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Les Dénisoviens, la lignée fantôme

Les Dénisoviens, la lignée fantôme

21.07.2025, par
Temps de lecture : 9 minutes
Portrait d'un Dénisovien © Benoît Clarys
Portrait d’un Dénisovien par Benoît Clarys.
Série d’été « Homo avant Sapiens » 1/6 – Vieux d’environ 40 000 ans, les rares fossiles de nos ancêtres dénisoviens n’auraient jamais été identifiés sans les progrès de la paléogénétique. Leur attribution à une nouvelle espèce humaine témoigne aussi d’un changement de paradigme dans la recherche.

Cet article est paru à l'origine dans la revue Carnets de science n° 17

Une phalange d’origine inconnue, petit bout d’os ayant probablement appartenu à l’auriculaire d’un humain préhistorique. C’est ce que des archéologues russes trouvent en 2008 en fouillant la grotte de Denisova dans la région de l’Altaï, au sud de la Sibérie. Le site était étudié depuis une cinquantaine d’années au moins, quelques restes humains avaient même été découverts – des os, des bracelets… « On avait aussi des traces de fabrication d’outils et d’habitat, vieilles d’environ 50 000 ans et attribuées à Neandertal, des sites autour de cette grotte ayant livré des humains de Neandertal », renchérit la paléoanthropologue Silvana Condemi, du laboratoire Anthropologie bio-culturelle, droit, éthique et santé1, à Marseille, coautrice de L’Énigme Denisova (Albin Michel, 2024).

Mais deux ans plus tard, une analyse génétique de la phalange donne des résultats inattendus. « Première surprise : l’ADN est exceptionnellement bien préservé, souligne la biologiste Eva-Maria Geigl de l’Institut Jacques Monod2, à Paris. Surtout, poursuit-elle, d’autres équipes dévoilaient la même année des séquençages complets du génome de l’homme de Neandertal. Et ce n’était pas du tout les mêmes ! »

chantier de fouilles © Bence Viola, Max Planck Institute for Evolutionary Anthropology
Chantier de fouilles de la grotte de Denisova (Russie).
chantier de fouilles © Bence Viola, Max Planck Institute for Evolutionary Anthropology
Chantier de fouilles de la grotte de Denisova (Russie).

Lorsque les études sont publiées en 2011, c’est un choc pour la communauté scientifique internationale. Une autre population humaine a vécu dans cette région, en même temps que des groupes néandertaliens. « Les deux populations partageaient un ancêtre commun il y a environ 500 000 ans, résume Eva-Maria Geigl. Après une sortie d’Afrique, la branche néandertalienne est partie vers l’ouest de l’Europe et la lignée dénisovienne plutôt à l’est, avant de se recroiser bien plus tard. » Si l’on remonte encore plus loin, les deux lignées ont un ancêtre commun avec nous en Afrique. « La divergence avec Sapiens se serait produite il y a 600 000 à 700 000 ans. »

Chassé-croisé d’espèces humaines

Depuis la découverte de Denisova, d’autres fossiles ont été mis au jour ou parfois réattribués à cette nouvelle espèce, toujours grâce à des analyses génétiques : un fragment de mandibule au Tibet, ainsi qu’une molaire au Laos notamment. « Des morceaux de crâne et de dents ont aussi été retrouvés en Chine mais restent discutés », ajoute le paléoanthropologue Clément Zanolli, du laboratoire De la Préhistoire à l’actuel : culture, environnement et anthropologie3, à Bordeaux, qui a participé à la découverte de la molaire dans la grotte de Tam Pa Ling. Les fossiles de Dénisoviens sont en fait distribués sur toute la latitude nord-sud de l’Asie orientale. « Cette répartition suggère une importante capacité d’adaptation des Dénisoviens aussi bien implantés en altitude dans les régions froides du Tibet que dans un milieu chaud et humide, proche de la mer. »

réplique d'un fragment de phalange déposée sur un dessin à la craie des os de doigts humains
Réplique d’un fragment de phalange découvert en 2008 dans la grotte de Denisova (Russie), exposée au musée des Sciences naturelles de Bruxelles (Belgique).
réplique d'un fragment de phalange déposée sur un dessin à la craie des os de doigts humains
Réplique d’un fragment de phalange découvert en 2008 dans la grotte de Denisova (Russie), exposée au musée des Sciences naturelles de Bruxelles (Belgique).

