Logo du CNRS Le Journal Logo de CSA Research

Grande enquête « CNRS Le Journal »

Votre avis nous intéresse.

Le CNRS a mandaté l’institut CSA pour réaliser une enquête de satisfaction auprès de ses lecteurs.

Répondre à cette enquête ne vous prendra que quelques minutes.

Un grand merci pour votre participation !

Grande enquête « CNRS Le Journal »

Sections

Droite radicale : les femmes s’y mettent aussi (surtout en France)

Droite radicale : les femmes s’y mettent aussi (surtout en France)

20.01.2023, par
Isoloir habillé en drapeau tricolore lors des élections législatives de juin 2022, au Touquet, dans les Hauts-de-France.
Les femmes votent-elles moins que les hommes pour les partis de droite radicale populiste ? Oui, mais… Ce différentiel, mesuré durant des décennies en Europe, s’estompe depuis quelques années, particulièrement en France. Explications avec Nonna Mayer, spécialiste de sociologie électorale.

Les femmes ont été traditionnellement moins enclines que les hommes à voter pour les partis dits de « droite radicale populiste1 » en Europe selon un large corpus de recherches développées dès la fin des années 19802. Tout d’abord, que sont ces mouvements politiques contemporains ?
Nonna Mayer3
. Le terme de « droite radicale populiste » s’est progressivement imposé pour désigner, en Europe, des partis comme le Front national (FN) français et souligner leurs différences, comparés aux extrêmes droites des années 1930, au nazisme et au fascisme. Trois traits au moins les caractérisent : le populisme opposant le peuple sain aux élites corrompues, le nativisme ou nationalisme d’exclusion hostile aux étrangers et aux immigrés, et l’autoritarisme. 
 
Ce différentiel d’adhésion à ces partis, entre femmes et hommes, a un nom : c’est le Radical Right Gender GapFermerPhénomène selon lequel les femmes sont moins enclines que les hommes à voter pour les partis de droite radicale et démontré grâce à de nombreux travaux de recherche ces dernières décennies. L’expression a été utilisée pour la première fois en 2004 par la chercheuse afro-américaine Terri E. Givens.. Comment expliquer ce phénomène ?
N. M.
Parmi les nombreuses explications avancées, il y a d’abord le statut socio-professionnel. Partout dans le monde, ces partis obtiennent leurs meilleurs résultats chez les ouvriers, qui se considèrent comme des perdants de la mondialisation, concurrencés par l’immigration et l’ouverture des frontières.

Les valeurs féministes sont à l’opposé de la vision traditionnelle du rôle des femmes véhiculée par la plupart de ces partis. Leur diffusion explique en partie le différentiel femmes/hommes.

Or ce sont principalement des hommes exerçant des métiers manuels, peu qualifiés, mal rémunérés, tournant leur ressentiment contre les immigrés. Les femmes, qui exercent plus souvent des métiers non manuels, notamment dans le secteur public, seraient moins exposées et donc moins sensibles à cette rhétorique. Ce différentiel s’explique aussi par la diffusion des valeurs féministes, en particulier chez les plus jeunes, qui sont à l’opposé de la vision traditionnelle du rôle des femmes véhiculée par la plupart de ces partis.

Chez les femmes plus âgées, plus religieuses et plus pratiquantes que les hommes, c’est le christianisme qui ferait rempart à ces partis dont le message est contraire à celui des Évangiles. Surtout, une socialisation politique différente conforterait les stéréotypes de genre. L’éducation des garçons met plus en avant l’affirmation de soi et l’agressivité, celle des filles la douceur et l’obéissance. Elle développe chez elles une conformité aux normes sociales qui les détourneraient de droites radicales stigmatisées comme extrêmes, violentes et antisystème.

À quel point le phénomène a-t-il été remarquable en France ?
N. M. Aux scrutins présidentiels français, on a noté jusqu’à 7 points d’écart entre la proportion d’électrices et d’électeurs votant pour Jean-Marie Le Pen à l’élection de 1995. Et ce différentiel persiste même quand on prend en compte les autres caractéristiques susceptibles de l’expliquer comme l’âge, le niveau de diplôme, la pratique religieuse, la profession, les orientations idéologiques...

Marine Le Pen en meeting à Toulouse en février 2012, année de basculement pour son parti dont elle a adouci l'image et qui veut s'adresser davantage aux femmes.
Marine Le Pen en meeting à Toulouse en février 2012, année de basculement pour son parti dont elle a adouci l'image et qui veut s'adresser davantage aux femmes.

Puis, à partir de 2012, alors que Marine Le Pen vient de prendre la suite de son père à la tête du FN, vos travaux45 montrent que ce Radical Right Gender GapFermerPhénomène selon lequel les femmes sont moins enclines que les hommes à voter pour les partis de droite radicale et démontré grâce à de nombreux travaux de recherche ces dernières décennies. L’expression a été utilisée pour la première fois en 2004 par la chercheuse afro-américaine Terri E. Givens. (RRGG) s’effondre en France…
N. M. En effet, en 2012, il n’y a plus de différence entre le vote des hommes et des femmes pour Marine Le Pen alors que celle-ci se présente pour la première fois à la présidentielle. Même chose pour celle de 2017, le « traditionnel » différentiel s’inversant même chez les plus jeunes puisqu’un tiers des femmes entre 18 et 24 ans votent pour elle au premier tour contre seulement un quart des hommes du même âge. Enfin, une analyse de régression logistique6 réalisée pour le scrutin présidentiel de 2022 avec ma collègue Anja Durovic, postdoctorante au Centre Émile Durkheim à Sciences Po Bordeaux, montre que la probabilité de voter Marine Le Pen est plus forte chez les jeunes électeurs de moins de 35 ans sans distinction de sexe.

En 2012, il n’y a plus de différence entre le vote des hommes et des femmes pour Marine Le Pen alors que celle-ci se présente pour la première fois à la présidentielle.

Mais il faut nuancer cette disparition du RRGG qui ne s’observe que pour l’élection présidentielle, celle qui mobilise le plus en France, y compris dans les populations les moins favorisées. Le différentiel réapparaît dans les scrutins intermédiaires perçus comme moins importants tels que les élections européennes, régionales ou municipales. Les femmes y votent moins, surtout celles de milieu populaire, les plus susceptibles de voter pour Marine Le Pen.

Les femmes ont donc voté pour Marine Le Pen aux trois dernières présidentielles au moins autant que les hommes. Quelles mutations sociétales pourraient expliquer ces résultats ?
N. M. Sur le plan religieux, l’Église semble moins un rempart contre ces droites. Tandis que la peur de l’islam entraîne une crispation identitaire chez les catholiques français qui les rend plus réceptifs aux thèses du Rassemblement national (RN). Le féminisme a aussi généré une réaction anti-féministe, y compris chez certaines femmes. On l’a vu à travers les mobilisations de « La Manif pour tous » de 2013. Enfin, sur le marché du travail, un prolétariat de services majoritairement féminin, principalement dans le secteur du care (assistante maternelle, aide à domicile, garde d’enfant, gardiennage…), a connu un fort essor. Il est aussi précaire et mal payé que le prolétariat ouvrier et la proportion d’étrangers y est aussi forte, voire supérieure.
 
La stratégie de normalisation de Marine Le Pen joue-t-elle aussi un rôle dans cette inflexion ? 
N. M. Oui, la candidate du RN a ciblé d’emblée l’électorat féminin. Elle s’est présentée en tant que femme française, moderne, émancipée sur le plan professionnel et politique, à laquelle les femmes peuvent s’identifier. Elle a adouci, « désextrémisé » son image, et choisi de présenter le RN comme un parti qui défend les droits des femmes, ainsi que ceux des LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels/bisexuelles, transgenres,) et des juifs, face à la menace de l’islamisme radical, instrumentalisant ainsi le féminisme à son profit. Mais le cœur de son programme ne diffère en rien de celui de son père, centré sur la préférence (ou priorité) nationale réservant emplois, aides sociales et logements aux Français, et sur la dénonciation des maux attribués à l’immigration. Les femmes qui votent pour Marine Le Pen sont tout aussi acquises à ces idées que les hommes, sur la même ligne nationaliste, anti-immigrés, anti-Union européenne. Le charisme de Marine Le Pen et le changement d’image du RN les a encouragées à franchir le pas.

Le parti Reconquête! d'Éric Zemmour, ici en meeting aux Arènes de Metz en mars 2022, occupe le terrain laissé libre par le Rassemblement national en adoptant une posture plus radicale dont les femmes se détournent en partie.
Le parti Reconquête! d'Éric Zemmour, ici en meeting aux Arènes de Metz en mars 2022, occupe le terrain laissé libre par le Rassemblement national en adoptant une posture plus radicale dont les femmes se détournent en partie.

En 2022, Marine Le Pen est concurrencée par Éric Zemmour, fondateur du parti Reconquête!, qui incarne également une droite radicale populiste mais adopte une posture plus radicale. Votre enquête a montré une persistance du RRGG pour ce dernier. Comment avez-vous procédé ?
N. M. Éric Zemmour a en effet reconstitué à son encontre le RRGG qui existait du temps de Jean-Marie Le Pen, en hérissant une partie de l’électorat féminin par ses positions virilistes et sexistes. Cela signifie que, toutes choses égales par ailleurs, la probabilité de voter pour son parti est beaucoup plus forte chez les hommes que chez les femmes, avec une dimension sexiste indéniable. Pour le montrer, notre enquête a inclus des indicateurs du sexisme « traditionnel », selon lequel la place des femmes est au foyer, et du sexisme dit « moderne » qui acte l’émancipation des femmes mais estime que le féminisme est allé trop loin. Les deux ont un impact décisif sur le soutien à Zemmour alors que ni le genre ni le sexisme n’ont le moindre effet sur le vote Marine Le Pen ou RN.

Marine Le Pen, au second tour de l’élection présidentielle, a perdu tout en réalisant son meilleur score : 41,5 %. Le parti de Giorgia Meloni n’a mobilisé qu’un gros quart de l’électorat aux législatives et cela lui a suffi pour accéder à la tête du gouvernement.

L’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni en Italie s’inscrit-elle dans la même dynamique que les succès de Marine Le Pen ?
N. M. Pas tout à fait, les contextes politiques et culturels sont différents. Marine Le Pen, au second tour de l’élection présidentielle, a perdu tout en réalisant son meilleur score : 41,5 %. Le parti de Giorgia Meloni n’a mobilisé qu’un gros quart de l’électorat aux dernières législatives mais cela lui a suffi à accéder à la tête du gouvernement, grâce à son alliance avec la Ligue de Matteo Salvini et le parti Forza Italia de Silvio Berlusconi.

Par ailleurs, ces deux femmes partagent certes une vision du monde nationaliste, xénophobe et populiste. Mais Giorgia Meloni se définit d’abord comme catholique : son slogan est « Dieu famille patrie », et elle pourfend l’avortement et, selon sa façon de le nommer, le « lobby » LGBT. Marine Le Pen défend quant à elle la laïcité, et elle se définit comme une « quasi-féministe » qui « comprend » les femmes qui avortent. Elle n’a pas défilé lors de « La Manif pour tous ». Des positions plus à même de lui attirer le soutien des jeunes femmes que celles de Meloni.

La Première ministre d'Italie, Giorgia Meloni, ici à Rome en décembre 2022, se définit d’abord comme catholique, elle pourfend l’avortement et le « lobby » LGBT, alors que Marine Le Pen défend la laïcité et se définit comme « quasi-féministe ».
La Première ministre d'Italie, Giorgia Meloni, ici à Rome en décembre 2022, se définit d’abord comme catholique, elle pourfend l’avortement et le « lobby » LGBT, alors que Marine Le Pen défend la laïcité et se définit comme « quasi-féministe ».

