Vous êtes ici
Du Brésil à l’Europe, les nouvelles routes de la cocaïne
En novembre 2023, un pêcheur découvre des dizaines de ballots de cocaïne flottant au large de Fécamp, non loin du Havre. La technique dite du « drop-off » est de plus en plus utilisée par les narcotrafiquants : largués en pleine mer, les ballots de drogue sont ensuite récupérés par des bateaux complices, avant de rejoindre les ports locaux.
De fait, face à la surveillance croissante des autorités dans les ports – où la drogue est souvent cachée dans des cargos –, les modes d’acheminement de la drogue se diversifient. Et lorsqu’une porte se ferme, une autre s’ouvre.
Après le cannabis, la cocaïne représente la substance illicite la plus consommée en Europe. En France, le transport maritime en est le principal vecteur d’entrée, représentant 75,4 % des saisies de cocaïne en 20221. Arrivant aussi par les airs et les routes, le volume de cocaïne circulant sur le marché européen n’a cessé d’augmenter au cours de la dernière décennie, avec des saisies toujours plus importantes, notamment en France, selon l’Office anti-stupéfiants (Ofast) : 23,2 tonnes (t) en 2023, 53,5 t en 2024. Au premier semestre 2025, les saisies de cocaïne avaient déjà atteint le record de 37,5 t.
Sociologue du crime et directeur de recherche au CNRS, Gabriel Feltran2 étudie les effets de ce trafic en Europe, en partant de ceux qui le contrôlent au Brésil et qui ont considérablement renforcé leur puissance à l’échelle internationale. Il a enquêté durant deux décennies sur les principales factions criminelles brésiliennes, notamment le Primeiro Comando da Capital (PCC)3, devenu un acteur incontournable de ce trafic transatlantique.
Dans les favelas de São Paulo
Les travaux de Gabriel Feltran prennent leur source à la fin des années 1990. Jeune étudiant, il s’implique à l’époque dans un projet communautaire d’une favela de São Paulo, confrontée à des niveaux de violences croissants. Particulièrement marqué par l’assassinat d’un jeune qu’il côtoyait, il cherche à comprendre les dynamiques de cette violence, ignorée des pouvoirs publics.
Il trouve une partie de l’explication dans l’arrivée récente de la cocaïne colombienne en quantité industrielle. Contraint de s’absenter du pays pendant quelques mois, il s’étonne à son retour sur le terrain : « Tout le monde me disait : “Si vous voulez étudier les homicides et les règlements de comptes, il n’y en a plus, il faut aller ailleurs”. »
En se plongeant dans les relations quotidiennes entre groupes criminels, justice et police, Gabriel Feltran identifie alors l’émergence d’un nouvel acteur, à la fois criminel et pacificateur, des favelas de São Paulo : le Primeiro Comando da Capital (PCC). Né en 1993, le PCC s’est d’abord formé à travers de petites factions dans les prisons de São Paulo. S’imposant même dans les quartiers populaires, il a permis d’y instaurer un certain ordre social.
« Entre 2001 et 2006, le PCC s’est étendu partout dans l’État de São Paulo. Et, à partir de Noël 2003, plus aucun jeune n’a été tué dans la favela où je travaillais !, témoigne le chercheur. Si certaines personnes avaient contracté une dette, elles appelaient “les frères” pour résoudre le problème. Surnommé “le parti” ou “le commandement”, le PCC gouvernait, c’est lui qui organisait désormais la violence et la justice locales. »
Positions stratégiques
Gabriel Feltran s’intéresse aux effets politiques de cette organisation criminelle, à sa justice interne, à ses règles de conduite, à sa gouvernance flexible et décentralisée – qui n’en a pas moins une direction stratégique univoque et radicale. Ne fonctionnant pas tout à fait comme un cartel mexicain, les mafias italiennes ou les autres organisations criminelles au Brésil, le PCC ressemble davantage à une société secrète, telle la franc-maçonnerie, où le leadership n’est pas personnalisé.
« Cette structure permet ensuite au PCC d’occuper silencieusement des positions stratégiques dans des chaînes d’approvisionnement de marchés illégaux : cocaïne, armes à feu, voitures volées ou blanchiment d’argent », explique le chercheur.
et nous nous intéressons aux mécanismes et aux tendances sociologiques,
pas aux affaires individuelles.
S’est-il jamais senti menacé depuis le début de ses travaux ? « Au Brésil, le danger provenait davantage de policiers corrompus, assure-t-il. Ils s’opposent à toute discussion sérieuse des politiques de sécurité publique par idéologie. Pour les criminels, que ce soit au Brésil ou en Europe, notre travail n’est pas aussi dangereux que celui des journalistes. En tant que chercheurs, nous anonymisons nos enquêtes et nous nous intéressons aux mécanismes et aux tendances sociologiques, pas aux affaires individuelles. »
Décrire le mode opératoire des groupes criminels
Installé en France depuis 2022, Gabriel Feltran cherche depuis à comprendre comment ces réseaux transnationaux tentaculaires changent la dynamique criminelle en Europe. Il mène actuellement le projet de recherche « Le trafic de cocaïne vers la France : enquête sur la chaîne de valeur à partir des ports du Havre et de Rotterdam »4. L’objectif est de décrire le mode opératoire des groupes criminels qui font transiter la cocaïne par ces ports, principales portes d’entrée en Europe, et les caractéristiques qui rendent ceux-ci vulnérables au trafic.
Le projet s’intéresse en particulier à l’ensemble des effets sociaux, économiques, voire géopolitiques, liés à l’augmentation de cette chaîne de valeur illicite en Europe. « Il ne s’agit pas d’une économie marginale, souligne Gabriel Feltran. On parle de centaines de milliards d’euros par an, blanchis et circulant sur les marchés les plus divers. »
Révolution sur le marché de la cocaïne
2016 marque un tournant dans les dynamiques du marché de la cocaïne. En Colombie, les accords de paix ont permis de démobiliser une partie des acteurs armés traditionnels des zones de production de coca, ouvrant la voie à de nouveaux intermédiaires logistiques. Cette année marque également l’emprise du PCC sur le port de Santos (principal port brésilien et plus grand complexe portuaire d’Amérique latine) et sur la frontière entre le Brésil et le Paraguay, un pays gangrené par le trafic de drogues.
Le PCC rompt ensuite son ancienne alliance avec la deuxième faction la plus puissante du Brésil : le Comando Vermelho. Reposant sur une structure flexible, s’appuyant sur des opérateurs « professionnels » et disposant de capacités logistiques considérables, le PCC s’impose aussi bien dans les « cuisines » de transformation de la coca en cocaïne que dans la logistique de sa distribution mondiale, en partenariat avec des mafias voisines, mais aussi européennes, asiatiques et africaines.
« On assiste alors à une explosion du trafic de cocaïne vers l’Europe, qui devient à la fois lieu de consommation et de transit », explique Gabriel Feltran. Le Brésil devient un hub (plateforme) fondamental d’exportation, à côté de l’Équateur et de la Colombie, et des ports européens comme Le Havre et Rotterdam s’intègrent dans cette chaîne globale. « La hausse de la consommation et du transit en France est en fait un effet direct d’une transformation logistique de la chaîne de valeur de la cocaïne, qui s’appuie toujours sur des territoires précis : ports, villes, frontières, quartiers populaires, districts financiers. »
Entretiens anonymes
Depuis 2024, Gabriel Feltran et son équipe enquêtent dans différents quartiers du Havre, y compris dans les zones proches du port. Les objectifs : comprendre les dynamiques locales, repérer les pratiques, les discours, les tensions et les logiques d’acteurs autour du trafic.
« Nous avons réalisé plus d’une centaine d’entretiens anonymisés avec des acteurs issus de sphères très variées, détaille le chercheur : des fonctionnaires de police, des douaniers, des magistrats, des gendarmes, des acteurs associatifs, des travailleurs sociaux, des personnes anciennement ou actuellement impliquées dans le trafic, ou encore des familles de détenus, des habitants des quartiers concernés par le trafic. » L’équipe étudie aussi des dossiers judiciaires, des procès en cours ou passés, ainsi que des données institutionnelles fournies par certains acteurs (police, justice, Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives).
Point d’entrée discret mais stratégique, Le Havre possède des liaisons maritimes avec des pays sud-américains parmi les plus gros producteurs mondiaux de cocaïne. Il est ainsi le principal port de transit (vers les Pays-Bas et l’Espagne) en Europe. Selon Gabriel Feltran, « Le Havre fait partie de cette ligne de ports, avec Anvers, Rotterdam, Amsterdam et Hambourg, qui sont l’entrée nord de l’Europe pour la cocaïne ».
La « plateformisation » du trafic
Gabriel Feltran reprend le travail de Peter Reuter, l’un des plus grands spécialistes américains des trafics de drogue, pour qui le marché international de la cocaïne s’apparente en fait à un sablier : en haut, une multitude de petits producteurs fragmentés ; en bas, des millions de consommateurs ; au centre, une poignée d’acteurs puissants qui maîtrisent la logistique globale (transport, distribution, blanchiment…).
« Tous les pouvoirs sont concentrés dans le centre du sablier, décrit le chercheur. Ce sont les organisations – sans doute trois ou quatre, dont le PCC – qui font la logistique grossiste et donc la gouvernance de ce commerce international. » Ce système permet une coordination mondiale. Les trafiquants peuvent aisément choisir entre voies maritime, aérienne, terrestre – soit « une vingtaine de méthodes d’entrée maritime identifiées et huit à neuf par voie aérienne ».
