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Les Lumières brillent-elles encore au XXIe siècle ?

Les Lumières brillent-elles encore au XXIe siècle ?

30.11.2021, par
L'Encyclopédie, ouvrage monumental publié au XVIIIe siècle par Diderot et d’Alembert et emblématique des Lumières.
Les Lumières sont à l’honneur dans le pavillon français de l’Exposition universelle de Dubaï. Mouvement du XVIIIe siècle riche d’évolutions techniques et scientifiques en Europe, les Lumières n’ont-elles pas aussi ouvert la voie à un usage incontrôlé de celles-ci ? Analyse critique, sans triomphalisme ni procès facile, avec l’historien des sciences Stéphane Van Damme.

Vous avez participé, en tant que conseiller scientifique, à la conception du pavillon français « Lumière, Lumières » pour l’Exposition universelle de Dubaï1. Quels en sont le contenu et l’objectif ?
Stéphane Van Damme2. Une large partie de l’exposition est consacrée au progrès scientifique et technique du XVIIIe siècle à nos jours. Du point de vue historique, le siècle des Lumières est un moment d’interrogations et l’EncyclopédieFermerOuvrage monumental publié au XVIIIe siècle par Diderot et d’Alembert sous le titre Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. un lieu de synthèse qui tire le bilan de deux siècles de révolutions scientifiques en astronomie, histoire naturelle, sciences naturelles, sciences de la Terre, mathématiques, médecine... On peut citer de nombreuses découvertes et avancées, telles que l’observation de la comète de HalleyFermerComète, aujourd’hui sans doute la plus célèbre, dont le retour, en 1759, avait été calculé en 1705 par l’astronome anglais Edmond Halley (1656-1742), selon un retour périodique tous les 76 ans. En 1758, avec seulement quelques mois d’avance, la comète est bien revenue., la loi de l’attraction universelle de NewtonFermerLoi découverte par Isaac Newton en 1687, décrivant la gravitation comme une force responsable de la chute des corps et du mouvement des corps célestes, et de façon générale, de l’attraction entre des corps ayant une masse (par exemple, les planètes)., les classifications des espècesFermerMéthodes pour classer les espèces du vivant en fonction de caractères communs. Selon celle de Linné (1707-1771), obsolète quoiqu’encore utilisée pour les collections, chaque espèce est une donnée invariante de la Création. Georges Buffon (1707-1788) introduisit la notion de biogéographie et de chronologie de la Terre. Dans son Histoire naturelle, il traite de la question des ressemblances entre les êtres humains et les grands singes, et suggère une ascendance commune des mammifères. proposées par Carl Von Linné et Georges-Louis Leclerc de Buffon, les expéditions scientifiques pour vérifier que la Terre est aplatie aux pôles ou mesurer l’équateur... Tout cela survient dans le prolongement du siècle qui a vu les microscopes et les télescopes se généraliser.

L'espace "Lumière, Lumières" dans le pavillon France de l'Exposition universelle, qui se tient jusqu'au 31 mars 2022 à Dubaï.
L'espace "Lumière, Lumières" dans le pavillon France de l'Exposition universelle, qui se tient jusqu'au 31 mars 2022 à Dubaï.

Dans l’exposition, nous voulons montrer qu’une nouvelle forme d’encyclopédisme s’est mise en place à partir du XVIIIe siècle cherchant à modifier l’architecture des savoirs et à en faire un bilan. Nous souhaitons aussi mettre en évidence l’aspect utilitariste des sciences, en lien avec l’espace public, et travailler autour de la notion des Lumières comme imaginaire scientifique et technique.
 
Au-delà des savants et des découvertes, le siècle des Lumières a vu les sciences s’institutionnaliser, avec une dimension collective et des épistémologiesFermerL’épistémologie est une discipline qui prend la connaissance scientifique elle-même pour objet. concurrentes…
S. V.D. En effet. Les Lumières, c’est un mouvement européen pluriel qui compte plusieurs principes unificateurs. D’abord sur le plan des institutions, avec une révolution dans l’organisation des sciences. Les académies (Académie des sciences à Paris, Royal Society à Londres), apparues dans les années 1660, se sont multipliées au XVIIIe siècle dans toute l’Europe et dans les colonies (Saint-Domingue, Philadelphie, etc.). Des équipements scientifiques ont été créés, tels que des observatoires (Paris, Greenwich) et des jardins botaniques pour faire l’inventaire du monde naturel en rapportant des spécimens, des échantillons, des graines... Les laboratoires, de leur côté, ont pris la forme moderne qu’on leur connaît, permettant l’essor des cultures expérimentales. Émergent aussi des communautés de pratiques, avec des expérimentateurs et des fabricants d’instruments. À côté du latin, les langues vernaculaires se renforcent comme langues scientifiques. Et les champs de la recherche s’élargissent : les sociétés proches ou lointaines deviennent un objet d’étude scientifique à la fin du XVIIIe siècle, sous la forme de ce qu’on appellera, plus tard, l’ethnographie ou la sociologie.
 
Les femmes ont-elles occupé une place dans ces évolutions ?
S. V.D. Victimes d’un système fondé sur une logique d’exclusion, les femmes n’étaient pas admises dans les académies. Elles étaient aussi absentes des universités, hormis quelques cas exceptionnels en Italie, comme la mathématicienne Laura Bassi, à Bologne. Mais depuis le XVIIIe siècle, des femmes appartenant à l’aristocratie participaient à des cercles de discussions où elles admettaient des hommes et, par ce biais, pratiquaient les sciences. De grands savants comme Bernard Le Bouyer de Fontenelle (Entretiens sur la pluralité des mondes), Jérôme de Lalande (Astronomie des dames), ou Francesco Algarotti (Le Newtonianisme pour les dames), mettent en scène des femmes à qui on destine des savoirs mais qui sont largement écrits par des hommes. D’autres femmes ont eu un rôle très actif de production des sciences. C’est le cas d’Émilie du Châtelet, première traductrice de Newton en français, ou de Marie-Anne Lavoisier, qui a établi des comptes rendus sur les expérimentations en chimie menées par son mari.

Émilie du Châtelet (ici peinte par Maurice-Quentin de La Tour) fut la première traductrice de Newton en français.
Émilie du Châtelet (ici peinte par Maurice-Quentin de La Tour) fut la première traductrice de Newton en français.

On retrouve par ailleurs les femmes dans les domaines où elles tenaient déjà un rôle important, comme la botanique, en tant que dessinatrices, pépiniéristes ou herboristes. Mais elles restaient souvent invisibilisées dans les livres. Cette réalité tend toutefois à se renverser pendant les Lumières. Grâce à de nouveaux travaux et thèses en histoire de la chimie, de l’astronomie ou des sciences naturelles, on a désormais une vision beaucoup plus juste de la participation féminine qui, au-delà des préjugés dominants, n’était pas négligeable.
 
Chaque époque connaît son procès des Lumières, les accusant d’avoir ouvert la voie à des technologies meurtrières ou à un usage incontrôlé des sciences par les régimes totalitaires. Que dire de ces accusations ?
S. V.D. Les réactionnaires du XVIIIe siècle reprochaient aux Lumières de perturber l’ordre social, politique et religieux du pouvoir absolutiste. Car il y avait, derrière les Lumières françaises, l’idée d’une association entre les sciences et les réformes sociales et politiques. De plus, les anti-Lumières voyaient la rationalité d’un mauvais œil car, pour eux, comptait aussi une dimension sentimentale, une vision de la nature qui échappait au « réductionnisme » du naturalisme scientifique. Au XXe siècle, des accusations, émanant de la communauté scientifique elle-même, ont ensuite fait le procès d’une vision techniciste des sciences qui aurait abouti à la confection de l’arme nucléaire ou aux expérimentations médicales des nazis. Ils associaient la rationalité scientifique des Lumières à une science sans Dieu, donc sans conscience supérieure pour la guider. Mais il s’agit toujours d’interprétations, d’ailleurs elles changent selon les époques. Car les excès des sciences avaient été pointés dès le XVIIIe siècle. Ainsi, la peur des automates témoignait déjà d’une forme d’inquiétude. Les Lumières ont mis en œuvre une vision critique et réflexive sur les limites de la raison. C’est ce qu’explique notamment Kant, dans sa Critique de la raison pure.

Le premier métier à tisser complètement automatique, œuvre de Jacques de Vaucanson, mécanicien français et inventeur de nombreux automates, dont un exemplaire de 1748 est conservé au musée des Arts et Métiers à Paris.
Le premier métier à tisser complètement automatique, œuvre de Jacques de Vaucanson, mécanicien français et inventeur de nombreux automates, dont un exemplaire de 1748 est conservé au musée des Arts et Métiers à Paris.

Aujourd’hui, on accuse les Lumières de nous avoir précipités dans l’AnthropocèneFermerPériode actuelle des temps géologiques où les activités humaines ont de fortes répercussions sur les écosystèmes de la planète et les transforment à tous les niveaux. On fait coïncider le début de l’Anthropocène avec celui de la révolution industrielle, au XIXe siècle. destructeur, alors que des scientifiques se préoccupaient déjà de l’environnement. Comment expliquer cette ambivalence ?
S. V.D. À l’entre-deux-guerres, déjà, des critiques émanaient à l’encontre d’une science qui se serait éloignée de la nature. Aujourd’hui, le mouvement écologique accuse la rationalité scientifique d’être à l’origine de la crise environnementale car la science aurait permis l’exploitation des ressources naturelles à une échelle inédite. En Suède, Carl Von Linné avait en effet insisté dès le XVIIIe siècle sur l’idée que les sciences devaient être utiles à l’économie politique. Mais il y avait à l’inverse des scientifiques qui critiquaient déjà cette forme d’exploitation. Pierre Poivre et Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, naturalistes envoyés dans les colonies, avaient dénoncé l’exploitation des ressources forestières et mis en évidence la fragilité de l’environnement dans les îles tropicales.

Tableaux des systèmes sexuels des plantes par le naturaliste suédois Carl Von Linné (1707-1771).
Tableaux des systèmes sexuels des plantes par le naturaliste suédois Carl Von Linné (1707-1771).

Les Lumières sont également mises en cause pour avoir célébré l’esclavage et de prétendues hiérarchies raciales...
S. V.D. On sait aujourd’hui qu’une partie de la révolution scientifique a été financée à partir d’argent issu de la traite négrière. Nous sortons d’une vision scientiste, triomphaliste, masculiniste et racialiste des Lumières pour pointer une vision plus complexe et plus juste, qui n’oublie pas les aspects plus controversés mais les replace dans leur contexte.

Certains savants, comme Condorcet, étaient abolitionnistes, alors que d’autres, conservateurs, se sont orientés vers un certain eugénisme, avec une idée d’amélioration des races.

Ainsi, de nombreux projets des savants d’Ancien régime se sont heurtés aux réalités du terrain : il n’y avait pas toujours les hommes ni les finances pour les mener à bien. Ce n’étaient donc pas encore les sciences impériales qui apparaîtront parallèlement à la mise en œuvre coloniale, à la fin du XIXe siècle. Par ailleurs, le siècle des Lumières pose aussi un débat autour de la diversité humaine, avec une tension entre une forme de hiérarchisation raciale et une visée universaliste qui considère au contraire la rationalité comme partagée et cherche à définir une commune humanité.

Certains savants, comme Nicolas de Condorcet, étaient abolitionnistes, alors que d’autres, avec des positions beaucoup plus conservatrices, se sont orientés vers un certain eugénisme, avec une idée d’amélioration des races. Dans L’Héritage des Lumières (Seuil, 2019), Antoine Lilti met bien cette dialectique en évidence.
 
Quel rôle les Lumières ont-elles joué dans l’ouverture sur d’autres traditions savantes ?
S. V.D. La curiosité pour l’Asie est grande dès le Moyen Âge et persiste à l’époque moderne où des missionnaires, qui s’avèrent également astronomes, sont envoyés à Pékin. La science est utilisée comme vecteur d’une diplomatie européenne afin d’entrer en contact avec d’autres empires dans des espaces où les Européens ne sont pas dominants, que ce soit en Afrique, dans l’Empire moghol, en Chine, au Japon... Bien que la relation avec le commerce existe, ces contacts ne sont pas seulement motivés par un besoin de conquérir des marchés. Dans Humeurs vagabondes (Fayard, 2003), Daniel Roche met bien l’accent sur cette mobilité des Lumières qui se caractérise par l’ouverture à des traditions scientifiques non européennes, à travers une philosophie de la rencontre et des valeurs fondées sur une forme de cosmopolitisme.
 
Quel héritage nous reste-t-il des Lumières ?
S. V.D. Les Lumières sont fondées sur un idéal d’émancipation par l’éducation et les savoirs. À notre époque où l’on parle de société de la connaissance, d’intelligence artificielle, où tout le monde peut accéder à des « encyclopédies » en ligne et apprendre par soi-même à travers des tutoriels, il faut nous interroger sur la place des sciences et des scientifiques dans notre société. Nous ne sommes pas dans la même situation que les siècles précédents où la science moderne occupait une position en surplomb. La situation est beaucoup plus complexe et la société beaucoup plus ouverte, avec une large communauté d’amateurs de sciences. Tous ces éléments militent pour relancer un programme d’émancipation par les savoirs, sur un mode plus horizontal qu’auparavant. Et, pourquoi pas, inviter à une nouvelle collaboration entre les sciences et les citoyens. Je pense que l’histoire des sciences a un rôle fondamental à jouer dans ces nouvelles Lumières. ♦

Pour en savoir plus sur le pavillon français, « Lumière, Lumières », qui fait la part belle au patrimoine, à l'art et à l'innovation technologique :
https://www.expo2020dubai.com/fr/understanding-expo/participants/country-pavilions/france

Pour aller plus loin :
- Les Lumières à l’âge du vivant, Corine Pelluchon, Seuil, 2021.
- L’Héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Antoine Lilti, Seuil, 2019.
À toutes voiles vers la vérité. Une autre histoire de la philosophie au temps des Lumières, Stéphane Van Damme, Paris, Seuil, 2014.
- La Vitesse de l’ombre, Jean-Marc Lévy-Leblond, Seuil, 2006.
- Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Daniel Roche, Fayard, 2003.
 

Notes
  • 1. Reportée en raison de la pandémie, l’Exposition universelle de Dubaï (Émirats arabes unis) se déroule du 1er octobre 2021 au 31 mars 2022.
  • 2. Spécialiste de l’histoire des sciences et des savoirs de la Renaissance aux Lumières, Stéphane Van Damme est rattaché à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (CNRS/École normale supérieure ENS-PSL/Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Il occupe également une chaire d’histoire transnationale de l’Europe moderne à l’École normale supérieure.
Aller plus loin

Auteur

Matthieu Stricot

Spécialisé dans les thématiques liées aux religions, à la spiritualité et à l’histoire, Matthieu Sricot collabore à différents médias, dont Le Monde des Religions, La Vie, Sciences Humaines ou encore l’Inrees.

Commentaires

2 commentaires

"Certains savants, comme Condorcet, étaient abolitionnistes, alors que d’autres, conservateurs, se sont orientés vers un certain eugénisme, avec une idée d’amélioration des races". … associer l'eugénisme au conservatisme : un raccourci fâcheux. Progressisme quand tu nous tiens !
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