas le soleil qui décide de la luminosité, mais bien les scientifiques eux-mêmes. « Grâce aux leds intégrées au plafond, on peut moduler à volonté l’éclairage de la pièce et garantir une homogénéité parfaite de la lumière – du rouge au vert, en passant par le bleu ou encore le blanc polychromatique, comparable à la lumière du jour », explique Patrice Bourgin, tandis que le programme de démonstration nous plonge soudain dans une ambiance rouge intense. Ouverts en 2016, ces cocons douillets, coupés du monde extérieur par une puissante isolation phonique (-70 décibels), ont demandé près de sept années de développement avec un partenaire privé. « Dans les deux mètres de faux plafond, se cache toute la machinerie pour refroidir – même les leds produisent de la chaleur –, les capteurs d’humidité, sans oublier l’installation informatique, poursuit le médecin-chercheur. L’énorme flux de données que nous générons est d’ailleurs équivalent à celui de tout l’hôpital. »
À gauche du sas d’entrée éclairé de la même couleur que la chambre elle-même (tout comme la salle de bains et les toilettes), une petite trappe ménagée dans le mur permet de réaliser des prélèvements sanguins à tout moment du jour et de la nuit, sans réveiller le patient, grâce à un cathéter posé dans le bras de celui-ci. Ce dispositif permet aux scientifiques de doser les deux hormones-clefs pour l’alternance veille-sommeil : la mélatonine Fermer Si on la trouve en pharmacie dans quantité de préparations destinées à favoriser l’endormissement, la mélatonine surnommée abusivement « l’hormone du sommeil » régule en réalité de nombreuses autres fonctions biologiques sur 24 heures, comme la digestion ou encore le système immunitaire. Très sensible à la lumière, sa production qui démarre environ deux heures avant l’heure du coucher, diminue dès que la quantité de lumière reçue dépasse les 7-10 lux (soit l’éclairage d’une simple bougie) chez les personnes les plus sensibles. Ce rythme de sécrétion de la mélatonine varie néanmoins chez chaque individu et signe une véritable « empreinte digitale », unique à chacun d’entre nous.
, l’hormone de l’obscurité, qui facilite notre endormissement et nous maintient assoupis, et le cortisol qui favorise l’éveil et dont la production atteint son pic à 8 heures du matin.
Trois facteurs régulent l’alternance veille-sommeil. Le rythme circadien sur 24 heures est le premier d’entre eux : chez chaque individu, il est dicté par notre horloge biologique interne. « C’est presque comme une empreinte digitale, propre à chaque individu, illustre Patrice Bourgin. Certains sont des chronotypes du soir (ils se couchent tard et se lèvent tard), d’autres sont des chronotypes du matin (ils se lèvent tôt et se couchent tôt). Certains sont des courts dormeurs qui auront besoin de moins de huit heures de sommeil par nuit, le besoin de sommeil moyen d’un adulte, d’autres des longs dormeurs. » Deuxième facteur à prendre en compte, la « pression homéostatique » : plus le nombre d’heures que l’on passe éveillé augmente, plus le déséquilibre veille-sommeil s’accroît et pousse notre corps au sommeil.
Troisième et dernier facteur à intervenir dans l’alternance veille-sommeil, les synchronisateurs externes liés à notre environnement : les interactions sociales, l’activité physique, le bruit, l’ingestion d’aliments, mais aussi et surtout la lumière, le plus puissant d’entre eux, au cœur des travaux du Circsom. Ainsi, c’est la lumière à laquelle nous sommes exposés qui aide notre horloge biologique interne à se recaler après un voyage transatlantique. Dans une étude menée chez le rongeur et publiée en juin 2021, les chercheurs du Circsom montrent même que cet effet direct de la lumière contribue pour moitié à la régulation du sommeil – bien plus encore qu’ils le supposaient ! Pour s’assurer de bonnes nuits, il est donc essentiel de s’exposer suffisamment à la lumière du jour. Pas celle qui est reçue à travers les vitres d’un bureau ou d’un appartement, dont la quantité n’excédera pas quelques centaines de lux en journée, mais bien la lumière zénithale, à l’extérieur donc, où même par temps couvert le flux lumineux atteindra 1 000 à 2 000 lux – jusqu’à 100 000 lux pour une journée d’été ensoleillée.
