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Du théâtre à la bande dessinée, ces autres manières de raconter la recherche
Donner une voix à sa recherche, filmer son terrain, transposer une enquête en dessins : nombreux sont les anthropologues, historiens, géographes ou sociologues qui, en quête d’une écriture qui rende pleinement compte de leurs démarches, réalisent films, documentaires sonores, romans graphiques ou spectacles vivants. La deuxième édition du Salon des écritures alternatives qui se tiendra à Marseille, au Mucem, les 10 et 11 juin prochains, se veut la vitrine de ce foisonnement.
À l’origine de cette initiative, Boris Pétric, anthropologue et directeur de recherche au CNRS, est lui-même un adepte. Tour à tour directeur de collection, réalisateur de plusieurs longs métrages dont le remarqué Château Pékin sur la globalisation de la viticulture à travers sa diffusion en Chine, il crée en 2015 au sein du centre Norbert Elias1, la fabrique des écritures, lieu dédié à ses expérimentations. Ce qu’un article interdit, un film (par exemple) l’autorisera, à condition de ne pas considérer la caméra comme un simple médium. « L’écriture académique contraint beaucoup d’entre nous à parler à la première personne du pluriel. Ce "nous" impersonnel qui semble garantir une neutralité du sujet, une objectivation de la science, je n’y crois pas », énonce-t-il. Méfiance liée à l’instrumentalisation de la science en ex-URSS où il a mené ses premières enquêtes d’anthropologue2 ? Sans doute. Boris Pétric préfère le « je » qui permet, dit-il, de « partager avec le lecteur ou l’auditeur les conditions de l’enquête ».
Partager et collaborer au-delà de la sphère académique
Outre qu’ils donnent une épaisseur et une vérité aux enquêtes de terrain, ces films, BD ou spectacles les rendent accessibles à (presque) tous, un argument puissant aux yeux de tous ces scientifiques qui refusent que leurs travaux garnissent uniquement les rayons des bibliothèques savantes. L’image, le son, les corps en disent aussi plus qu’un texte, la complexité devient apparente, donnant à voir ou à entendre des sous-entendus et des implicites inexprimables par écrit. Le recours au son et à l’image oblige à être particulièrement attentif à la dimension sensible de la vie sociale. Même si, point commun entre tous ces scientifiques, aucun ne récuse la nécessité de publier des livres et des articles dans la sphère académique.
Le succès de la première édition du salon du même nom en janvier 2020, avec plus de 800 participants, le conforte dans l’idée que de nombreux chercheurs et chercheuses sont engagés dans cette voie mais sont isolés. Il faut, indique-t-il, rassembler, écouter les scientifiques qui expérimentent et créer un lieu de rencontre avec les acteurs de l’économie culturelle créative, producteurs et programmateurs. « Nous avons beaucoup de choses à partager avec des professionnels de l’économie créative et culturelle », assure Boris Pétric qui justifie ainsi le thème de ce deuxième salon : la dramaturgie, ou l’art de raconter une histoire. Lieu d’échanges, le salon vise aussi à être un lieu de naissance de nouvelles productions à travers l’atelier « mon projet en 15 minutes ». Sur une quarantaine de projets « pitchés », une vingtaine a trouvé un éditeur ou un producteur en 2020. Cette année, pandémie oblige, la jauge sera limitée à 40 sur les quelque 150 inscrits.
Si les techniciens du cinéma et de la vidéo ne sont jamais loin, les frontières s’estompent aussi avec le monde artistique, impliquant des vidéastes, des comédiens, des chorégraphes. Les travaux de Frédérique Aït-Touati, metteure en scène et historienne des sciences, des anthropologues Arianna Cecconi sur les rêves ou de Frédéric Joulian avec un mangaka, en sont des illustrations.
Du Globe à la zone critique : sur scène, voir la Terre autrement
Elle a longtemps disposé de deux CV, l’un pour la science, l’autre pour le théâtre, comme deux vies parallèles, avant de recoller les morceaux de sa vie en une, conformément à sa doctrine : l’art et la pensée sont, dans les sujets qui occupent l’historienne des sciences, chercheuse au CNRS au Centre de recherche sur les arts et le langage3 et metteure en scène Frédérique Aït-Touati, inséparables. Tout impose de les réunir. « Ce croisement, dit-elle, est nécessaire. » Sa thèse, publiée en 2011 (Contes de la Lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Gallimard), sur l’importance de la fiction à l’époque de la révolution astronomique, en est la borne-témoin. « Sans la fiction, il aurait été impossible de se représenter la révolution copernicienne », assure-t-elle. Près de vingt ans plus tard, il suffit de changer « révolution astronomique » par « anthropocène » pour se donner une idée des thématiques qui sont au cœur de son travail et de ses préoccupations. Frédérique Aït-Touati a créé entretemps sa propre compagnie, « zone critique », du nom de cette mince pellicule de la planète qui va des roches mères situées à la base du sol jusqu’à la basse atmosphère, et inclut tout le vivant.
« Nous sommes dans une période de renversement de notre représentation du monde. Comme du temps de Galilée, nous avons besoin de ce recours aux récits et aux fables », explique-t-elle, faisant observer que les alarmes des scientifiques ont mis longtemps à « toucher » les citoyens par défaut de représentation mentale des catastrophes annoncées. Le globe, qui fut si longtemps notre référence visuelle, doit évoluer pour mieux correspondre à cette zone critique sur laquelle nous cohabitons.
La scène, qu’elle pratique depuis toujours, lui semble l’espace idéal pour exprimer les questions complexes liées au réchauffement climatique et notamment « celles de l’habitabilité » de la planète Terre. Parce qu’il est « un abrégé du monde », le théâtre permet cette « modélisation », poursuit-elle, empruntant à dessein un terme propre aux sciences du climat. Sa trilogie théâtrale, réalisée avec le philosophe Bruno Latour, se veut « une réflexion sur la nécessité d’un profond renouvellement de nos représentations du monde terrestre, biotique et abiotique ». Inside « explore les alternatives visuelles à l’image obsédante et trompeuse du Globe » tandis que Moving Earths4 « nous plonge dans l’expérience d’une terre en mouvement ». Monté pendant le confinement, Viral exprime la contagion non comme une maladie mais comme « un processus essentiel à la constitution de notre monde confiné ». Ce troisième volet a été présenté en avril dernier sur la scène du théâtre des Amandiers de Nanterre pendant le confinement mais sans spectateur, un beau cadeau en forme de crève-cœur pour l’artiste. Mais une belle tournée mondiale consolatrice s’annonce pour les mois et années à venir.
Les rêves, sismographes de notre société
Près de vingt ans qu’Arianna Cecconi se nourrit de notre univers nocturne. Inspirée par les travaux de Charlotte Berardt qui collecta pendant six ans plus les rêves de 300 de ses concitoyens allemands dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir (5), l’anthropologue s’intéresse en particulier aux rêves collectifs. « Dans les moments de crise, de guerre, de trauma collectif, explique-t-elle, les rêves sont des sismographes de la société ». Alors que le territoire des rêves demeure le plus souvent celui de la psychanalyse et de l’intime, Arianna Cecconi lui restitue une dimension sociale et collective.
Forte de nombreuses expériences avec des enfants, des adolescents, ou encore avec des mères isolées au sein « d’ateliers du sommeil », Arianna Cecconi et Tuia Cherici ont forgé au fil des années une approche multidisciplinaire qui associe l’anthropologie, l’art à la psychologie à la dimension thérapeutique. La scientifique étudie les rêves comme une des dimensions de nos sociétés contemporaines tandis que l’artiste utilise ce matériau pour créer de nouvelles formes de narration. Leur dernier projet en date, Rêvons ensemble, auquel la compagnie Lr et sa metteuse en scène Stéphanie Lemonnier sont également associées, a été entrepris en plein confinement. Il vise à « faire émerger une cartographie intime culturelle et sociétale de l’époque que nous sommes en train de vivre ».
Base de cette expérience, une vaste collecte de rêves est en voie d’achèvement. Aux 130 rêves recueillis auprès des étudiants de l’École nationale supérieure d’architecture de Marseille où enseigne Arianna Cecconi, se sont ajoutés ceux d’habitants qui ont bien voulu se prêter au jeu dans le parc Longchamp à Marseille. Leurs rêves portent les traces du confinement, avec ses masques, ses interdits, ses peurs d’une ville submergée par les eaux. « Ces rêves comportent des trames qui les relient les uns aux autres », assure la chercheuse.
Dans quelques semaines, les passants du même parc, installés sur des transats, auront tout loisir d’écouter certains de ces récits en même temps que d’autres pourront enregistrer le rêve de leur sieste, posant ainsi une question nouvelle : « Rêve-t-on de la même façon lors d’une sieste dans notre lit ou dans un parc ? » Anthropologue et artistes veulent ainsi faire « circuler les expériences oniriques provenant de territoires et de générations différents ». La création proprement dite se poursuivra jusqu’en 2022 sous forme de déambulations in situ, de vidéos, de lectures publiques de rêves ou encore d’expositions et de performance participative publique.
Le washi, enquête en manga sur une technique millénaire
Comment répertorier les savoir-faire, comment restituer dans toutes ses dimensions « la geste technique », ainsi féminisée pour englober dans un même terme le savoir-faire et la culture dans lequel il s’épanouit ? Anthropologue de la nature et des techniques, Frédéric Joulian mène depuis trois ans un projet original avec le centre d’innovations de l’artisanat traditionnel de l’université Seika de Kyoto5 pour « raconter » la fabrication du washi, ce papier issu du mûrier dont la résistance est unique au monde.
Le chercheur, qui veut « écrire le savoir des SHS autrement », dispose dans ce domaine d’une longue expérience : direction de la revue Techniques et Cultures pendant plus de dix ans, collaboration avec des dessinateurs... « Décrire avec des mots, estime-t-il, c’est prendre le risque de schématiser ; le dessin, et en particulier la bande dessinée qui est un art séquentiel, met en scène les processus, les gestes qui s’enchaînent ». Sans dédaigner le principe d’articles dans l’édition scientifique, il veut mettre ces savoir-faire à la disposition du plus grand nombre, un enjeu particulièrement important quand il s’agit d’un artisanat certes classé depuis 2004 au Patrimoine mondial de l’Unesco mais menacé.
Pour exprimer cette volonté de raconter autrement, Frédéric Joulian forge le terme et le projet d’une « anthropographie » qui l’amène, dans le cas de cette collaboration avec le spécialiste des métiers artisanaux Yuji Yonehara de l’université Seika, à faire appel à un dessinateur de mangas, Itsu Horiguchi pour mieux capter la complexité et la variété de la pratique artisanale, millénaire – et durable – du washi. Le dessin permet à la fois l’acquisition de données et sa transmission par la restitution.
Chercheur et mangaka vont sillonner ensemble des lieux emblématiques de la culture du washi : Echizen, Fukui, Kurotani, où quelque 70 coopératives font encore perdurer cet artisanat si singulier. Leur moisson d’images et de crayonnés a donné lieu à la réalisation d’une exposition « "Washi", du mûrier au manga, l’art du papier au Japon » prévue dans le cadre merveilleux des jardins du Rayol dans le Var mais qui, compte-tenu du contexte, n’a pu être ouverte au public, et à un livre collectif à paraître à l’automne sur les savoir-faire et la transmission Waza on the Move : l’art ineffable de l’apprentissage. ♦
Pour en savoir plus
Salon des écritures alternatives en sciences sociales, 2e édition, Mucem, Marseille, 10 et 11 juin 2021. Les tables rondes sont à retrouver en ligne sur la chaîne Youtube du Mucem.
"La recherche autrement", Workshops et journée d'études, Mucem, Marseille, 14 et 15 juin 2021.
- 1. Unité CNRS/EHESS/Aix Marseille Université/Avignon Université.
- 2. Boris Pétric a été couronné par le prix Le Monde de la thèse universitaire en 2002.
- 3. Unité CNRS/EHESS.
- 4. Moving Earths sera présenté au théâtre de la Criée le 28 juin à Marseille.
- 5. Ce partenariat a fait l’objet d’une convention CNRS-Université de Seika.
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Auteur
Brigitte Perucca a été rédactrice en chef au Monde de l'éducation et directrice de la communication du CNRS de 2011 à 2020.
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