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« Sciences », une encyclopédie contemporaine
Encyclopédie. Le mot renvoie encore au siècle des Lumières, celui de Diderot et D’Alembert. Pourtant, c’est bien une encyclopédie du XXIe siècle qui se dessine depuis trois ans et dont les premiers volumes sont déjà imprimés. À l’heure où la curiosité se satisfait plus souvent d’un clic sur Internet que d’une lecture approfondie, et même si l’édition scientifique française a vu fondre ses tirages comme peau de chagrin, ce pari un peu fou est né dans la tête de Sami Ménascé, le président d’Iste, maison d’édition spécialisée dans les ouvrages scientifiques, notamment les sciences de l’ingénieur.
« Ce n’est pas un état des connaissances sous forme alphabétique, mais des livres, écrits par plusieurs auteurs, dont chaque chapitre traite un point de la science », expose Jean-Charles Pomerol, président du conseil scientifique d’Iste qui a présidé l’université Pierre et Marie Curie entre 2006 et 2011. Ce professeur d’informatique et d’intelligence artificielle insiste sur « l’organisation hiérarchique » de ces connaissances. Il explique la méthode : « À la tête de chaque grand domaine de recherche, un responsable définit des thèmes de la science, de la technologie et des humanités, puis recrute des spécialistes de ces thèmes qui vont eux-mêmes assurer la coordination d’un ou plusieurs ouvrages, avec les auteurs les plus pointus dans ce domaine, des chercheurs et enseignants reconnus dans le monde entier, dont de nombreux Français ». Bien sûr, des propositions d’article ou d’ouvrage peuvent émaner du bas de cette pyramide.
800 ouvrages en perspective
Fruits du travail entamé il y a trois ans, les premiers titres sont parus fin septembre. « L’encyclopédie souhaite répondre aux questions dans tous les champs du savoir, par exemple sur l’énergie, les océans, la biologie et l’écologie pour reprendre des problématiques très actuelles », précise Jean-Charles Pomerol qui vise un public « curieux et éduqué ». L’ensemble est divisé en neuf départements, trente-quatre domaines, et environ trois cents thèmes. Sous une unité de présentation, une couverture sobre, chaque ouvrage et même chaque chapitre peut se lire de manière indépendante. Une traduction en anglais est prévue, d’autres, en espagnol et japonais, envisagées.
« Le modèle classique, ce sera un livre de trois-cent-cinquante pages en une dizaine de chapitres, écrit chacun par un ou deux auteurs », détaille Gilles Pijaudier-Cabot. Ce professeur à l’université de Pau et des Pays de l’Adour, spécialiste de géomécanique au Laboratoire des fluides complexes et leurs réservoirs1, a en charge l’ensemble des sciences pures et appliquées. « Si on regarde l’édition scientifique internationale, personne ne propose cela. Soit on se tourne vers des ouvrages grand public qui ne permettent pas vraiment de comprendre les choses, soit vers des ouvrages trop techniques. »
La machine est lancée. « Une quarantaine de volumes sortiront d’ici la fin de l’année 2020, puis le travail se poursuivra au rythme de 150 à 200 ouvrages par an, jusqu’à 800 au total. À terme, nous réunirons autour de 20 000 auteurs », s’enthousiasme-t-il avant de livrer quelques titres publiés pour la Fête de la science 2020 : Les Océans, évolution et concept, Les Impacts du changement climatique, Le Contrôle intelligent des réseaux, La Réinvention de l’école… Il défend une œuvre vivante et évolutive. Si nécessaire, des mises à jour seront réalisées avec les chercheurs concernés.
Beaucoup de choix, mais quels choix ?
La démultiplication des connaissances et les accélérations technologiques suscitent des dilemmes de différents ordres. « Nous avons un devoir de complétude », souffle Gilles Pijaudier-Cabot. « Nous souhaitons être le plus exhaustif possible », ajoute Bernard Reber, son alter ego pour les sciences humaines et sociales. Sciences n’oubliera pas l’économie, la géographie, les sciences du langage, l’architecture, l’éducation, la sociologie et autres disciplines sous-développées au XVIIIe siècle. Le philosophe, directeur de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po2, promet d’ailleurs « des ouvrages qui explorent les problèmes, à l’interface des sciences, de la société et de la politique », avant de poursuivre : « Nous avons tous besoin de la science et de la technologie pour comprendre le monde dans lequel nous vivons et sortir des impasses actuelles. C’est devenu encore plus évident avec la crise du Covid-19 et les polémiques plus ou moins étayées qui l’accompagnent. Les sciences humaines et sociales apportent leur éclairage, que ce soit sur les questions climatiques, l’impact des technologies sur les sociétés, la façon dont les sciences contribuent à l’innovation, ce qu’on peut espérer ou ce qu’on risque. » Les questions inédites que posent les innovations techniques à la société seront donc traitées, y compris sous l’angle éthique, afin d’instruire les débats.