Gabriel Feltran décrit un « effet de plateforme », où le marché des grossistes fonctionne comme une plateforme géante, à l’instar d’entreprises comme Uber ou Airbnb. Les organisations comme le PCC intègrent progressivement tous les petits acteurs dans leur système. Elles jouent le rôle d’intermédiaire logistique, mettant en relation producteurs, transporteurs et distributeurs. « Si, dans n’importe quelle ville du monde, on peut aujourd’hui se procurer de la cocaïne, c’est dû au processus de “plateformisation” du marché. »
Ces organisations offrent infrastructures, contacts, protection ou services juridiques à des trafiquants indépendants. « C’est comme pour Uber : le chauffeur ne connaît pas le P-DG, ni l’algorithme, mais il l’utilise. Et, s’il est arrêté, il est facilement remplaçable. »
Une structure de marché insensible à la répression
Les politiques répressives classiques n’affectent pas la structure du marché, estime Gabriel Feltran, mais génèrent des effets pervers comme le renouvellement perpétuel des « petites mains » de la criminalité, sans affecter le centre du sablier. Chaque arrestation d'une « petite main » libère un poste que d’autres remplissent aussitôt ; mais l’organisation criminelle reste intacte.
Le transport maritime a représenté les trois quarts des saisies de cocaïne en 2022, selon l’OFDT. Ce chiffre a largement diminué en 2023 et en 2024 grâce aux contrôles accrus dans les ports français. Les organisations criminelles ont-elles réorienté leurs routes pour contourner les ports les plus surveillés ? Quels sont, à court et moyen termes, les effets sur les port(e)s d’entrée en Europe, comme Le Havre et Rotterdam ?
Le projet de recherche « Le trafic de cocaïne vers la France : enquête sur la chaîne de valeur à partir des ports du Havre et de Rotterdam » doit livrer ses premiers résultats issus de ces deux terrains d’ici à la fin de l’année. En parallèle, Gabriel Feltran coorganise avec la Mildeca et l’École urbaine de Sciences Po un cycle de conférences « Offre de stupéfiants et mondes urbains », qui a pour objectif de renforcer la coopération entre la recherche scientifique et les acteurs publics sur ce thème.
« Ce que je découvre ici, c’est la qualité des cadres de la bureaucratie française, se réjouit Gabriel Feltran. Les fonctionnaires ont une expertise rare qui peut vraiment aider la recherche universitaire, tout comme la bonne recherche peut aider à prendre des décisions qui ne répètent pas les erreurs du passé. »
« Ni juge ni policier »
Gabriel Feltran lève ainsi le voile sur un système globalisé, structuré autour de chaînes de valeur complexes et flexibles, dans lequel quelques organisations centralisent le pouvoir en agissant comme des plateformes d’intermédiation. La logistique, plus que la production ou la consommation, est au cœur du marché.
Dans sa lutte contre le narcotrafic, le Parlement français a adopté en avril 2025 une loi5 qui prévoit la création d’un parquet national anticriminalité organisée (Pnaco), un régime carcéral plus strict pour les plus gros trafiquants, ou encore la refonte du régime des repentis. Selon Gabriel Feltran, seule une connaissance sociologique fine, nourrie par la recherche de terrain et le dialogue avec les institutions, peut espérer mettre au jour les logiques à l’œuvre et offrir des pistes pour repenser la régulation de ces économies criminelles transnationales : « Le chercheur n’est ni juge ni policier, mais il peut contribuer à éclairer les choix collectifs ».
Consultez aussi
Drogues : au nom de la loi
La société des addictions
Los Ñetas, l’émancipation par le crime ?
- 1. « L'offre de stupéfiants en France en 2023 », Observatoire français des drogues et des substances addictives : https://tinyurl.com/drogue-2023
- 2. Gabriel Feltran est directeur de recherches CNRS au Centre d’études européennes et de politique comparée (unité CNRS/Sciences Po Paris). Il a contribué avec Gérard Pescheux et Olivier Desternes à la réalisation d’un rapport paru en 2025 pour la Direction des services pénitentiaires d’outre-mer sur le trafic de cocaïne entre le Brésil et la Guyane, et sur le rôle des groupes criminels brésiliens (PCC, Comando Vermelho...) : https://tinyurl.com/drogue-guyane
- 3. Gabriel Feltran a publié en 2018 un ouvrage sur l’histoire du PCC : « Irmãos : uma história do PCC », Companhia das Letras, São Paulo. Non traduit en français, l’ouvrage a été adapté en série documentaire (« PCC, Secret Power ») diffusée par HBO.
- 4. Projet de recherche financé par la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et conduites addictives (Mildeca) dans le cadre du Programme interministériel de recherches appliquées à la lutte antidrogue (Piralad) : https://tinyurl.com/cocaine-ports
- 5. Adoption de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic : https://tinyurl.com/loi-narco
Voir aussi
Auteur
Formée au journalisme scientifique, Anne-Sophie Boutaud collabore régulièrement avec CNRS Le Journal. Elle s’intéresse à tous les sujets, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, avec une appétence particulière pour les domaines de l’environnement, des sciences humaines et sociales, et de la santé


