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La croissance, une affaire d'énergie
Chef économiste à l’Agence française de développement et directeur de la chaire « Énergie et prospérité », vous êtes connu pour vos critiques des modèles et des postulats qu’utilisent les économistes « orthodoxes », en particulier leur insuffisante prise en compte des problématiques énergétiques. Pouvez-vous nous expliquer sur quoi se fonde le lien fort que vous établissez entre consommation d’énergie et croissance ?
Gaël Giraud : Avant même de considérer la croissance du PIB, il est important de prendre un peu de recul historique ! Il y a 11 000 à 12 000 ans environ, les populations nomades du Croissant fertile se sédentarisent à la faveur de l’invention de l’agriculture. Cette étape majeure a deux effets évidents : elle permet d’extraire de la biosphère une quantité bien plus importante d’éléments nécessaires à la vie humaine (calories, etc.) que le mode de vie des chasseurs-cueilleurs et elle autorise l’augmentation du rythme des naissances. Celles-ci passent d’environ une naissance tous les quatre ans par femme en âge de féconder à une naissance tous les deux ans en moyenne. D’où une explosion de la population humaine à la surface de la planète. Or qu’est-ce que l’agriculture sinon l’apprivoisement de la photosynthèse à des fins favorables à la reproduction de l’humanité ?
N’est-il pas un peu abusif de parler d’économie ou de croissance dans ce contexte ?
G. G. : Pas forcément… En tout cas, ces deux termes deviennent parfaitement légitimes à partir de la seconde grande étape au tournant du XIIe siècle. Cette époque voit la mise en place d’un protocapitalisme : naissance de villes autonomes, émergence des marchands, sortie de la féodalité, élaboration des premiers réseaux bancaires européens. Or quel changement sépare radicalement cette période de la féodalité antérieure ? La multiplication des moulins à vent et à eau sur le territoire européen. De nouveau, il s’est agi de dompter une forme d’énergie qui, jusqu’alors, n’était exploitée que de manière marginale.
produit donc pas
de la prospérité
par magie :
la technique,
le capital et le
travail lui sont
complémentaires
Troisième étape, la mieux connue en apparence : les révolutions industrielles qui s’étalent du milieu du XVIIIe siècle à la fin du XIXe. Une fois encore, l’essentiel consiste en la découverte de manières inédites d’exploiter l’extraordinaire productivité des énergies fossiles, lesquelles étaient évidemment connues depuis longtemps. Bien entendu, ces trois jalons historiques majeurs montrent que l’usage de l’énergie s’accompagne nécessairement de technologies nouvelles, de formes neuves de capital productif et de « nouveaux métiers » : agriculteur, meunier, ouvrier… pour faire bref. L’énergie ne produit donc pas de la prospérité par magie : la technique, le capital et le travail lui sont complémentaires. C’est cette complémentarité qui, d’après mes travaux, est au cœur de la croissance économique que nous avons connue depuis deux siècles.
Comment mesurez-vous la dépendance du PIB vis-à-vis de l’énergie ?
G. G. : Pour désigner et évaluer cette dépendance, les économistes parlent plutôt d’élasticité du PIB par rapport à l’énergie : la plupart l’estiment voisine de 8-10 %. Pourtant, l’analyse de séries temporelles longues de consommation d’énergie primaire sur une trentaine de pays montre qu’en fait elle est durablement et structurellement proche de 60-70 %. Pour être plus précis, lorsque la consommation d’énergie primaire augmente de 10 %, le PIB tend à croître de 6-7 % en moyenne, avec éventuellement un retard pouvant aller jusqu’à dix-huit mois. Bien sûr, ce constat doit tenir compte du fait que beaucoup d’autres variables s’agitent en même temps que la consommation d’énergie, lesquelles ont aussi une influence sur le PIB. Il faut donc interpréter cela avec précaution. Par ailleurs, le ratio de 60 % varie selon les pays et les époques : il est plus faible aujourd’hui en Europe qu’aux États-Unis, et il est plus faible aujourd’hui qu’avant les deux chocs pétroliers des années 1970. Mais une chose est sûre : nos économies sont beaucoup plus dépendantes de l’énergie que les économistes « orthodoxes » ne veulent bien l’admettre.
Comment les économistes peuvent-ils négliger l’impact de l’énergie ?
G. G. : Pas tous les économistes, surtout ceux issus du courant dominant néoclassique ! Pour les physiciens, il ne fait aucun doute que rien n’advient sur cette Terre sans l’intervention, à un endroit ou un autre, de l’énergie. Pourtant cette trivialité n’est pas admise par tous les économistes néoclassiques. La plupart d’entre eux continuant d’utiliser des petits raisonnements fort discutables pour justifier leur désintérêt à l’égard de l’énergie et de l’ensemble des ressources naturelles. Ces « petits raisonnements » sont justement ceux que Steve Keen déconstruit dans son ouvrage L’Imposture économique1. Les matières premières non énergétiques sont également un énorme sujet, au premier rang desquelles les minerais, ce que confirme largement le travail de recherche que j’ai entrepris avec Olivier Vidal, de l’Institut des sciences de la Terre2, à Grenoble.
Comment votre modèle peut-il rester compatible avec le fait que, par exemple, le PIB a augmenté en France depuis dix ans alors que la consommation d’énergie fossile a diminué ?
G. G. : Tout simplement parce que nous consommons d’autres types d’énergie que des énergies fossiles. En France, la consommation annuelle d’énergie primaire a atteint son plafond aux alentours de 2004, puis a connu une chute en 2007. Depuis lors, on reste sur un plateau autour de 250 millions de tonnes équivalent pétrole (TEP). Le PIB, quant à lui, a continué de croître jusqu’en 2007 puis, lui aussi, a connu un effondrement en 2007-2009, suivi d’une brève reprise qui ne faisait que rattraper en partie la richesse évaporée du fait de la crise financière. Enfin, depuis 2011, le PIB français stagne. Le fait même que le PIB réagisse avec retard aux variations de notre consommation d’énergie implique que le sens de la causalité va bien de l’usage des énergies vers le PIB, et non l’inverse. C’est du reste ce que l’on observe dans tous les pays pour lesquels on dispose de statistiques fiables.
Comment votre analyse peut-elle avoir un impact sur les choix de politique économique ?
G. G. : Vous comprenez aisément que, si la prospérité économique d’un pays comme la France dépend de manière cruciale de son aptitude à consommer de l’énergie – et c’est vrai de la France comme de tous les pays, à des degrés divers –, alors il devient vital d’engager une transition énergétique. Il y a, en effet, deux raisons pour lesquelles notre pays ne peut plus impunément augmenter sa consommation d’énergie fossile. Premièrement, le dérèglement climatique qu’induit l’émission de carbone. Deuxièmement, la raréfaction du flux d’énergie fossile que nous pouvons extraire du sous-sol. Ce dernier point est encore controversé, même chez les rares économistes qui s’intéressent à l’énergie. En effet, il ne fait aucun doute qu’il reste encore énormément de carbone sous terre, et même beaucoup trop. Si nous déstockons tout le charbon disponible, nous achèverons de mettre le climat sens dessus dessous. En revanche, il y a actuellement un goulet d’étranglement sur le flux de ce que nous pouvons extraire du sous-sol en une journée. Avec les techniques conventionnelles, depuis 2005, ce flux plafonne autour de 87 millions de barils/jour, comme l’a admis l’Agence internationale de l’énergie.
L’exploitation des ressources non conventionnelles comme les gaz et huiles de schistes ne change-t-elle pas la donne ?
G. G. : La question de savoir si les techniques de fracturation hydraulique permettront de crever durablement ce plafond reste ouverte. Il est toutefois permis de rester sceptique. Quoi qu’il en soit, sans énergie, nous n’aurons aucun moyen d’assurer la prospérité de notre économie, laquelle ne se mesure pas par le PIB. Du coup, il convient, je crois, d’engager ce grand projet consistant à transiter d’une économie essentiellement carbonée, héritée de la révolution industrielle, vers une économie décarbonée.
la transition
d’une économie
carbonée, héritée
de la révolution
industrielle, vers
une économie
décarbonée.
Le comité des experts pour le débat national sur la transition, présidé par Alain Grandjean, et dont j’ai fait partie, a dessiné des feuilles de route pour la transition en France. Des solutions de financement ont été proposées par ce comité. Le rapport Canfin-Grandjean qui a été remis au président de la République dresse un panorama des outils financiers dont nous disposons pour financer les énormes efforts d’investissement en infrastructures que nous devons fournir afin de réduire nos émissions de gaz à effet de serre au Nord et d’adapter les économies du Sud à un réchauffement climatique déjà entamé depuis vingt ans. Contrairement à ce que prétendent certains économistes qui répètent que personne ne sait comment engager la transition, il existe des propositions très concrètes.
Quelles sont vos recommandations en ce qui concerne la transition énergétique ?
G. G. : Je crois que la question de savoir quel « mix » énergétique nous voulons adopter d’ici une vingtaine d’années ne relève pas seulement du débat technique : elle engage des options de société qui requièrent une discussion démocratique et des choix politiques. La place que nous souhaitons donner au nucléaire doit évidemment faire partie de ce débat. Ensuite, le plus urgent, du côté des économistes, est d’incorporer sérieusement les questions climatiques, énergétiques et écologiques dans nos modèles. Le groupe 3 du Giec3 tente cette gageure, mais les difficultés qu’il rencontre montrent que la communauté des économistes a beaucoup de mal à dialoguer avec celles des climatologues.
La ministre de l’Écologie, Ségolène Royal a adressé un courrier au ministre des Finances, Michel Sapin, lui demandant que les modèles économiques utilisés à Bercy prennent sérieusement en compte ces enjeux décisifs. Cela est crucial car, comme vous le savez, les lunettes avec lesquelles nous regardons le monde orientent de manière décisive la direction que nous choisissons de prendre. Enfin, avec Jean-Pierre Ponssard, nous avons lancé cette année une chaire « Énergie et prospérité » qui a vocation à étudier les relations entre énergie et économie, tant au niveau macroéconomique que du point de vue micro ou encore du côté des secteurs bancaire et assuranciel.
Sur le même sujet, la première partie de l'interview de Gaël Giraud, consacrée à la critique des modèles économiques néo-classiques : « L’économie malade de ses modèles »
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Auteur
Lydia Ben Ytzhak est journaliste scientifique indépendante. Elle travaille notamment pour la radio France Culture, pour laquelle elle réalise des documentaires, des chroniques scientifiques ainsi que des séries d’entretiens.
Commentaires
C'est une idée (je n'ose pas
gnedel le 27 Août 2015 à 16h37Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS