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« La propriété privée n’a absolument rien de naturel »
Vous êtes spécialiste d’histoire environnementale. Pourquoi vous êtes-vous intéressé à la « propriété » ?
Fabien Locher1 C’est l’une des institutions les plus puissantes et les plus opaques de la modernité. Elle s’impose à tous et même en partie aux États, qui l’organisent mais ne peuvent y déroger que dans des circonstances limitées et codifiées. La propriété privée peut d’ailleurs être vue comme une forme de protection contre les dérives tyranniques ou autoritaires – c’est notamment une idée très implantée aux États-Unis. Mais cette même propriété privée est souvent présentée comme une évidence, comme quelque chose de naturel.
Et pourtant… elle n’a absolument rien de naturel ! C’est une forme d’appropriation qui a une histoire, qui n’est pas de toute éternité et qui est dépendante de nos codes sociaux, de nos valeurs et de nos usages. C’est vrai, plus généralement, des différentes formes de propriété : propriété publique, propriété commune, droits collectifs... le monde de la propriété est vaste et complexe. Alors comment en sonder les mécanismes, les logiques profondes, les dimensions matérielles et écologiques ? Notamment avec cette idée du crash-test qui consiste à analyser ce qui se passe quand la propriété « percute » la survenue d’une catastrophe, idée que nous avons cherché à développer dans un volume collectif codirigé avec mon collègue Marc Elie, Crash Testing Property2.
Quelle interrogation a guidé ces recherches ?
F. L. Nous nous sommes d’abord demandé ce que devenait la propriété quand survenait une catastrophe, un séisme ou un grave accident industriel par exemple. Comment la répartition des biens, voire la forme même des institutions de la propriété, sont-elles modifiées ? Qui tire parti de ces situations, des « états d’exception » créés par les catastrophes ? Nous voulions aussi savoir si de tels désastres étaient susceptibles de mettre en exergue des caractéristiques méconnues ou cachées des formes de propriété et de leurs interactions avec les environnements… Ce questionnement a fait l’objet d’un colloque fin 2015, dont les interventions ont été publiées dans la revue Global Environment deux ans plus tard. Chaque article aborde un cas spécifique éclairant la problématique d’ensemble : par exemple les effets des inondations dans le delta du Bengale sur l’appropriation des terres par le colonisateur britannique, ou les effets du tsunami de 2004 en Indonésie. Il s’agissait aussi de considérer des catastrophes de type industriel, comme avec les effondrements géants causés par des mines dans la Belgique des années 1930.
Pour traiter tous ces sujets, il faut bien sûr mobiliser des spécialistes de plusieurs disciplines et périodes historiques : il faut une recherche collective. C’est aussi ce que j’avais voulu faire avec le projet Governpro, qui portait de manière plus générale sur l’histoire des interactions environnement-propriété aux XIXe et XXe siècles, et qui mobilisait des collègues de différents pays et spécialités.
La crise sanitaire liée au Covid-19 pourrait-elle être une nouvelle illustration pour ce type de travaux ?
F. L. Il reste encore énormément à faire pour analyser les dynamiques de la propriété dans leurs rapports aux processus environnementaux, mais aussi sanitaires. Il faudrait mener concrètement ces enquêtes, mais on peut déjà imaginer des pistes. Par exemple, les grandes épidémies ont-elles suscité des comportements opportunistes, comme les historiens l’ont démontré pour le célèbre tremblement de terre de Lisbonne de 1755, où l’on a vu certains se construire des patrimoines sur les ruines de la ville ? Les apports de l’histoire médiévale seraient aussi passionnants pour évaluer les effets, sur les dynamiques d’appropriation, d’épidémies de masse qui ont tué des proportions énormes de population.
Concernant l’épidémie de Covid-19, les enquêtes sociologiques nous en diront plus mais on peut penser aux effets du confinement sur notre perception de l’espace privé ou sur la hiérarchie des priorités s’agissant de l’habitat. Sur un autre plan, il est probable que cette pandémie relance les recherches sur les processus d’appropriation et d’exploitation des espaces naturels qui, en multipliant les contacts entre humains et animaux, font apparaître ces maladies appelées zoonoses dont le Covid-19 fait partie. Cela supposerait de fédérer des spécialistes d’histoire, d’anthropologie mais aussi d’écologie, de biologie, etc.
Historiquement, quelles ont pu être les conséquences des épidémies sur la propriété ?
F. L. Si j’en reviens aux travaux que nous avons rassemblés, je pense notamment à la question de l’héritage, que notre collègue australien Daniel Fitzpatrick a étudiée à propos du tsunami de 2004 : là, comme dans le cas d’autres catastrophes très meurtrières, le grand nombre de morts fait que beaucoup de propriétés se retrouvent littéralement en déshérence – les propriétaires comme les héritiers potentiels ayant disparu en grand nombre, parfois sans certitude sur leur décès.
