Vous êtes ici
« Les trajectoires des scientifiques en exil sont trop souvent mal connues »
Dès le début de la guerre en Ukraine, le Programme national d’accueil en urgence des scientifiques et des artistes en exil1 (Pause) a diffusé un appel d’urgence auprès d’une centaine d’universités et d’établissements de recherche...
Pascale Laborier2. Oui ce programme facilite la prise en charge d’universitaires contraints de quitter leur pays lorsque la situation sur place met leurs travaux ou eux-mêmes en danger. En février dernier, les chercheurs et chercheuses ukrainiens étaient donc particulièrement concernés. Pause a permis une aide financière exceptionnelle de trois mois pour les aider à accueillir scientifiques et artistes ukrainiens. Cela s’ajoute à nos actions dans les universités : Pause co-finance l’accueil de chercheuses et de chercheurs en exil à hauteur maximale de 60 %, tandis que 40 % de leur salaire sont pris en charge dans les établissements. Et le réseau Migrants dans l’enseignement supérieur (MEnS), créé en 2016, qui a pour objectif de mettre en œuvre des actions pour favoriser l’insertion académique des personnes exilées, chercheurs et étudiants.
Comment est né ce dispositif ?
P. L. Le dispositif Pause a été imaginé en 2015. À l’époque, j’étais membre du cabinet de Thierry Mandon, alors secrétaire d’État chargé de l'Enseignement supérieur et de la Recherche. Khaled al-Asaad, archéologue en chef sur le site antique de Palmyre, en Syrie, venait d’être exécuté par le groupe État islamique… Nous avons reçu beaucoup de demandes d’archéologues menacés, souhaitant se réfugier dans des laboratoires français. Contrairement aux États-Unis, à l’Allemagne ou encore au Royaume-Uni, la France n’avait pas de dispositif dédié à l’accueil de savants. Pour y remédier, le programme Pause a été officiellement lancé en janvier 2017 au Collège de France. Les trois premières années, plus de 250 scientifiques ont été ainsi accueillis. La première vague est arrivée de Syrie mais aussi de Turquie, suite aux répressions menées par le président Recep Tayyip Erdoğan contre les universitaires en 2016. La majorité des exilés est plus généralement venue du Proche et du Moyen-Orient, mais aussi d’Afrique subsaharienne, d’Asie ou encore d’Amérique latine.
Désormais, près de 400 chercheurs et près de 40 artistes sont soutenus par le programme dans le cadre de ses appels réguliers (3 à 4 par an), auxquels s’ajoutent près de 150 scientifiques ukrainiens dans le cadre du Fonds d’urgence Solidarité Ukraine Scientifiques et une cinquantaine d’artistes et professionnels de la culture impactés par la guerre dans le cadre du fonds d’urgence solidarité Ukraine culture.
Jusqu’au XXe siècle l’accueil d’exilés scientifiques reste marginal, mais il prend une tout autre ampleur avec la Première Guerre mondiale, n'est-ce pas ?
P. L. En effet. Dès la pénétration de l’armée allemande sur le territoire belge en 1914, des universitaires et étudiants gagnent la France et le Royaume-Uni. À la même époque, de l’autre côté de l’Europe, des chercheurs arméniens tentent d’échapper – en vain pour la plupart… – au génocide orchestré par la Turquie, tandis que des intellectuels russes fuient la Révolution de 1917 et la guerre civile, par peur d’être persécutés. Les premières structures internationales spécialisées dans l’accueil naissent à ce moment-là, comme le Haut-Commissariat pour les réfugiés russes, créé en 1921.
Les choses s’accélèrent encore avec la Seconde Guerre mondiale…
P. L. De nombreux scientifiques juifs persécutés migrent tout d’abord en France, au Royaume-Uni et surtout aux États-Unis, à mesure que leur situation s’envenime en Europe. Certains exemples sont célèbres, comme le physicien Albert Einstein ou la philosophe Hannah Arendt, qui quittent tous deux l’Allemagne nazie en 1933 et acquièrent une immense renommée scientifique en Amérique du Nord. D’autres, moins connus, ont cependant joué un rôle important, comme le montre la vidéo que nous avons réalisée3 (voir ci-dessous).
Le biochimiste Louis Rapkine4, originaire de Russie et exilé, venu à Paris pour étudier en 1924, crée ainsi, avec des Prix Nobel comme Jean Perrin, Frédéric et Irène Joliot-Curie, le Comité français pour l'accueil et l'organisation du travail des savants étrangers en 1936, à l'Institut de biologie physico-chimique où il travaille. Au sortir du conflit, la France s’inscrit plus largement dans un mouvement international de reconnaissance et d’accueil des victimes de conflits. Dans le sillage de la convention de Genève, elle crée notamment l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) en 1952. Vingt ans plus tard, elle ratifie la convention de New York, dite « de Bellagio », élargissant le statut de réfugié à toutes les personnes menacées dans leur pays.
De manière générale, pourquoi des scientifiques sont-ils contraints de se réfugier à l’étranger ?
P. L. Ils fuient parce qu’ils ont des raisons de penser qu’ils sont en danger. Mais contrairement à ce qu’on pourrait croire, il est délicat d’estimer le niveau de risque. Si vous prenez la Turquie par exemple, la situation s’est envenimée presque d’un seul coup en 2016. Jusque-là, les intellectuels participaient à des manifestations, intervenaient dans le débat public et critiquaient parfois même leur gouvernement, sans crainte de répercussions majeures. En 2016, deux mille universitaires ont encore signé une pétition appelant à la fin d’opérations militaires contre les Kurdes dans le sud-est du pays. Certains ont été arrêtés et détenus trois jours plus tard ! Comme la sociologue Derya Keskin, accusée de « soutien à une organisation terroriste ». Relâchée sous pression de la communauté scientifique et de la société civile en Turquie, elle fut cependant limogée de son université et contrainte de se réfugier en France, à l’université de Nanterre dans le cadre du programme Pause. Tout cela est arrivé très vite. Le propre des régimes autoritaires et des dictatures est d’installer une situation d’incertitude.
Autrement dit, quand on est certain d’être en danger, il est souvent déjà trop tard…
P. L. Exactement. J’ai par exemple travaillé sur l’histoire des exilés uruguayens, suite au coup d’État de 1973 et à la mise en place d’une dictature militaire. Dès son instauration, des universitaires installés à l’étranger ont décidé d’y rester. On pouvait le voir comme un acte de prudence sur le moment. Ils n’avaient pas le recul historique que nous avons aujourd’hui ; ils ne pouvaient pas savoir ce qui allait se passer ni comment la situation politique évoluerait. Mais s’ils étaient revenus sur place, ils auraient pu être enlevés, torturés ou portés « disparus ». Il y a actuellement des commissions d’enquête sur ce sujet pour retrouver des victimes.
La restriction des libertés académiques est-elle un signe avant-coureur d’une démocratie en péril ?
P. L. Lorsque des universitaires sont gravement menacés ou emprisonnés, un durcissement politique s’ensuit presque automatiquement. Si l’on reste sur l’exemple de l’Uruguay, les commissions de réparations aux victimes de la dictature ne se basent généralement pas sur la date du coup d’État militaire de 1973, mais considèrent que la répression a commencé cinq ans plus tôt. Dès 1968, des manifestations étudiantes ont été violemment réprimées ; des intellectuels ont été arrêtés et emprisonnés en 1971, et ont été relâchés quelques mois voire un an plus tard. C’est ce qui explique que certains ont fui dès le coup d’État. Ils étaient soumis à un contrôle policier et craignaient de retourner en prison… Ceux qui n’ont pas pu s’échapper y ont passé jusqu’à douze ans, comme l’a récemment mis en scène le superbe film Compañeros d’Álvaro Brechner (2018).
Une fois exilés, des savants peuvent-ils continuer leurs recherches malgré tout ?
P. L. Ça reste extrêmement difficile. Le programme Pause offre, outre un soutien salarial aux établissements d’accueil, un accompagnement à des cours de langue. Néanmoins il faut garder deux choses à l’esprit : d’une part, de manière générale et dans les meilleures conditions possible, il faut en moyenne cinq ans à une personne étrangère hautement qualifiée pour s’intégrer dans un pays d’accueil.
D’autre part, il s’agit de chercheurs et de chercheuses ayant un niveau d’expertise unique au monde dans leurs domaines respectifs. Il leur est d’autant plus difficile de travailler dans une nouvelle langue. À partir de là on observe schématiquement trois cas de figure : beaucoup de jeunes en début carrière entreprennent de nouvelles recherches, ils recommencent une thèse par exemple. Des profils plus seniors, en revanche, ne peuvent pas rebondir aussi facilement.
Certains optent pour des métiers où la langue compte moins, c’est souvent le cas d’ingénieurs par exemple. D’autres universitaires enfin se retrouvent coupés de toute possibilité de poursuivre leur travail. C’est ce qui arrive notamment à des archéologues – afghans, syriens… – obligés de fuir leurs sites de recherche.
Ces exils modifient-ils les rapports de force entre les pays, du point de vue de l’excellence et de la production scientifique ?
P. L. Si vous prenez l’histoire des sciences au XXe siècle, les scientifiques européens exilés aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale ont contribué à faire de ce pays l’une des principales puissances scientifiques actuelles. Les exemples de la physique quantique et du projet ManhattanFermerNom de code du projet de recherche qui produisit la première bombe atomique durant la Seconde Guerre mondiale. Il fut mené par les États-Unis avec la participation du Royaume-Uni et du Canada. De nombreux physiciens exilés aux États-Unis y ont joué un rôle. sont connus : ils ont bénéficié de l’apport des réfugiés de Hongrie (Leó Szilárd, Eugene Wigner), d’Italie (Enrico Fermi), d’Allemagne (Hans Bethe) ou encore de France (Bertrand Goldschmidt). Ceci dit, ce qui est bénéfique à la recherche, c’est plus largement la mobilité, la communication, les échanges internationaux… C’est le fait que des spécialistes d’horizons et de cultures extrêmement divers puissent se parler et échanger sur leurs travaux.
Comment avez-vous conçu l’exposition « Poser pour la liberté » sur les scientifiques en exil ?
P. L. Au moment de la création du programme Pause, je me suis aperçue que les histoires de ces réfugiés étaient trop souvent mal connues. Avec des collègues, j’ai donc lancé en parallèle plusieurs projets de recherche, consacrés à diverses régions du monde. De mon côté, j’ai par exemple étudié les parcours de quelque 1 500 universitaires uruguayens et même mené 120 entretiens avec des exilés venus en France. Toutes ces recherches sont centralisées sur une base de données cartographique, encore en cours de construction (Projet Géo-récits à l’Institut convergences migrations), qui nous permettra de développer des études comparées sur les trajectoires des réfugiés, qu’ils viennent d’Asie, d’Europe ou encore d’Amérique du Sud… En découvrant tous ces parcours, je me suis interrogée sur leur visibilité dans l’espace publique. C’est ce qui a donné naissance à une exposition à destination du plus grand nombre.
Cet évènement met en scène des photos, mais aussi des objets et surtout des tranches de vie…
P. L. J’ai travaillé avec le photographe Pierre-Jérôme Adjedj et avec Amaryllis Quezada, coordinatrice du programme Pause, pour présenter les parcours d’une cinquantaine d’universitaires réfugiés qui ont été publiés dans la revue Hommes & Migrations du MNHI. L’idée était de réaliser une photo-portrait en l’accompagnant d’objets significatifs pour les personnes représentées. Afin d’éviter tout artifice, Pierre-Jérôme Adjedj a créé un miroir mobile pour mêler les images au moment de la prise de vue sans avoir recours au photomontage. D’autres dispositifs ont été développés au fur et à mesure de la mise en place de l’exposition : des vidéos, des enregistrements audios et maintenant des cartographies narratives.
À l’origine, la scénographie a été conçue pour la Cité du design de Saint-Étienne où elle a été présentée en janvier 2021. Depuis « Poser pour la liberté » est devenue une exposition itinérante. Elle a notamment été montrée à l'université Humboldt de Berlin, mais aussi à Dresde et à Francfort sur l’Oder l’hiver dernier ; et sera ensuite à Strasbourg, puis à Bruxelles (l'exposition sera aussi accueillie au Festival du quotidien Le Monde, à Paris, le 26 septembre 2022, lors d'une journée consacrée aux migrants, avec le programme Pause, NDLR). Le public est divers, des étudiants, mais aussi des lycéens ou des associations de réfugiés. À Berlin, nous avons la visite de Viosa Osamni, la présidente de la République du Kosovo, qui a obtenu son doctorat à Pittsburg. L’exposition vient d’ouvrir ses portes à Bordeaux, je vous encourage vivement à la découvrir ! ♦
Informations
Le site de l’exposition « Poser pour la liberté. Portraits de scientifiques en exil »
L'exposition sera accueillie au Festival du quotidien Le Monde, à Paris, le 26 septembre 2022.
À lire aussi sur notre site
Quand les savants juifs fuyaient le nazisme
- 1. Dont le CNRS est un des membres fondateurs. Voir https://www.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/pause-accueil-durgence-pour-les-scientif...
- 2. Pascale Laborier est professeure des universités en science politique à l’Université Paris Nanterre, fellow de l'Institut Convergence Migration, chargée de mission « Chercheuses et chercheurs en danger » et à l’initiative du Programme Pause. Elle est également commissaire et auteure de l’exposition « Poser pour la liberté ».
- 3. Ce film de 15 minutes, « Scientifiques en exil », a été réalisé par Pascale Laborier, Diane Dosso, Vanessa Tubiana et Paul Rambaud.
- 4. « Louis Rapkine (1904-1948). Trajectoire d'un biochimiste français d'origine russe. Une vie au service de ses pairs. », par Diane Dosso, responsable des archives de L'Institut de biologie physico-chimique, dans le cadre du projet Liberade (Liberté de la Recherche pour les Académiques en Danger), 16 décembre 2021. À lire sur https://storymaps.arcgis.com/stories/c6b5a21a92514a22b09834d23abff5b7
Mots-clés
Partager cet article
Auteur
Formé à l’École supérieure de journalisme de Lille, Fabien Trécourt travaille pour la presse magazine spécialisée et généraliste. Il a notamment collaboré aux titres Sciences humaines, Philosophie magazine, Cerveau & Psycho, Sciences et Avenir ou encore Ça m’intéresse.
Commentaires
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS