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Proust traverse le temps

Proust traverse le temps

15.09.2013, par
Mis à jour le 25.06.2014
Marcel Proust
Portrait de l’écrivain français Marcel Proust (1871-1922), vers 1896.
Après Montaigne l’année dernière, Marcel Proust sera-t-il la vedette littéraire de l’été ? À l’occasion de la sortie en librairie d’«Un été avec Proust», relisez cet entretien avec Antoine Compagnon, coauteur de cet ouvrage, dans lequel il nous explique pourquoi l'œuvre de cet écrivain a marqué l'histoire de la littérature.

Antoine Compagnon est professeur au Collège de France et directeur de l’unité du CNRS La République des Savoirs. Cet entretien est paru dans CNRS Le journal n°274 (septembre/octobre 2013).
 

En novembre 1913, il y a tout juste cent ans, Marcel Proust publiait Du côté de chez Swann, premier tome d’À la recherche du temps perdu. En quoi ce roman a-t-il marqué l’histoire de la littérature ?
Antoine Compagnon :
La Recherche est un roman de 3 000 pages qui s’étend sur sept tomes, dont trois parus après la mort de Proust. Écrit à la première personne, il retrace la vie et les ­souvenirs du narrateur, membre de la haute société parisienne du début du XXe siècle, qui rêve de devenir écrivain. C’est une vaste réflexion sur l’identité, l’écriture, l’art et la mémoire. Extrêmement composé, dans sa construction et dans son style, en rupture avec les codes du roman classique, il est de ces grands livres qui marquent leurs lecteurs pour toujours. Cela explique que, cent ans après sa parution, il continue de captiver les ­chercheurs en littérature.

Le début du roman, dans lequel on trouve l’épisode de la madeleine, fait partie de la mémoire collective.
A. C. :
En effet, « Combray », la première partie du roman, où le narrateur évoque son enfance, a particulièrement frappé les lecteurs. « Combray », c’est en quelque sorte l’enfance perverse, celle-là même dont parle Freud, contemporain de l’auteur. Je ne parle pas d’inconscient, parce que Proust n’emploie pas ce mot, mais il y a une forte présence de la sexualité, du rêve, du désir, du corps. Une scène d’onanisme est suggérée dès la page 3. Proust renverse aussi les techniques du roman français traditionnel. Supprimant toute étape de présentation des personnages, il nous fait entrer directement, dès la première ligne, dans le lit du narrateur, qui met « trente pages à se réveiller », comme l’avait déploré un rapport de lecture. Un peu plus loin, il y a l’épisode de la madeleine : en savourant ce petit gâteau, l'enfance du narrateur à Combray resurgit, intacte. Puis, peu à peu, ce qui se dégage, c’est le désir sexuel et la vocation d’écrivain, fil conducteur de ces 150 premières pages.

Une explication littéraire est-elle indispensable pour percevoir le degré de composition de l’œuvre ?
A. C. :
À la parution, beaucoup de lecteurs ont dit : « C’est écrit au fil de la plume, ce sont des mémoires, du bavardage… » Un bon lecteur comme Jacques Rivière, secrétaire général de La Nouvelle Revue française (NRF), a compris, lui, qu’au contraire ce livre était extrêmement composé. « Rien n’est là par hasard », disait Proust : si telle chose a lieu à tel moment, c’est parce qu’elle aura une répercussion 1 000 pages plus loin, à l’autre bout du roman. Mais cette dimension du roman n’est pas comprise au départ, sauf par les plus fins lecteurs. C’est le dernier tome, Le Temps retrouvé, qui donne la clé du roman.

Quelle est cette clé ?
A. C. :
À la recherche du temps perdu est un livre sur l’impuissance d’écrire. Le narrateur veut écrire et, parfois, il est saisi par des moments de ravissement, comme la madeleine ou d’autres épisodes. Ces moments de ravissement sont suscités par un souvenir involontaire, lorsqu’une sensation présente – déguster la madeleine – fait revenir le passé, intact. Dans Le Temps retrouvé, plusieurs épisodes de mémoire involontaire successifs apportent alors au narrateur une révélation : ce choc de deux sensations, présente et passée, lui permet de dépasser la temporalité humaine, d’accéder à une transcendance. Ces moments, ces épiphanies, sont aussi la clé de l’art, du pouvoir de l’écrivain. Il construit ainsi une théorie esthétique : la métaphore, l’alliance de deux termes, permet de restituer un peu de temps à l’état pur. Toute la Recherche mène donc à cette révélation du Temps retrouvé.

Si telle chose a lieu à tel moment, c’est parce qu’elle aura une répercussion
1 000 pages plus loin, à l’autre
bout du roman.

