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« La diversité des langues enrichit la pensée »
Le colloque international qui démarre aujourd’hui à Paris salue les dix ans de votre Vocabulaire européen des philosophies, plus connu comme Dictionnaire des intraduisibles. À quel besoin répondait cet ouvrage ?
Barbara Cassin1 : Quand j’ai lancé ce projet, à la fin des années 1990, on était aux débuts de l’Europe intellectuelle. À l’époque, et bien que la devise de l’Europe soit « L’unité dans la diversité », l’ensemble de nos langues européennes paraissaient menacées par la seule langue véhiculaire globale – le fameux « globish » (le « global english » parlé partout sur la planète). Pour avoir une chance d’obtenir des financements auprès de Bruxelles, les chercheurs en sciences sociales devaient (et doivent encore) présenter leurs dossiers de soumission dans cette novlangue ; même les organismes de recherche faisaient pression pour que nous publiions nos articles en anglais. Or la langue n’est pas seulement un moyen de communication, elle est porteuse d’une culture et d’une vision singulière du monde. Une langue n’est pas une façon différente de désigner les mêmes choses, c’est un point de vue différent sur ces choses. Prenez un mot tout simple, comme « bonjour » (bonne journée). Il ne dit pas exactement la même chose que le grec khaire (réjouis-toi, jouis), le latin vale (porte-toi bien), l’hébreu chalom ou l’arabe saalam (va en paix)… Appréhender cette diversité, c’est contribuer à préserver la richesse de la pensée.
D’aucuns prétendent qu’il y aurait des langues plus propices à la philosophie…
B. C. : C’est une idée fausse contre laquelle cet ouvrage se bat : en France - dans la France heideggérienne de mes maîtres -, on a pensé que le grec et l’allemand (qui serait encore plus grec que le grec !) étaient les seules langues possibles pour bien philosopher. S’il est vrai que c’est en Grèce, et donc en grec, qu’est née la philosophie, et que l’Allemagne a produit un bon nombre de très grands philosophes, je me méfie de ce qu’on appelle le « génie » des langues.
Le propos du dictionnaire n’est surtout pas de faire une hiérarchie entre les langues, mais de dire « voilà comment cela fonctionne dans cette langue, voilà comment cela fonctionne dans ce texte » et de construire des ponts entre ces différents univers.
Vous avez sous-titré votre ouvrage Dictionnaire des intraduisibles… Qu’est-ce qu’un intraduisible ?
B. C. : Un intraduisible, c’est un symptôme de la différence des langues. Il peut relever de la sémantique – mind, ce n’est pas tout à fait Geist, ni tout à fait « esprit » –, comme de la syntaxe et de la grammaire (le genre des noms, l’ordre des mots). Comme j’aime à le dire, c’est un mot qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire : un mot qu’on traduit tout le temps, mais mal, et qu’il faut retraduire. Le mot russe pravda, que les Français ont tendance à rendre par « vérité », veut d’abord dire « justice » en russe… À l’inverse, le mot « vérité » en français évoque la conformité et l’exactitude pour lesquelles le russe a un autre mot, istina. Au total, dans le dictionnaire, 1 500 mots employés couramment en philosophie, pris dans leurs réseaux terminologiques, ont ainsi été explorés dans leur polysémie et mis en correspondance de langue à langue. Il a fallu plus de quinze ans pour arriver à ce résultat, et la participation de 150 collègues philosophes et traducteurs, polyglottes évidemment.
Que s’est-il passé depuis la parution des Intraduisibles, il y a dix ans ?
B. C. : Énormément de choses ! Publié d’abord à quelque 1 500 exemplaires, le dictionnaire a été un vrai succès de librairie (pour ce type d’ouvrage, NDLR) et s’est vendu à près de 15 000 exemplaires. Nous appelons aujourd’hui de nos vœux une publication en poche, mais rien n’est encore fait… Surtout, Les Intraduisibles ont séduit au-delà de nos frontières et ont donné lieu à près de dix traductions différentes. Une version ukrainienne, une version américaine et une version arabe sont déjà publiées. D’autres sont en cours, en hébreu, en roumain, en portugais du Brésil, en espagnol au Mexique, en russe, en italien, en grec, et bientôt en chinois…2 Il faudrait d’ailleurs plutôt parler d’adaptations que de traductions stricto sensu. Les Intraduisibles en arabe se sont ainsi concentrés sur le vocabulaire politique, avec des mots comme « peuple », « loi », « État » ou « sécularisation ».
D’autres projets sont-ils en cours ?
B. C. : Au-delà du dictionnaire à proprement parler, d’autres projets ont été lancés dans le même esprit. Conduit par des directeurs du patrimoine et des linguistes, Les Intraduisibles du patrimoine en Afrique subsaharienne 3 explore les manières de dire « patrimoine » et « musée », non seulement en français ou en anglais, mais aussi en peul et en bambara. Ce projet est parti du constat que les Africains ont très peu de sites classés à l’Unesco, et que le vocabulaire nécessaire pour déposer des dossiers y est peut-être pour quelque chose. Les Intraduisibles des trois monothéismes ambitionne, lui, de trouver les mots autour desquels chacun des trois livres sacrés s’enroule et les correspondances qui existent (ou pas) entre tous ces termes. Une véritable œuvre de salut public en la période que nous vivons.
À lire aussi, le billet de Barbara Cassin : « Plaidoyer contre l’évaluation permanente »
En librairie :
Le Vocabulaire européen des philosophies, Barbara Cassin (dir.), Seuil/Le Robert, 2004, 1 560 p., 96,40 €
Philosopher en langues. Les intraduisibles en traduction, Barbara Cassin (dir.), Éditions Rue d’Ulm, novembre 2014, 224 p., 19 €
- 1. Philologue et philosophe, Barbara Cassin est directrice de recherche émérite au Centre Léon-Robin (CNRS/Univ. Paris-Sorbonne/ENS).
- 2. Un recueil rassemblant les préfaces de ces ouvrages et de nouveaux articles paraît ces jours-ci aux Éditions Rue d’Ulm : Philosopher en langues. Les intraduisibles en traduction.
- 3. L’ouvrage, dirigé par Barbara Cassin et Danièle Wozny, paraît également ces jours-ci chez Démopolis.
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Auteur
Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.
Commentaires
Bonjour,
Amanichéisme le 20 Novembre 2014 à 23h21De la même façon que pour se
Bron le 24 Novembre 2014 à 16h50Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS