Vous êtes ici
Denise Bernot, la grande dame du birman
En juin 2016, le documentaire Denise Bernot, des réalisatrices Céline Ferlita et Maryline Leducq et des scientifiques Alice Vittrant et Alexandra de Mersan, a obtenu le Grand Prix du Festival du film de chercheur 2016.
Alice Vittrant et Alexandra de Mersan, pourquoi avez-vous souhaité consacrer un film à Denise Bernot ?
Alice Vittrant1 : Pour rendre hommage à cette grande dame née en 1922, qui a traversé le XXe siècle brillamment. Nous souhaitions garder une trace de ce qu’elle était et de son immense savoir sur la Birmanie. Sa mort, survenue en mai dernier, juste après la réalisation de notre film, donne encore plus de sens à notre documentaire.
Alexandra de Mersan2 : Nous espérons qu’il permettra de comprendre pourquoi la recherche sur la Birmanie, la birmanologie, lui est tant redevable.
Qui était Denise Bernot au juste ?
A. V. : Une femme et une chercheuse exceptionnelle, devenue une figure centrale de la birmanologie. Ancienne élève de l’École des chartes3, elle a été professeure à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) de 1960 à 1989, où elle a créé l’enseignement du birman.
En quoi son parcours est-il étonnant et courageux ?
A. V. : Tout d’abord, sur le plan humain, c’était une femme avec une grande force de caractère, élevée avec une liberté d’actes et de paroles peu courante avant guerre. Par exemple, quand elle a eu son diplôme d’archiviste à l’École des chartes, et qu’elle n’a pas eu le poste auquel elle pouvait prétendre parce qu’elle était une femme, elle a ni plus ni moins claqué la porte de ce grand établissement, ulcérée par l’inégalité hommes-femmes. Enfin, elle a réussi à mener de front sa vie de famille – elle a eu 4 enfants ! –, et sa vie de chercheuse de terrain ; ce qui n’était vraiment pas évident pour une femme de sa génération.
Et au niveau de la recherche ?
A. D. M : Son parcours est remarquable du fait qu’elle a réussi à travailler en Birmanie à une époque où la dictature miliaire y était au plus fort, et la recherche occidentale, quasiment absente. Ce contexte politique marqué par une censure implacable a sans doute renforcé sa sensibilité aux conditions sociales difficiles.
A. V. : Outre la dictature, d’autres paramètres faisaient qu’il fallait une certaine dose de courage pour faire de la recherche en Birmanie au milieu du XXe siècle !
Lesquels ?
A. V. : Tout d’abord, y aller relevait de l’expédition ! Lorsqu’elle et son mari ethnologue, Lucien Bernot, se sont rendus dans la région pour la première fois en 1951-1952, envoyés par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, il leur a fallu une dizaine de jours dont trois de marche pour arriver sur leur terrain – contre 24 heures aujourd’hui. Il y avait aussi la barrière de la langue : comme elle l’explique dans notre film, elle et son mari n’ont pas mangé le premier jour, faute de savoir demander de la nourriture ! Quant aux conditions de vie, elles étaient très rudimentaires et le sont restées longtemps. Jusqu’au début des années 2000, on y était toujours coupé du monde, sans Internet et avec un accès réduit au téléphone. Ce qui était parfois dur psychologiquement.
Denise Bernot, langues, savoirs, savoir-faire de Birmanie, film réalisé par Céline Ferlita et Maryline Leducq, produit par le laboratoire "Cultures, Langues, Textes" du CNRS (31 min, mai 2016)
Qu’a-t-elle fait d’exceptionnel en tant que chercheuse ?
A. V. : Beaucoup de choses ! Au niveau linguistique, elle a proposé une description très fine du birman. De plus, elle a fourni des outils pour apprendre cette langue. Dont le dictionnaire birman-français en 15 volumes, devenu une référence : le « Bernot ».
A. D. M : En plus de son intérêt pour la langue, sous toutes ses formes, elle était aussi attachée aux faits et aux données de terrain, recueillies et restituées avec rigueur. Sa méthode a beaucoup apporté à d’autres disciplines, comme la littérature, l’ethnologie ou la botanique. Ainsi, ses traductions de contes ou de nouvelles permettent d’accéder à la culture birmane de façon profonde et subtile. Elle a aussi fait des descriptions détaillées d’outils, de techniques et de savoir-faire artisans et paysans : métier à tisser, construction d’une roue de char à bœufs, etc. Quant à son dictionnaire, il renferme une foule de termes relatifs à la faune et à la flore en Birmanie, sans parler des nombreux croquis. Enfin, elle a constitué l’essentiel du fonds birman de l’Inalco, devenu depuis le fonds firman de la Bibliothèque universitaire des langues et civilisations, l’une des plus grandes collections de livres birmans au monde.
Votre film montre aussi que, jusqu’à la fin, elle est restée très engagée vis-à-vis des jeunes chercheurs…
A. D. M. : Oui. Elle a mis en place une bourse permettant d’aller étudier un an en Birmanie. Mais surtout, elle a ouvert sa bibliothèque personnelle dans sa maison à Antony (92) à tous les passionnés. Même après sa retraite, elle a continué à nous recevoir chez elle et à nous guider dans notre travail avec rigueur. Par exemple, alors qu’elle n’était pas ma directrice de thèse, elle a passé un nombre incommensurable d’heures à relire mon travail. Cet engagement m’a beaucoup marquée.
A. V. : De fait, Denise Bernot a contribué plus ou moins directement à former tous les spécialistes français actuels de la Birmanie, toutes disciplines confondues.
En ligne : le site du Festival du film de chercheur : www.filmdechercheur.eu
- 1. Aix-Marseille Université et laboratoire Dynamique du langage (CNRS/Univ. Lumière Lyon 2).
- 2. Institut national des langues et civilisations orientales et laboratoire Centre Asie du Sud-Est (CNRS/EHESS/Inalco).
- 3. Grande école nationale qui prépare aux métiers de la conservation du patrimoine écrit.
Voir aussi
Auteur
Journaliste scientifique freelance depuis dix ans, Kheira Bettayeb est spécialiste des domaines suivants : médecine, biologie, neurosciences, zoologie, astronomie, physique et nouvelles technologies. Elle travaille notamment pour la presse magazine nationale.