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Annie Ernaux : «Nous percevons le politique à travers le social»
Cet entretien est extrait du livre "La Littérature est une affaire politique", d'Alexandre Gefen, publié en avril 2022 aux Editions de l'Observatoire, reproduit ici avec leur aimable autorisation. Alexandre Gefen est directeur de recherche au laboratoire Théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité (Thalim)1 et directeur adjoint scientifique à l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS. Critique littéraire, Alexandre Gefen est également cofondateur du site Fabula.org
Alexandre Gefen : Quelle a été votre première confrontation à la question politique ? Vous souvenez-vous la première fois où vous avez voté ?
Annie Ernaux : Il me semble que je suis confrontée à la politique dès que je viens à la conscience, pour une raison simple : je suis née en 1940, en Normandie. C’est la guerre, les bombardements meurtriers, puis l’Armistice, avec ma petite robe bleu-blanc-rouge pour fêter l’évènement. Je me souviens d’avoir accompagné ma mère, qui vote pour la première fois, dans ce drôle d’endroit fermé par un rideau, qui ressemble au confessionnal de l’église, l’isoloir. Mes parents tiennent un café-épicerie. Le café́, qui jouxte la cuisine — pas de porte entre les deux — entretient cette immersion dans les questions politiques, évidemment sous la forme de propos de comptoir, ceux des ouvriers qui le fréquentent en majorité. Mon enfance et mon adolescence se déroulent dans un discours sociopolitique, grèves de l’été 1953 contre Laniel, chute de Dien-Bien Phu et, bien entendu, la guerre d’Algérie, qu’on nomme « les événements ». En 1958, j’ai 18 ans et je suis à fond pour le « oui » au referendum organisé par de Gaulle, même si je ne vote pas, puisque la majorité civique est à 21 ans. Il me semble que mes premières discussions sérieuses datent de cet été-là, à propos de la Ve République voulue par de Gaulle. L’année suivante, j’évolue vers l’opposition à de Gaulle et m’affirme pour l’indépendance de l’Algérie. Ce sont cette question, cette guerre, avec les attentats de l’OAS, le putsch des généraux, qui impactent mes premières années de fac, comme pour tous les étudiants de cette époque. Je ne suis pas prête d’oublier la première fois où j’ai voté : le 28 octobre 1962, le referendum qui a modifié la Constitution en instaurant l’élection du Président de la République au suffrage universel. J’y pense à chaque élection présidentielle, qui donne amèrement raison à mon vote d’alors, le Non. Ce que Mendès France, Mitterrand, Waldeck-Rochet dénonçaient à cette époque — à savoir le renforcement du pouvoir présidentiel au détriment du Parlement — a bien eu lieu.
Avez-vous grandi dans une famille, un milieu où la politique était au centre ? Existait-il une tradition de discussion et de militantisme ? Quel est votre « habitus » politique ?
A.E. : Dans ma famille, seul un cousin était au parti communiste. Mes parents n’étaient affiliés à aucun parti, mais hormis leur vote de petits commerçants pour Poujade, en 1956, ils ont toujours voté à gauche, préféré Mitterrand à de Gaulle en 1965. Le souvenir des grèves de 1936 et de Léon Blum était très vivace. Ce Léon Blum qui « était bon pour l’ouvrier ». Cette formule, souvent entendue, avec son pendant « être pour les gros » (les riches) exprime, définit, la vision du monde politique dans mon milieu. Mon habitus politique n’est pas très clair jusqu’à 16,17 ans, parce que je vais dans une école privée catholique, avec des filles de « la haute », des profs qui tapent sur l’école laïque, « l’école sans Dieu », les socialistes et les communistes, tandis que, chez moi, nous vivons modestement, juste un peu mieux que les ouvriers — ce que mes parents ont été. La lecture des Raisins de la colère à 16 ans m’a bouleversée, comme si c’était dans ce lieu social, parmi ces gens, que je devais me situer. Il y a un habitus politique spécifique du transfuge de classe, clivé comme sa situation. Mais, en classe de philo, il me sera facile d’être convaincue par les analyses marxistes de la professeure, et le premier livre de la bibliothèque tournante que celle-ci avait créée et que j’ai emprunté était, je m’en souviens très bien, La Vie quotidienne des ouvriers de Chombart de Lauwe. J’y avais retrouvé tout notre habitus social, comme on ne disait pas encore. Cela dit, je me demande dans quelle mesure ce ne sont pas les injonctions, les jugements, proférés par les parents dans la vie quotidienne, qui créent des dispositions politiques. Ainsi, le fait d’avoir entendu maintes fois ma mère fouailler mon sentiment d’infériorité à l’égard de camarades de milieu aisé d’un « Tu les vaux bien ! » a eu autant, sinon plus, d’importance que n’importe quelle discussion entre condisciples.