« Parmi les gros axes de recherche que nous menons au Circsom, nous avons entamé un travail de longue haleine sur les différentes longueurs d’onde du spectre lumineux – le bleu, le rouge, le vert, etc. –, afin de comprendre l’effet de chacune sur nos rythmes en fonction du moment de la journée où nous y sommes exposés, mais aussi de notre niveau de privation de sommeil », précise Patrice Bourgin. Avec le travail en horaires décalés, qui concerne près d’un tiers des salariés actuels, la question du jetlag lié aux voyages intercontinentaux, la généralisation de l’éclairage artificiel, la lumière des écrans..., de plus en plus de personnes souffrent en effet de pathologies liées aux troubles du rythme circadien. « J’ai reçu récemment en consultation un chauffeur de camion dont le rythme circadien s’était complètement décalé et qui n’arrivait plus à fermer l’œil de la nuit », cite le médecin en exemple.
La vie en bleu
Doctorante au Circsom et spécialiste de neurosciences, Raphaëlle Glacet a décidé de consacrer sa thèse de doctorat aux effets de la lumière blanche enrichie en bleu. Contrairement à l’idée répandue qui fait du bleu une couleur apaisante, utilisée par exemple dans les veilleuses des chambres pour enfants, et du rouge une couleur stimulante, c’est en réalité l’inverse qui se produit. « On sait que le blanc enrichi en bleu est une lumière “active” à laquelle un photopigment particulier de notre rétine, la mélanopsine, est particulièrement sensible, détaille la scientifique. Le but de mon étude, c’est de voir comment cette longueur d’onde influe sur notre activité cérébrale, nos performances cognitives et sur notre rythme veille-sommeil, en fonction du moment circadien et de notre niveau de privation de sommeil. »
Pour mieux cerner l’influence de la lumière bleue, Raphaëlle Glacet a invité des volontaires à venir passer 40 heures non-stop dans les chambres de chronobiologie de l’hôpital. L’un des groupes a été privé de sommeil pendant 40 heures, et l’autre a alterné siestes et moments d’éveil. Au sein de chaque groupe, la moitié des volontaires a été exposée à une lumière tamisée « neutre », sans effet sur la physiologie, et l’autre moitié à une lumière blanche enrichie en bleu. Puis ils ont été invités à intervalles réguliers à faire de petits exercices d’attention et de résolution de problèmes.
« L’une de nos questions était de savoir jusqu’à quel point la lumière enrichie en bleu faisait diminuer la somnolence lors d’une nuit de privation de sommeil et à partir de quel moment elle devenait sans effet – notamment aux heures critiques situées autour de 5 heures du matin, quand le rythme circadien et la pression homéostatique nous poussent inexorablement vers le sommeil », explique Raphaëlle Glacet. Autre interrogation de la scientifique : une exposition à la lumière bleue pour stimuler la vigilance en milieu de nuit (qui pourrait par exemple être utilisée chez des travailleurs nocturnes) a-t-elle des effets délétères sur le repos pris quelques heures plus tard ? « Sur ce deuxième point, les premiers éléments d’analyse tendraient à montrer que non, mais cela reste encore à confirmer », confie Raphaëlle Glacet, qui prévoit de publier sa thèse dans le courant de l’hiver.
Des études similaires sur d’autres longueurs d’onde suivront bientôt. Démêler le rôle de chacune dans les perturbations du rythme veille-sommeil sur 24 heures, LA spécialité des médecins du Circsom, devrait permettre d’élargir les usages de la luminothérapie, déjà bien établie dans un certain nombre de troubles comme les syndromes d’avance ou de retard de phase.