Au-delà des réalités macabres que cela implique, ce sont des situations importantes à analyser : comment les autorités publiques, les pouvoirs locaux, les individus réagissent-ils face à cette déstabilisation de la propriété et de ses modalités de transmission ? Daniel Fitzpatrick montre qu’en Indonésie, c’est à l’échelle locale et sans attendre un règlement venu d’en haut que s’est faite la redistribution des terres. Cela révèle aussi que la propriété se joue à plusieurs niveaux, pas seulement dans les plans du cadastre ou les recueils de droit. La question de la prévention des maladies serait aussi intéressante à regarder : par exemple en quoi l’émergence de nouvelles normes sanitaires valorise ou dévalorise-t-elle certains types de bien dans certaines situations historiques ?
Certaines formes de la propriété permettent-elles de limiter ou d’augmenter l’exposition à des risques ?
F. L. Oui et c’est un point important. Contrairement à ce qu’on dit parfois, et comme la propriété, les catastrophes sont tout sauf « naturelles ». Pour faire simple, elles naissent de la rencontre d’un aléa (par exemple, la terre tremble) et d’une vulnérabilité qui, elle, est profondément sociale et historique. Or les formes de la propriété peuvent accroître ou diminuer cette vulnérabilité. On peut prendre l’exemple des assurances, qui sont une dimension importante de l’acte de posséder. On sait qu’aux États-Unis, la politique fédérale visant à développer un programme national d’assurance contre les inondations a eu pour effet d’accroître la vulnérabilité dans les zones côtières. En rendant possible d’assurer des biens pourtant très exposés, elle a eu tendance à encourager l’aménagement d’espaces qui n’auraient pas dû l’être... ce qui a généré de la vulnérabilité et des sinistres. À l’inverse, d’autres dispositifs liés à la propriété peuvent permettre de réduire la vulnérabilité des populations et des territoires aux catastrophes.
Par exemple ?
F. L. Pour changer complètement de lieu et d’époque, je pense au cas étudié par l’historien du Japon, Philip C. Brown, dans Crash Testing Property. Il analyse le « warichi », un système d’attribution des terres au sein de communautés rurales japonaises. Ce système, qui a existé du XVIIe au XXe siècle, consiste à classer les parcelles en fonction de qualités comme leur degré d’exposition aux risques – inondations, glissements de terrain… – ou le fait qu’elles soient plus ou moins fertiles. Dans un deuxième temps, ces terres sont regroupées par lots qui sont ensuite redistribués par tirage au sort. C’est un peu le même principe que le « voile d’ignorance » du philosophe John Rawls : comme personne ne sait ce qu’il recevra, tout le monde s’efforce de composer des lots aussi identiques ou équilibrés que possible. L’idée est de répartir le risque au sein de toute la communauté, pour éviter que certains se retrouvent beaucoup plus exposés aux catastrophes que d’autres. Ces communautés ne le font pas par égalitarisme ou sens de la justice, mais pour maintenir une cohésion de groupe qui leur permet, par exemple, de rester solvable pour les impôts à payer. Pour prendre un autre exemple, le politiste James Scott a montré le rôle joué par les terres possédées collectivement par les communautés pour réduire l’exposition aux aléas agricoles. Ce sont là des outils de gestion du risque, même s’ils jouent en même temps d’autres fonctions sociales.
Des approches similaires ont-elles existé en France ?
F. L. La réflexion politique sur les effets écologiques de la propriété a une longue histoire. Elle est active par exemple en France après la Révolution et tout au long du XIXe siècle. Avec mon collègue historien Jean-Baptiste Fressoz, en travaillant à notre livre sur l’histoire longue du changement climatique3, nous nous sommes notamment plongés dans les débats de l’Assemblée nationale. Ils parlent énormément des forêts, qui sont un enjeu majeur à cette époque comme source d’énergie, de matériau de construction, d'espace pour les animaux... Or les députés disent que les propriétaires de forêts ne peuvent pas en faire ce qu’ils veulent, car ce ne sont pas des biens comme les autres : les terrains boisés assurent la régulation climatique et hydrologique de régions entières, ils sont donc en interdépendance avec d’autres propriétés et ont des fonctions collectives. Seul l’État, disent les défenseurs des régulations, peut être le garant des équilibres : c’est pourquoi il a le droit – et même le devoir – de mettre des limites aux prérogatives de la propriété privée. Parce qu’à cette époque, on pense que déboiser signifie dégrader le climat, et potentiellement à grande échelle, les forêts cristallisent des luttes qui lient étroitement propriété et protection des ressources et des environnements. Les « communs » forestiers, eux, sont accusés à la Révolution d’entraîner la destruction des bois et donc l’érosion des sols et le déclin climatique.
Les débats sur le risque climatique commencent-ils au XIXe siècle ?
F. L. Non pas du tout. Avec Jean-Baptiste, nous montrons dans notre livre que les espoirs et les angoisses liés à l’idée d’un agir humain sur le climat émergent dès le XVe siècle, dans le sillage de l’exploration et de la conquête de l’Amérique. Mais le changement climatique incriminé n’est pas le changement actuel causé par le CO2 : ce sont les effets de la destruction des forêts sur les cycles de l’eau et les températures qui sont redoutés.
En revanche, cela a eu des effets profonds sur la production des savoirs sur le climat, dont nous héritons. Dès le XVIIIe siècle, la climatologie historique naît ainsi sous la plume de savants qui enquêtent sur les climats du passé en faisant la statistique des crues ou en recherchant des observations anciennes. On se demande dans quelle mesure l’humanité a une part de responsabilité dans la multiplication de saisons désastreuses et comment contrer la dégradation redoutée des climats. Comme nous le montrerons dans le livre, ces conceptions se réverbèrent aussi dans les empires où elles servent à justifier la colonisation.
Retrouve-t-on d’autres aspects de débats contemporains en étudiant le rapport entre propriété et dégradation de la nature ?
F. L. Oui tout à fait : par exemple, justement, dans le champ de l’histoire coloniale. L’un des grands arguments des colonisateurs des XIXe et XXe siècles est que les autochtones ne savent pas gérer leurs environnements, leurs ressources. Selon eux, l’« homme blanc » aurait alors toute légitimité à s’en emparer – par exemple en s’appropriant les communs des communautés – pour protéger la nature, les sols, la faune et la flore. Ce discours et les pratiques concrètes qui l’accompagnent ont notamment été analysés par l’historien et anthropologue Roderick P. Neumann, spécialiste de l’Afrique de l’Est, qui parle à leur propos d’« enclosures de la conservation ». Aujourd’hui encore, on retrouve des réminiscences postcoloniales de ces discours dans une certaine façon de pointer du doigt des populations locales accusées de mal gérer les ressources, voire de contribuer à la crise climatique. Les débats contemporains sur l’environnement et sa dégradation par l’humain ne datent donc pas que de quelques décennies : ils s’inscrivent en fait dans le temps long de l’histoire.
De manière générale, quels sont les enjeux de « l’histoire environnementale » que vous entendez développer ?
F. L. L’histoire environnementale a d’abord émergé aux États-Unis, dans le bouillonnement intellectuel et politique des années 1960-1970. À ce moment, de jeunes historiens décident de s’emparer des objets liés à la crise écologique, objets jusque-là laissés à l’écart de leur champ disciplinaire. Dans un premier temps, les thèmes des pollutions, de la protection de la nature, de l’histoire de l’environnementalisme, ont occupé une place importante. Mais le champ s’est beaucoup diversifié depuis une quinzaine d’années. On trouve désormais des réflexions sur le travail, le capitalisme, la guerre… et la propriété bien sûr ! La politique de recherche menée au début des années 2000, notamment au CNRS, y a contribué. La recherche publique, en donnant du temps au temps, a permis le développement de l’histoire environnementale en France.
Ce que je trouve intéressant, c’est aussi que cette recherche française est très tournée vers l’international : du fait des thèmes étudiés (et qui couvrent aussi bien le Japon que la Russie ou encore l’Éthiopie) et du fait de l’intensité des échanges entre collègues. C’est d’ailleurs pour faciliter le dialogue que nous avons choisi, avec mon collègue Frédéric Graber, de faire traduire et éditer un recueil de textes anglo-saxons importants sur les rapports environnement-propriété4. L’ambition de tous ces travaux est de mieux comprendre comment les dynamiques d’appropriation de la nature interagissent avec les pratiques concrètes d’exploitation et de protection, les processus écologiques et le rapport que les sociétés entretiennent aux environnements. La crise écologique majeure que nous vivons nous pousse à réinterroger le passé, pas pour en faire une lecture préconçue mais pour chercher à comprendre la trajectoire historique d’où notre présent a émergé. ♦
À lire sur notre site
La tragédie des communs était un mythe
- 1. Chargé de recherche au CNRS, au Centre de recherche historiques (CNRS/EHESS).
- 2. Fabien Locher et Marc Elie (dir.), Crash Testing Property. How disasters reshape and reveal property institutions. Europe and Asia, 19th-21th centuries, Global Environment, vol. 11, n° 2, 2018.
- 3. Fabien Locher et Jean-Baptiste Fressoz, Les Révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique XVe-XXe siècle (à paraître au Seuil en octobre 2020).
- 4. Fabien Locher et Frédéric Graber, Posséder la nature. Environnement et propriété dans l’histoire (éditions Amsterdam, 2018).
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Auteur
Formé à l’École supérieure de journalisme de Lille, Fabien Trécourt travaille pour la presse magazine spécialisée et généraliste. Il a notamment collaboré aux titres Sciences humaines, Philosophie magazine, Cerveau & Psycho, Sciences et Avenir ou encore Ça m’intéresse.
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