Suturer des savoirs certifiés
Avec quels points de vue ? Gilles Pijaudier-Cabot et Bernard Reber avancent le caractère collectif et exigeant des ouvrages. « Nous présentons un état de l’art consolidé. Et c’est plus facile avec plusieurs auteurs (…) Le devoir d’une encyclopédie, c’est de faire la part des choses, de proposer une vision pluraliste. Nous ne cherchons pas à imposer notre conviction ou celle d’une école, nous ne livrons pas une vérité toute faite, mais nous apportons les bases, les raisonnements tenus par les uns et les autres avec des éléments de connaissance. Ensuite, ce sont les lecteurs qui se positionneront à partir de ces éléments scientifiques », souligne le premier. « Les auteurs ne sont pas des gens qui donnent des avis, mais des avis argumentés. Lorsqu’il y a plusieurs argumentations pour défendre tel ou tel point de vue, elles seront à disposition du lecteur. Ces argumentaires seront très bien documentés sur le plan scientifique et sur le plan moral et éthique quand il y a lieu », renchérit le second.
« Il ne faut pas confondre les informations et les savoirs. Aujourd’hui, trop de choses cohabitent. Avoir des informations, c’est très facile. On en est même saturé, et désorienté. Internet n’est pas la bibliothèque des savoirs. Toutes sortes d’informations fausses cohabitent avec des textes scientifiques. Il s’agit de sortir de ce flux ininterrompu. L’encyclopédie sera utile pour des étudiants, des chercheurs, mais aussi tout citoyen honnête qui cherche de l’information certifiée, documentée, ou qui veut mettre à l’épreuve ce qu’il croit savoir, martèle Bernard Reber, qui souligne l’importance du recul pour produire cet état organisé, certifié de tous les savoirs. L’épistémologie ou même les sciences cognitives ne sont pas un luxe à l’époque de la post-vérité, aussi paresseuse que dangereuse. Nous avons d’autant plus besoin de comprendre la science, de comprendre les techniques, les rapports entre ces sciences, leurs conditions de production (…) Les défis que nous devons affronter invitent à mobiliser toutes ces considérations au-delà de la dispersion de la spécialisation. Pensons à la lutte contre le réchauffement climatique, les rapports entre l’éthique et le droit ou même comment les réseaux sociaux reconfigurent les sociétés… Nous n’oublierons pas de suturer des savoirs qui s’ignorent parfois ».
Confronter, suturer, rapprocher… « L’ambition d’une encyclopédie n’est pas une simple accumulation, mais une synthèse, une articulation des diverses connaissances pour arriver à un “compendium de l’intelligence humaine” comme l’ont rêvé les encyclopédistes », poursuit Bernard Reber. Diderot avait en effet déjà réfléchi à la façon de relier les milliers d’articles en utilisant des renvois. L’hypertexte résout cette difficulté. Gilles Pijaudier-Cabot envisage des outils numériques et même déjà « des parcours, à travers plusieurs ouvrages, des navigations en abordant plusieurs aspects d’un sujet ». Et d’inscrire Sciences dans une démarche plus globale, et peut-être plus fructueuse en termes d’évolution de la société. « Aujourd’hui, nous posons une question et nous avons l’habitude que le Net réponde immédiatement. C’est la connaissance qui vient vers vous, ce n’est jamais l’inverse. On ne prend plus le temps de feuilleter des journaux et de découvrir un sujet qui ne nous intéressait peut-être pas a priori. Revenons à un fonctionnement qui attise davantage la curiosité que le besoin et cela produira peut-être des idées plus originales. » ♦
Pour en savoir plus : https://www.istegroup.com/fr/sciences/
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Auteur
De formation littéraire, Muriel Florin s'intéresse en particulier aux sujets liés à l'éducation, l'environnement et aux sciences. Elle est l'auteure de plusieurs livres dont Questions de sciences (CNRS Editions, 2019).
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