Existe-t-il un différentiel entre hommes et femmes concernant le vote Macron et le vote Mélenchon en 2022 ?
N. M. Nous commençons juste à travailler là-dessus. Selon nos premiers résultats, le genre n’a pas d’effet sur ces deux votes, quel que soit le profil socio-démographique ou idéologique de la personne. Les attitudes relevant du sexisme ont un faible impact sur le vote Macron, l’impact est un peu plus élevé chez les personnes qui n’ont pas d’opinion tranchée sur le féminisme, et il est nul sur le vote Mélenchon. Mais une analyse fine des interactions entre genre, âge et sexisme, dans une perspective intersectionnelle, montre que les jeunes femmes entre 25 et 34 ans ont nettement plus de chances que les hommes du même âge de voter pour le candidat des Insoumis, à diplôme, profession, revenu et placement idéologique similaires. Ce pourrait être l’esquisse d’un nouveau « Modern Gender Gap », un réalignement progressif à gauche des nouvelles générations de femmes, en lien avec la diffusion des valeurs féministes dans les sociétés postindustrielles7. ♦

Notes
  • 1. L’expression est utilisée pour la première fois par le politologue néerlandais Cas Mudde dans Populism: A Very Short Introduction, Cas Mudde et Cristóbal R. Kaltwasser, Oxford University Press, 2017.
  • 2. Il s’agit en particulier des travaux réalisés sur des élections en France, en Allemagne et en Autriche entre 1988 et 1999 par Terri E. Givens dans « The Radical Right Gender Gap », Comparative Political Studies, 37(1), 2004, p. 30-54. Ses résultats sont confirmés par les travaux récents de Todd Donovan dans « Measuring and predicting the radical-right gender gap », West European Politics, Vol. 46, n° 1, 2022, p. 255-264 (En ligne : 24 mars 2022). https://doi.org/10.1080/01402382.2022.2034091
  • 3. Nonna Mayer est directrice de recherche émérite au CNRS, rattachée au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po (CEE, unité CNRS/IEP Paris).
  • 4. Études menées à partir de données de sondages postélectoraux (French Election Studies du CEE en 2012 et 2017). Pour 2022, il s’agit de l’enquête « Young Elect » coordonnée par Vincent Tiberj et Amaïa Courty (CED, Sciences Po Bordeaux) financée par l’INJEP, la Région Nouvelle-Aquitaine, le CEE et la Fondation Jean Jaurès, réalisée par Kantar (25 avril-10 juin 2022) auprès d’un échantillon national représentatif de la population inscrite sur les listes électorales (N=1223).
  • 5. Voir Nonna Mayer et Anja Durovic, « Wind of Change? La recomposition des gender gaps électoraux à l’élection présidentielle française de 2022 », Revue française de science politique, 72(4), juillet-août 2022 (à paraître février 2023) ; Nonna Mayer ,“The impact of gender on votes for the Populist Radical Rights: Marine Le Pen vs. Eric Zemmour”, Modern & contemporary France, 2022. https://doi.org/10.1080/09639489.2022.2134328.
  • 6. Analyse contrôlant par l’âge, le sexe, le diplôme, la pratique religieuse, la situation économique, le lieu de résidence, le positionnement politique, et toute une série d’attitudes dont le sexisme.
  • 7. Au sujet du Modern Gender Gap, voir Rising Tide: Gender Equality and Cultural Change Around the World, Ronald Inglehart et Pippa Norris, Cambridge University Press, 2003.
Aller plus loin

Auteur

Matthieu Stricot

Spécialisé dans les thématiques liées aux religions, à la spiritualité et à l’histoire, Matthieu Sricot collabore à différents médias, dont Le Monde des Religions, La Vie, Sciences Humaines ou encore l’Inrees.

Commentaires

0 commentaire
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS