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Jean Pruvost, le passeur de mots
Vous pouvez vous fier à l’air enjoué de Jean Pruvost1 : sa générosité et son optimisme dépoussièrent définitivement l’idée de ce qu’est un dictionnaire chez les plus récalcitrants. Ce qu’il aime plus que tout : les mots et leur histoire, et l’histoire de leur histoire, et l’évolution de leur définition. Les spécialistes appellent cela la métalexicologie, un « gros » mot qu’il parviendrait presque à rendre alléchant...
Un goût qui lui vient de loin. Dès l’enfance, ses parents lui ont enseigné la sténographie et la dactylographie – ou l’art d’avoir lettres et mots au bout des doigts. Des parents également fervents partisans de l’Espéranto, une langue et un credo qu’il a très tôt adoptés. Pour ce curieux de tout, « l’Espéranto est utile et fonctionne comme une sorte de latin pratique pour parler avec un Chinois et avec toute personne dont on ne connaît pas la langue… Ce qui n’empêche pas d’apprendre avec plaisir et utilité les langues étrangères. Les langues ne fonctionnent pas à l’économie de moyens, l’orthographe en est un exemple, il y a bien d’autres critères qui entrent en jeu, qu’ils soient culturels, historiques ou affectifs… Le charme vient aussi de la complexité. Et c’est passionnant à décrypter et à expliciter. La langue française est un continent en permanente évolution à explorer, un voyage formidable et sans fin…. Dans le fond, les dictionnaires en sont les carnets de voyage ». En tant qu’observateur de la vie des langues, depuis son laboratoire "Lexiques, dictionnaires, informatique", il sait combien leur tissu est épais et fascinant.
Un infatigable collectionneur de dictionnaires
Cette passion des dictionnaires, Jean Pruvost la contracte très tôt, durant ses études où il fait une rencontre décisive avec un professeur qui deviendra un ami : Bernard Quemada, qui dirige alors Le Trésor de la langue française, le dictionnaire en 16 volumes du CNRS publié entre 1971 et 1994. Inutile de chercher une contrepèterie dans l’intitulé de la thèse que Jean Pruvost soutient en 1981, le sujet en est très sérieux : « Recherches sur les dictionnaires onomasiologiques : les dictionnaires analogiques de langue française (XIXe-XXe siècles) ». Lire Apollinaire et Victor Hugo le conduit à fouiner dans les dictionnaires qu’il déniche chaque dimanche dans les brocantes ou chez les antiquaires. « Comment résister quand vous tombez sur les dictionnaires de Pierre Larousse du XIXe siècle. Par exemple, Le Nouveau Dictionnaire de la langue française de 1856, avec déjà, à la fin, des locutions latines qui ne sont pas encore sur papier rose… », se souvient-il, ému.
Le joyau de sa prodigieuse collection de dictionnaires qui compte aujourd’hui une dizaine de milliers d’ouvrages est sans conteste l’extrait d’un dictionnaire de 1685 d’Antoine Furetière, le lexicographe appointé par Louis XIV pour proposer une version « alternative » au Dictionnaire de l’Académie. C’est un échantillon du dictionnaire qu’il voulait publier en 1690, mais la mort le rattrapa avant… La collection complète des Petit Larousse illustré, de 1905 à nos jours, est une autre de ses fiertés : elle permet de savoir précisément à quel moment chaque nouveau mot entre dans le dictionnaire, et donc, dans notre patrimoine à tous. À force de fréquenter par la pensée Pierre Larousse, Paul Robert et Émile Littré, ce qui devait arriver arriva : Jean Pruvost finit par publier nombre d’ouvrages sur les mots, un Dico des dictionnaires aux éditions JC Lattès et un Journal d’un amoureux des mots chez Larousse.
française est un
voyage formidable
et sans fin….
Dans le fond,
les dictionnaires
en sont les carnets
de voyage.
« Lorsque je préparais ma maîtrise dans les années 1970, il existait encore des cartes perforées pour pouvoir traiter des millions d’informations avant de passer sur bandes magnétiques », se souvient-il avec amusement, mais sans nostalgie : que les technologies modernes nous permettent déjà de chercher un mot par simple commande vocale le réjouit. Et si certains esprits chagrins déplorent la prolifération des SMS, des émoticônes et l’omniprésence d’une prose informatique de plus en plus expéditive lorsqu’elle n’est pas truffée de fautes, cet esprit ouvert y déchiffre bien au contraire l’esquisse des langages de demain, et même un rapport à l’écrit bien plus présent et quotidien qu’auparavant. Son regard d’historien y scrute les différentes évolutions, comme autant de promesses de nouvelles tendances.