Luminothérapie et décalages de phase
« Le syndrome de retard de phase touche 3 à 5 % de la population et se manifeste principalement chez les adolescents, qui ont naturellement tendance à s’endormir plus tard le soir et à se réveiller plus tard le matin, explique la somnologue du Circsom Ulker Huck. Or si ces adolescents sont déjà par nature des chronotypes du soir, ils vont se retrouver complètement décalés, jusqu’à ne plus se lever le matin et ne plus pouvoir aller en cours. Le syndrome d’avance de phase touche environ 1 % de la population, majoritairement des personnes âgées qui étaient déjà des chronotypes du matin, qui vont tomber de sommeil à 20 heures et se réveiller à trois heures du matin ! »
Dans les deux cas, le décalage peut s’estomper avec une luminothérapie adaptée : s’exposer à une lumière de forte intensité (10 000 lux) pendant trente minutes après le réveil grâce à une lampe de luminothérapie, porter des lunettes de soleil le soir et éviter les écrans dans les deux heures qui précèdent le coucher. À l’inverse, les personnes en avance de phase devront porter des lunettes de soleil le matin, pour diminuer au maximum la quantité de lumière reçue, s’exposer à la lumière le soir, et ne pas hésiter à faire une sieste l’après-midi pour faire baisser la pression homéostatique.
La luminothérapie pourrait avoir bien d’autres indications, notamment dans certaines comorbidités associées aux troubles du sommeil. « On étudie le rôle de la luminothérapie sur les symptômes non moteurs de Parkinson, l’autisme, ou encore la dépression, énumère Patrice Bourgin. Dans le cas de la dépression, une analyse récente de toutes les études menées sur le sujet montre qu’elle est aussi efficace que les antidépresseurs. » La question de son utilisation chez les patients souffrant d’insomnie est, elle, toujours à l’étude. « Il existe peu de travaux sur la question, sur de trop petits effectifs, confie le scientifique. On a plusieurs protocoles de recherche en cours pour voir comment une luminothérapie administrée le matin pourrait améliorer l’insomnie chez plus de 350 patients répartis dans trois régions de France. L’effet des différentes longueurs d’onde est également examiné. »
La tâche est immense, mais ô combien cruciale dans nos sociétés contemporaines. « Nous sommes dans une société qui martyrise le sommeil », commente Laurence Hugueny, tout en rappelant que le Français adulte était tombé au-dessous des 7 heures de sommeil par nuit. « C’est un vrai défi pour l’avenir. D’autant que notre exposition toujours plus grande à la lumière artificielle et la généralisation des leds de couleur risquent d’aggraver encore le problème. » ♦
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Quand les enfants aussi sont touchés
Il n’est pas rare de croiser de très jeunes enfants dans la salle d’attente du Circsom. « Chez les jeunes enfants, les troubles du rythme circadien se manifestent fréquemment en présence de troubles neuro-développementaux », rappelle la somnologue Ulker Huck. Une difficulté qu’il ne faut pas sous-estimer : le sommeil est essentiel pour la construction émotionnelle, les apprentissages, mais aussi la croissance de l’enfant – la production de l’hormone de croissance connaît en effet un pic en phase de sommeil lent profond. « Un certain nombre d’enfants diagnostiqués “troubles du déficit de l’attention et hyperactivité” souffrent en réalité de problèmes de sommeil et doivent être traités pour ceux-ci », poursuit la somnologue. Les enfants souffrant d’autisme expérimentent également des difficultés à s’endormir et à se maintenir dans le sommeil. « Ces difficultés, relativement courantes, doivent être prises en charge. Les traiter peut avoir un impact favorable sur les difficultés comportementales en journée », conclut-elle. ♦
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Auteur
Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.
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