Pourtant, à l’automne 1912, quand Proust cherche à faire publier Du côté de chez Swann, aucun éditeur n’en veut. Pourquoi ?
A. C. :
Entre novembre 1912 et février 1913, trois éditeurs successifs, Fasquelle, les éditions de la NRF et Ollendorff, refusent en effet le roman. L’aspect matériel du manuscrit y est pour beaucoup : il était très gros, près de 900 pages, et sa présentation était très complexe, avec des pages dactylographiées de plusieurs époques différentes, auxquelles étaient greffés des ajouts manuscrits. Il était donc difficile à lire. Proust annonçait en plus qu’il prévoyait un second volume de longueur semblable, dans lequel il parlerait d’homosexualité… Cela avait de quoi faire peur ! C’est ce qui a contraint Proust à publier son livre à compte d’auteur, chez Grasset, qui a accepté le manuscrit sans le lire.

Comment a été accueilli le roman à sa parution ?
A. C. :
Contrairement à une idée reçue, il a eu du succès dès sa publication, en novembre 1913. Bien couvert par la presse, il se hissait à près de 3 000 exemplaires vendus à la veille de la guerre, en août 1914 : une bonne vente à l’époque pour un roman. Et, dès janvier 1914, André Gide écrit personnellement à Proust pour lui dire que le refus de son manuscrit constitue la plus grande erreur de la NRF. Ironie du sort, cette publication dont il rêve depuis son adolescence coïncide avec une rupture tragique pour lui sur un plan personnel : Agostinelli, son secrétaire-chauffeur pour lequel il éprouve une grande passion, quitte le domicile de l’écrivain le 1er décembre.

À l’étranger, le succès est encore plus rapide…
A. C. :
Oui, la consécration est immédiate. Dès décembre 1913, le Times Literary Supplement, à Londres, lui consacre un article, et des critiques considèrent que c’est un livre très original, ­important. Une traduction en anglais du premier volume paraît dès 1922. En Italie aussi, dès janvier 1914, un article de presse annonce que, dans trente ou cinquante ans, ce livre sera un classique. Et en Allemagne, les plus grands critiques écrivent sur Proust dès les années 1920. En fait, il a immédiatement été beaucoup mieux compris hors de France qu’en France.

Comment expliquer ce clivage ?
A. C. :
Dans la France de l’affaire Dreyfus, les préjugés biographiques, l’image d’un auteur snob, homosexuel et juif, ont freiné la lecture, ce qui n’est pas le cas en Angleterre, en Allemagne ou aux États-Unis. Ce retard est amplifié par la mort de Proust en 1922. Tous ceux qui l’ont côtoyé publient alors leurs anecdotes personnelles et leurs lettres de l’écrivain. En 1962, quand la grande émission littéraire de la télévision Portrait-Souvenir lui est consacrée, on n’est toujours pas sorti de l’âge des témoins. On n’invite sur le plateau que des proches, pas un seul critique ! Cela n’existe pas à l’étranger.

Proust est-il un auteur universel ?
A. C. :
À la recherche du temps perdu est traduit dans toutes les langues européennes, mais aussi en chinois, en coréen, en japonais… Proust est un auteur que tout bon éditeur se doit d’avoir à son catalogue, et cela est vrai dans le monde entier. D’ailleurs, pour le centenaire, de nombreux événements sont prévus à l’étranger. Cette année, dans mon séminaire, j’ai ­invité des personnalités d’horizons très différents à parler de la façon dont la lecture de ce roman avait marqué leur vie. Qu’ils soient mathématiciens comme Alain Connes, géologues comme Xavier Le Pichon, ou historiens comme Pierre Nora, tous ont parlé de la façon dont la lecture de Proust avait infléchi leur existence. C’est ce que fait la littérature. En ce sens, Marcel Proust fait partie d’une sorte de patrimoine universel.

En librairie :


Un été avec Proust, collectif, Éditions des équateurs, juin 2014, 240 p., 13,50
Aux côtés de Laura El Makki, huit romanciers, biographes et universitaires, dont Antoine Compagnon, abordent les multiples facettes de la vie et de l’œuvre de Proust : comment retenir le temps qui passe ? Pourquoi aimer fait-il souffrir ? Peut-on vraiment connaître une personne ? Un été avec Proust est à l’origine une série d’émissions produites par Laura El Makki et diffusées pendant l’été 2013 sur France Inter.

Aller plus loin

Auteur

Alexandra Dejean

Formée à l’Institut français de presse et à l’EMI-CFD, Alexandra Dejean est journaliste depuis quinze ans. Elle a notamment travaillé en presse quotidienne pour les journaux La Tribune, Le Figaro et Le Parisien.

À lire / À voir

Proust entre deux siècles, Antoine Compagnon, Seuil, 2013 (rééd.)
 

Proust, 1913, revue Genesis, n° 36, Pups

 

Les manuscrits d’À la recherche du temps perdu, soit 13 000 pages du fonds numérique de la Bibliothèque nationale de France, sont consultables sur le site Internet de l’Institut des textes et manuscrits modernes.

Le colloque « Du côté de chez Swann ou le cosmopolitisme d’un roman français », organisé les 13 et 14 juin 2012 par Antoine Compagnon et Nathalie Mauriac Dyer, directrice de l’équipe Proust de l’Institut des textes et manuscrits modernes (unité CNRS/ENS).

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