Jean Pruvost va encore plus loin : « À quoi sert de connaître 60 000 mots si on ne peut les partager qu’avec quelques érudits ? », interroge-t-il. Son désir est clair : inoculer sa « dicopathie » à tous, devenir le plus contagieux possible. Pour cela, outre ses cours magistraux de linguistique à l’université de Cergy-Pontoise, il poursuit une activité d’éditeur et d’auteur pour la maison Champion. Son but avoué est d’accrocher la partie du public la plus éloignée des jargons d’érudits.
Partager le plaisir des mots
Séduit autant par la langue parlée que par la langue écrite – la sténographie qu’il a apprise enfant n’est-elle pas basée sur la phonétique des mots ? –, il jongle avec la sonorité des mots pour la radio où il tient des chroniques sur RCF, la radio chrétienne francophone, et sur le Mouv’. Chaque matin, il y délivre sa petite pépite quotidienne qui le conduit à se lever avant le jour pour aller fouiner dans ses chers dictionnaires telle nuance historique, telle parenté inattendue de vocabulaire… Ces derniers jours, il évoquait l’entrée – ce qui reste assez rare – d’un verbe dans le dictionnaire, le mot « zlataner »… n’hésitant pas à citer Mick Jagger pour illustrer son utilisation. « Ce que j’aime, c’est à la fois l’alcôve et l’agora, explique ce lettré. D’un côté, le travail solitaire, de l’autre, sa diffusion la plus large possible. Il ne s’agit pas de se contenter de jouer le savant dans sa tour d’ivoire, l’essentiel est de partager ce plaisir de découvrir ce qui se cache derrière chaque mot… »
à la fois l’alcôve et
l’agora. D’un côté,
le travail solitaire,
de l’autre, sa
diffusion la plus
large possible.
Cette volonté constante de conciliation entre savants et grand public s’est trouvée mise à contribution lors des débats sur la récente réforme de l’orthographe, où il a fait œuvre de pédagogie. « L’Académie française n’a validé que les modifications réellement adoptées par l’usage commun, comme le mot “événement” avec un accent grave. “Réforme” n’est pas le bon mot puisqu’on ne décrète pas les formes du langage », précise le lexicologue. Son goût de l’exactitude n’en fait pas un fétichiste de l’accent circonflexe pour autant, puisqu’il évoque avec humour les débats de 1905 où l’on s’interrogeait déjà sur son intérêt, alors qu’en 1787 le Dictionnaire critique de la langue française de l’abbé Jean-François Féraud proposait de mettre des accents circonflexes un peu partout pour appuyer la prononciation de certains mots.
Ce boulimique des mots a réussi à ajouter une corde à son arc : il est depuis quelques années directeur éditorial des éditions Honoré Champion et y a lancé la collection « Champion Les Mots », où il retrace l’histoire de certains mots. Ainsi, on apprend que « le chocolat favorise la paresse et dispose à ces voluptés qu’inspire une vie langoureuse », que le fromage « doit tout son mérite aux outrages du temps », et que la reine mère d’Angleterre s’est exclamée que le champagne évoquait une « pluie d’étoiles à l’envers ». « Ma recherche est analogique, explique Jean Pruvost. À partir de mots génériques, il s’agit de garder une cohérence tout en homogénéisant la longueur des définitions, contrainte qui n’existe pas dans un lexique classique. » Vin, loup, mère, bière, chat, élection, champagne… Il ne faut pas chercher de dimension psychanalytique dans le choix des thématiques de sa collection. « Il s’agit souvent d’une rencontre avec un chercheur, d’un mot non encore exploré, ou d’une idée qui “parle” à un grand public tout en restant très pointue », précise-t-il. Le plus difficile pour cet utopiste est de trouver le juste équilibre entre la faisabilité financière d’une édition et sa curiosité infinie…
Enfin, et puisqu’il n’en a jamais assez, il organise chaque année à Paris les Journées des dictionnaires, un rendez-vous international qui attire près de 500 linguistes et lexicologues. Le thème de l’édition de cette année, organisée les 17 et 18 mars à l’Alliance française : « Corps et sports : de la tête aux pieds ! » Avec un peu de chance, cette année encore il ira jusqu’à taquiner sa guitare pour encore mieux partager sa passion.
Pour en savoir plus sur Jean Pruvost : www.jeanpruvost.com
Plus d'infos sur les Journées des dictionnaires ici
- 1. Professeur des universités et directeur pour l’université de Cergy-Pontoise du laboratoire Lexiques, dictionnaires, informatique (CNRS/Univ. de Cergy-Pontoise/Univ. Paris 13), Jean Pruvost y dirige le master Sciences du langage.
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Auteur
Lydia Ben Ytzhak est journaliste scientifique indépendante. Elle travaille notamment pour la radio France Culture, pour laquelle elle réalise des documentaires, des chroniques scientifiques ainsi que des séries d’entretiens.
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