Nombreux sont vos textes qui évoquent l’histoire politique française, quelle vision globale avez-vous de ces dernières décennies ?
A.E. : C’est à une droitisation progressive sans rupture, malgré des « moments » de gauche — comme la cohabitation de Chirac avec Jospin en 1997 — qu’on assiste depuis le tournant libéral pris par la présidence de Mitterrand en 1983. On ne voulait pas voir que Mitterrand, l’homme de 1981 et de toutes les lois de liberté arrivées en avalanche — abolition de la peine de mort, 5e semaine de congés, etc. — nous arrimait résolument au dogme de la rigueur et de l’économie de marché, c’est dur de renoncer à une illusion ! Il y a pour moi une date clé, l’émission Vive la crise, avec Yves Montand, ce compagnon du parti communiste dans le rôle de celui qui nous explique à peu près comment on doit se soumettre à l’ordre économique libéral. Parallèlement, il y a eu un effacement du social, le peuple est devenu le fantôme de la politique, sauf au moment de l’élection présidentielle. Il est clair que cet éloignement de la vie des gens, cet abandon imputable tant au parti socialiste qu’à la droite, ont poussé une partie des électeurs vers le Front national, dont la présence de plus en plus forte dans le paysage est l’un des principaux aspects de ces décennies. Celui-ci a imposé ses thèmes, l’immigration et l’islam, qui ne se seraient pas diffusés aussi facilement s’ils n’avaient pas trouvé des relais parmi la droite et la gauche de gouvernement (Manuel Valls, pour n’en citer qu’un). Il y a toujours eu des grèves, appelées désormais « mouvements sociaux », mais si l’on regarde leur issue, on s’aperçoit que, hormis en 1995 avec le retrait de la loi sur la Sécurité sociale et, en 2006, avec le retrait du CPE (contrat première embauche), aucune, un peu vaste et longue, n’a abouti, et c’est une tendance de plus en plus nette dans la dernière décennie, sous Hollande et Macron. Cette contention permanente des mouvements de révolte de la société s’est accompagnée d’une surveillance et d’une répression policière de plus en plus grandes, seul moyen de faire passer des lois favorisant le libéralisme et l’enrichissement d’une oligarchie financière. Nous en sommes là.
Quelle est votre appréciation des mouvements sociaux qui ont traversé la France ces dernières années ?
A.E. : Il faut noter que ces mouvements se succèdent à un rythme plus rapide et ont une durée plus longue qu’auparavant, que ce soit la grève contre la loi Travail, la réforme de la SNCF, celle des retraites et les manifestations hebdomadaires des Gilets jaunes. Elles dépassent leur objet de revendication et ont un tour de plus en plus dirigé contre la politique générale de droite favorable aux grands groupes. La présence nouvelle d’un « cortège de tête » avec des étudiants, des travailleurs et des syndicalistes en rupture de ban, cortège de plus en plus accepté, est un signe de l’exaspération d’une partie de la population.
Vous revendiquez des positions de gauche. Que signifie ce mot aujourd’hui pour vous ?
A.E. : La liberté, l’égalité et la fraternité, mais avant tout l’égalité, parce qu’elle est la condition de la liberté et de la fraternité. Où est la liberté quand, par le hasard de la naissance — l’injustice première — on vit dans la précarité, l’éloignement du savoir et de la culture, la condamnation au travail mal payé ? Et sans justice sociale, la fraternité est un leurre, un moment d’émotion nationale sans lendemain, comme après les attentats de 2015 et 2016. Le champ de l’égalité, c’est celui de l’éducation, de la santé, du logement, des rapports entre les sexes, entre tous les humains en fait. Les partis ou un gouvernement qui se disent de gauche mais ne luttent pas contre les inégalités ne méritent pas cette appellation.
Le féminisme est-il une question politique ?
A.E. : En stipulant que si « la femme a le droit de monter à l’échafaud, elle doit avoir celui de monter à la tribune », Olympe de Gouges place de façon magnifique et tragique, à la Révolution, la question du droit et du rôle des femmes dans la cité. Le féminisme, dès le XIXe, réclame des droits qui concernent la vie publique et qui ne sont détenus que par les hommes, à savoir le droit de voter, de faire des études égales à celles des hommes et d’exercer des métiers qui leur sont interdits. Quand on songe au nombre d’années, voire au siècle qu’il a fallu pour que, en France, les femmes votent (1945), ouvrent un compte en banque sans l’accord de leur mari (1965), entrent à Polytechnique (1972), puissent passer les mêmes épreuves écrites que les hommes au concours d’agrégation (dans les années 1980 !), on voit que l’obtention de l’égalité des droits, qui à chaque fois suppose un changement de lois, a été une question politique majeure.
Dans les années 1970, avec la déclaration « le personnel est politique », nous faisions de la sphère privée et de la liberté des femmes sur leur corps un problème politique. Il me semble que, actuellement, le féminisme est en train de constituer une force politique à part entière, avec des courants, universaliste, matérialiste ou intersectionnaliste. Et sa lutte concerne l’établissement d’une société différente, dans le travail, l’éducation, la culture, la représentation politique, pour tous, hommes et femmes. Féminisme et révolution, c’est un beau programme.
Vous avez à de nombreuses occasions pris des positions publiques. Est-ce évident pour vous en tant qu’écrivain ? Est-il nécessaire de séparer les ordres ?
A.E. : Écrire est, à mes yeux, toujours, un acte politique au sens large : c’est donner une image du monde, des individus, c’est, comme disait Roland Barthes, choisir l’aire sociale où l’on inscrit son langage. Si je me retourne sur les textes que j’ai écrits, il est clair qu’ils portent une vision et une contestation de l’ordre social, d’une part, et de la condition des femmes d’autre part, souvent les deux ensemble. Mais ils sont nés d’émotions et de sentiments qu’il me fallait éclaircir dans une démarche de recherche de la réalité. C’est cette exigence qui prime toujours. Il n’y a pas de mot plus aberrant pour moi que celui de « message » en parlant de mes livres et même d’« engagement » au sens traditionnel de l’après-guerre. Ce que j’engage dans un livre, c’est moi-même, ma vie, totalement. Mais l’importance que j’accorde à l’écriture va avec le sentiment d’une responsabilité particulière dans ce qui se passe ici et maintenant. Et puisque j’ai la possibilité d’être lue, entendue, c’est comme un devoir pour moi de prendre position, d’intervenir dans le débat politique.
Avez-vous la nostalgie de la littérature engagée d’après-guerre ?
A.E. : Non. Elle m’a formée — je pense aux Chemins de la liberté de Sartre et à son théâtre, à celui de Camus, à La Condition humaine — mais, quand j’ai commencé à écrire, et bien que résolument non engagé, c’est le Nouveau Roman qui m’a attirée et qui a suscité mon questionnement d’écriture.
Comment appréciez-vous le rapport au politique de vos contemporains ?
A.E. : Si l’on part de la réélection de Chirac en 2002, il me semble qu’il y a — hors effervescence lors d’élections présidentielles — plus qu’un désintérêt vis-à-vis du politique, une incroyance que les gouvernements puissent changer la vie, un dégoût devant les promesses réitérées et non tenues. En 2005, on a voté Non à plus de 54 % au référendum pour la constitution européenne, et ce vote a été bafoué ensuite par des entourloupes. Le mouvement des Gilets jaunes est l’émanation de cette impuissance et d’un ressenti du monde politique, gouvernants et partis, éloigné du monde réel. Et, en même temps, jamais peut-être l’aspiration à vivre autrement n’a été aussi forte depuis 1981.
Est-ce que les hommes politiques parlent une autre langue que les écrivains ?
A.E. : Les écrivains et les hommes politiques ont un usage différent de la langue, parce qu’ils ont des finalités différentes. Les politiques veulent convaincre, séduire, ils cherchent le consensus immédiat, et leurs phrases se veulent toujours des actes : dire c’est faire. Le langage du politique est performatif, qu’il annonce une baisse d’impôts, l’état d’urgence ou un « Nouveau Monde ». Celui de l’écrivain est incitatif, porte à réfléchir, sentir, rêver, se souvenir, de façon inextricable. Il n’est pas soumis à la tyrannie du présent ni du résultat…
Quelles sont pour vous les grandes œuvres littéraires à ambition politique ? Que nous apprennent-elles aujourd’hui ?
A.E. : J’admire profondément des œuvres immenses telles que Vie et Destin de Vassili Grossman et La Storia d’Elsa Morante, qui nous projettent dans la profondeur du temps historique en même temps qu’elles nous en font vivre la complexité. Elles brisent l’individualisme et ce qui caractérise notre époque, le présentisme. J’ai cependant un faible pour Le Rouge et le Noir et plus encore pour L’Éducation sentimentale, des œuvres où le contexte et les idées politiques sont en somme « vécues » à travers un personnage, Julien Sorel ou Frédéric Moreau. Les samedis de novembre et décembre 2019 avec la révolte des Gilets jaunes m’ont fait penser aux pages de Flaubert sur les journées de 1848. Les textes permettent de comparer et de comprendre : on s’effare moins, on condamne moins ce dont on a l’expérience par la lecture.♦
À lire :
La Littérature est une affaire politique. Enquête autour de 26 écrivains français, Alexandre Gefen, Éditions de l’Observatoire, avril 2022.
Sur notre site :
La littérature, un art très politique, par Alexandre Gefen
- 1. Unité CNRS/Université Sorbonne-Nouvelle/ENS Paris.