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L’impossible modélisation de la société
Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations : pour un physicien travaillant à modéliser la société et nos comportements, le titre de votre nouveau livre est un peu provocateur ?
Pablo Jensen1 : Vous avez raison, et ce titre est sans doute aussi un peu réducteur. Pour autant, après quinze ans passés à utiliser les outils de la physique théorique pour étudier les phénomènes sociaux, il traduit mon souhait de tirer un bilan critique de cette activité visant à mettre en chiffre la société.
De fait, nous vivons entourés d’indicateurs (PIB, confiance des ménages, classement des lycées…) censés aboutir à des décisions objectives, au nom du fait que les chiffres ne mentiraient pas.
Or c’est très loin d’être aussi évident. Par ailleurs, sur un sujet dont les conséquences politiques sont énormes, il m’a semblé important de partager ces réflexions avec le plus large public possible, d’où le choix d’écrire un livre.
Mettre la société en équations, il y a derrière cette ambition l’idée que le social, tout comme la nature, serait régi par des lois. En utilisant les techniques de modélisation mathématique et de simulation informatique élaborées pour les sciences naturelles, il serait donc possible de les découvrir, de même que les physiciens ont découvert les lois qui gouvernent le comportement des atomes ou des planètes ?
P. J. : En effet. Si ce n’est que pour ma part, je m’inscris en faux contre cette vision classique mais naïve de la découverte des supposées lois de la nature. Elle néglige complètement le processus complexe de transformation au terme duquel la nature, domptée au sein du laboratoire, se laisse observer et caractériser par les outils conceptuels et techniques de la science.
J’aime la métaphore du tigre qui une fois au cirque, demeure certes un tigre, mais n’a plus grand-chose d’un animal sauvage. Par un long investissement, on parvient à lui prélever quelques sauts reproductibles, mais qui ne sont rien par rapport à la multitude de sauts accomplis par le tigre dans son environnement naturel.
Sous cet angle, la science ne découvre les lois de la nature qu’après avoir profondément transformé cette dernière. Concernant le social, la question fondamentale se pose alors de savoir ce que signifierait transformer les humains, ou les dompter, pour que la mise en équations de la société soit possible.
Ainsi, vous êtes essentiellement critique envers les nombreux modèles qui se proposent de décrire et prédire nos comportements sociaux et économiques.
P. J. : À l’évidence ! Considérons par exemple les modèles utilisés par les économistes pour faire des prédictions de croissance. Une analyse rétrospective a montré qu’ils sont à peine plus fiables qu’une prédiction plutôt triviale : la croissance de l’année à venir sera… la même que celle de l’année écoulée !
On peut également citer cette étude qui a comparé les résultats d’algorithmes complexes à ceux produits par des opérateurs humains, à partir des mêmes données, pour essayer de prédire le risque de récidive. Résultat : les algorithmes ne font pas mieux que l’intuition humaine, elle-même à peine au-dessus du hasard !
Est-ce une question de capacité de calcul ?
P. J. : Non, pas seulement. Plusieurs études ayant recours aux outils de l’intelligence artificielle et des big data montrent qu’il est presque impossible de prédire le succès d’un tweet, un risque de chômage ou le résultat d’une élection. Tout au plus, un algorithme bien pensé peut prodiguer un conseil d’achat de livre à un internaute. Mais dès que l’on souhaite aller au-delà de prédictions triviales, on constate que ça ne marche simplement pas.
Pour quelles raisons fondamentales alors ?
P. J. : En science de la nature, la force de la modélisation repose sur le fait qu’il existe des relations stables. Par exemple, en chimie, au-delà de la complexité de toutes les réactions possibles, il y a la conservation de la nature chimique des atomes. Cela découle d’un découplage fort entre l’énergie mise en jeu lors d’une réaction chimique, qui n’implique que les électrons, et l’énergie de cohésion des noyaux atomiques, bien plus importante. On dit qu’il y a séparation des échelles.
À l’inverse, il n’existe pas de tels îlots de stabilité en sciences sociales, dont le comportement serait parfaitement prévisible. Pour le dire vite, une personne peut faire quelque chose un jour, et l’inverse le lendemain. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de séparation nette entre nos actions et ce qui serait censé nous caractériser profondément (le « noyau »). À l’inverse des atomes, nous sommes faits de nos rencontres.
Toute tentative de modélisation est donc vaine ?
P. J. : Je ne dis pas ça. Considérons un exemple célèbre. En 1969, l’économiste Thomas Schelling s’est demandé si la ségrégation raciale observée dans les villes des États-Unis résultait d’une volonté individuelle de séparation. Autrement dit, les communautés sont-elles séparées parce que les gens sont racistes ?