Les Dénisoviens pourraient même être allés jusqu’en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Cette fois ce ne sont pas des découvertes fossiles qui en témoignent, mais la paléogénétique (lire « Un héritage avantageux », ci-dessous). Nos ancêtres laissent des traces dans notre génome, des séquences ADN héritées des premiers Homo sapiens mais aussi d’autres espèces humaines avec lesquelles ils se sont hybridés (on parle alors d’introgression). Les pourcentages varient d’une population à l’autre, en fonction de nos filiations respectives, permettant aux paléoanthropologues de reconstituer de lointains mouvements de population. En l’occurrence, environ 4 % du génome des habitants de Papouasie-Nouvelle-Guinée seraient hérités d’ADN dénisovien, contre moins de 1 % pour le reste des habitants d’Asie de l’Est – et ces marqueurs génétiques paraissent quasiment inexistants ailleurs dans le monde. Les paléoanthropologues estiment donc que les Dénisoviens se sont installés un bon moment dans l’archipel.

« Il y a deux grandes hypothèses, nuance Clément Zanolli. Soit une population dénisovienne aurait traversé la mer et, sur l’île, se serait hybridée avec Homo sapiens, soit l’hybridation aurait eu lieu sur le continent et cette lignée aurait ensuite gagné la région. » Cette seconde hypothèse a le mérite d’expliquer pourquoi aucun fossile de Dénisovien n’a été retrouvé, alors que d’autres espèces humaines ont été découvertes en Indonésie et aux Philippines – Homo erectus à Java, Homo floresiensis à Florès, Homo luzonensis à Luçon, etc. D’autres indices plaident cependant pour un métissage plus précoce : « La répartition hétérogène de l’ADN de Dénisoviens, plus présent chez les populations originaires de l’est de l’île, suggère que le métissage a  bien eu lieu sur place au gré des migrations », avance le chercheur.

Svante Pääbo, prix Nobel de physiologie ou médecine 2022 pour ses découvertes sur les génomes d’espèces humaines éteintes et l’évolution humaine, pose devant un squelette de Néandertalien en 2017.
Svante Pääbo, prix Nobel de physiologie ou médecine 2022 pour ses découvertes sur les génomes d’espèces humaines éteintes et l’évolution humaine, pose devant un squelette de Néandertalien en 2017.

Finalement, qui étaient les Dénisoviens, à quoi ressemblaient-ils et comment vivaient-ils ? « Probablement des petits groupes, une centaine d’individus en tout, très mobiles et adaptables », envisage Nicolas Brucato, chercheur en anthropologie moléculaire au Centre de recherche sur la biodiversité et l’environnement4, à Toulouse. Le fait qu’ils se soient mélangés avec des Néandertaliens et des Sapiens suggère qu’ils avaient une culture comparable, incluant l’usage du feu, d’outils et de formes de communication par exemple. « J’imagine spontanément une structure sociale incluant une hiérarchie, une répartition des rôles – certains vont à la chasse, d’autres gèrent les ressources… – et une envie d’aller voir ailleurs, de rencontrer d’autres communautés », poursuit Nicolas Brucato.

Portrait-robot

Autre fait marquant, l’un des fossiles attestés est un individu hybride de première génération ! Un fragment d’os retrouvé dans la grotte de Denisova appartient à la fille d’un père dénisovien et d’une mère néandertalienne. « L’ADN paternel comporte lui-même des traces d’hybridation plus anciennes, signale la biologiste Eva-Maria Geigl. Cela confirme que ces mélanges n’étaient pas exceptionnels et se sont produits à de multiples reprises dans l’histoire de l’humanité. »

Trois phalanges comparées : celles d’un Néandertalien (à gauche), d’un humain moderne (au centre) et d’une phalange partiellement reconstruite de Dénisovien.
Comparaison de phalanges d’un Néandertalien (à gauche), d’un humain moderne (au centre) et d’une phalange partiellement reconstruite de Dénisovien.
Trois phalanges comparées : celles d’un Néandertalien (à gauche), d’un humain moderne (au centre) et d’une phalange partiellement reconstruite de Dénisovien.
Comparaison de phalanges d’un Néandertalien (à gauche), d’un humain moderne (au centre) et d’une phalange partiellement reconstruite de Dénisovien.

Sur le plan physique, « on imagine une morphologie en mosaïque, évoque la chercheuse. Par exemple la phalange retrouvée en 2008, que nous avons analysée génétiquement et morphologiquement, est proche de celle de Sapiens, tandis que les dents paraissent plus archaïques et rapprochent l’espèce de Neandertal5. » Les molaires sont plus grosses et comportent des cuspides – sortes de pointes des dents – en plus grand nombre. « Nous en possédons quatre ou cinq, quand eux en avaient jusqu’à sept », précise Silvana Condemi. Dans L’Énigme Denisova, elle propose un portrait-robot à partir des analyses morphologiques et génétiques réalisées jusqu’à présent. « Dans la mesure où il s’agit du groupe frère de Neandertal, on peut raisonnablement imaginer un crâne plat et allongé vers l’arrière, un visage large et haut, une mâchoire également large et sans menton osseux », énumère la chercheuse. De manière générale, ils étaient probablement dotés d’une carrure trapue et robuste. « Le profil de méthylation prévoit un col du fémur semblable à celui de Neandertal, donc plus court et moins enfoncé que chez nous, ce qui devait leur donner une démarche assez différente », ajoute-t-elle.

Pour l’avenir, la communauté scientifique espère découvrir davantage de fossiles, notamment dans les îles d’Asie du Sud-Est où l’empreinte génétique de Denisova est si importante. « Les paléoanthropologues passent également la Chine au crible », ajoute Eva-Maria Geigl. Si des os ont été découverts au Tibet comme au Laos, comment imaginer que la région intermédiaire n’en abrite aucun ? « Le Graal serait de trouver un squelette relativement bien conservé, poursuit la chercheuse. Pour l’instant nous n’avons que des fragments mais je suis plutôt confiante pour l’avenir. » ♦

À lire :
L’énigme Denisova, Silvana Condemi, François Savatier et Benoit Clarys, Albin Michel, 2024, 320 p.

Un chercheur effectue un prélèvement d’ADN ancien au Max Planck Institute for Evolutionary Anthropology, à Leipzig (Allemagne).
Un chercheur effectue un prélèvement d’ADN ancien au Max Planck Institute for Evolutionary Anthropology, à Leipzig (Allemagne).

Un héritage avantageux

Les gènes légués par d’autres espèces humaines ancestrales sont le plus souvent dits « non codants » : de petites séquences ADN présentes dans le génome permettent aux scientifiques de repérer des hybridations, mais elles n’ont généralement pas d’effet sur l’organisme des personnes qui les possèdent. Dans le cas de Denisova cependant, les paléogénéticiens pensent avoir identifié des variations avantageuses pour celles et ceux qui en ont hérité. « C’est ce qu’on appelle une “introgression adaptative”, précise Nicolas Brucato, chercheur en anthropologie moléculaire au Centre de recherche sur la biodiversité et l’environnement6, à Toulouse. Des gènes hérités par hybridation favorisent la survie et la reproduction, et se diffusent donc au sein de la lignée. » Concrètement, Denisova aurait légué aux Papous des séquences ADN favorisant une meilleure immunité face à des pathogènes inconnus – autant dire un avantage décisif dans un environnement préhistorique, riche en virus et maladies en tout genre. Dans une toute autre région du monde, au Tibet, les habitants semblent avoir également hérité d’une adaptation de Denisova facilitant la vie en altitude, dans des environnements relativement pauvres en oxygène. ♦

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Notes
  • 1. Unité CNRS/Aix-Marseille Université/Établissement français du sang.
  • 2. Unité CNRS/Université Paris Cité.
  • 3. Unité CNRS/Ministère de la Culture/ Université de Bordeaux.
  • 4. Unité CNRS/IRD/Toulouse INP/Université Toulouse Paul Sabatier.
  • 5. « Une petite phalange réécrit l’histoire évolutive des humains », The Conversation, janvier 2020. Et aussi E. Andrew Bennett et al.,« Morphology of the Denisovan phalanx closer to modern humans than to Neanderthals », Sci. Adv. 5, septembre 2019.
  • 6. Unité CNRS/IRD/Toulouse INP/Université Toulouse Paul Sabatier.

Auteur

Fabien Trécourt

Formé à l’École supérieure de journalisme de Lille, Fabien Trécourt travaille pour la presse magazine spécialisée et généraliste. Il a notamment collaboré aux titres Sciences humaines, Philosophie magazine, Cerveau & Psycho, Sciences et Avenir ou encore Ça m’intéresse.