Pour y répondre, il a imaginé un modèle mathématique très simple où chaque agent a une préférence pour vivre dans un environnement mixte. Pour autant, la dynamique de son modèle, liée au fait que les gens prennent leur décision de déménager ou pas sans se soucier des conséquences pour les autres, conduit irrémédiablement à une ségrégation.
Ainsi, le modèle démontre qu’il est impossible de tirer une information sur les individus à partir d’un constat d’ensemble, ce qui constitue un résultat important conceptuellement, même s’il est essentiellement négatif. Dans le même esprit, nous avons repris le modèle de Schelling avec la question suivante : quelle fraction d’agents prenant la décision de déménager sur la base d’un mieux-être global, et pas seulement individuel, faut-il introduire pour que la ségrégation disparaisse ?
De façon surprenante, nous avons montré qu’une dose infinitésimale suffit. Voilà encore un résultat négatif démontrant la fragilité du modèle de Schelling, sur lequel certains s’étaient appuyés pour conclure à la hâte que la ségrégation est une fatalité.
Quel est alors selon vous le bon usage des modèles en sciences sociales ?
P. J. : Il est très important d’avoir à l’esprit qu’en sciences sociales, plus encore qu’en sciences de la nature, un modèle ne représente pas la réalité. De ce fait, toute prédiction est hasardeuse. En revanche, utilisés intelligemment, les modèles ont une vertu critique indéniable, et permettent de mieux penser la réalité. En ce qui concerne les indicateurs quantitatifs, la bonne question à se poser est : prétendent-ils remplacer toute l’évaluation, ou bien visent-ils à l’enrichir, à rendre la discussion entre humains plus argumentée ?
Votre critique porte donc plus sur l’utilisation qui est faite des modèles et des indicateurs ?
P. J. : En effet, si l’on considère par exemple que la croissance du PIB doit constituer l’alpha et l’oméga de toute politique économique, on opère une réduction du réel qui interdit d’imaginer certains futurs.
À l’inverse, lorsque l’économiste Thomas Piketty essaie d’homogénéiser des données pour comparer la manière dont on vit aujourd’hui et au XIXe siècle, parvenant à la conclusion que nous nous dirigeons de plus en plus vers une société de rentiers, il capture du réel quelque chose d’intéressant.
Les chiffres et les indicateurs ont même selon vous une fonction démocratique positive ?
P. J. : On a souvent l’impression que plus de chiffres, plus d’indicateurs… est une façon d’instituer une confiscation du débat par les experts, conduisant in fine à plus de contrôle. Et ce risque existe.
En même temps, il est intéressant de noter avec l’historien des sciences Theodore Porter que l’introduction d’indicateurs, historiquement, apparaît lorsque la société ne fait plus confiance aux experts. Sans indicateurs chiffrés, les experts peuvent décider de tout, sans contre-expertise possible. De ce point de vue, les indicateurs, en objectivant une partie du réel, sont un gage de plus grande transparence.
Le cas du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes est intéressant à cet égard. Le bureau d’études qui a estimé le gain issu de la construction à 900 millions d’euros l’a fait sur des données très contestables. Du coup, une contre-expertise a été possible et il y a eu débat.
La question de la modélisation en sciences sociales n’est donc pas que scientifique, mais également éminemment politique ?
P. J. : Encore une fois, en sciences sociales, l’enchevêtrement quasi impossible à démêler de déterminismes empêche une réduction du réel comme cela se pratique en sciences de la nature.
Pour y parvenir, on peut imaginer un système comme celui développé actuellement par la Chine, qui vise à récompenser les « bons comportements » sociaux et punir les mauvais via un système de points conduisant à des avantages ou des pénalités économiques. À l’évidence, ce système devrait conduire à des comportements humains plus prévisibles. Mais voulons-nous d’une telle société ? !
Finalement, on en revient à la métaphore du tigre. Et pour ma part, je ne suis pas certain de vouloir contribuer au domptage du tigre humain. En tout cas, pas sans son consentement.
À lire :
Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations, Pablo Jensen, Seuil, coll. « Science ouverte », mars 2018, 336 p., 22 €
- 1. Pablo Jensen est directeur de recherche au CNRS, membre du Laboratoire de physique de l’École normale supérieure de Lyon (CNRS/Université Claude-Bernard/ENS Lyon).
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Auteur
Né en 1974, Mathieu Grousson est journaliste scientifique. Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, il est également docteur en physique.
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