Vous êtes ici
La non-fiction ou le retour vers le réel
Cet article a été initialement publié dans le n°12 de la revue Carnets de science, en vente en librairies et Relay.
Si le roman demeure le genre majeur aujourd’hui, il n’en reste pas moins que la littérature dite de « non-fiction » a le vent en poupe. Comme son nom l’indique, elle rassemble les écrits dont les intrigues ne relèvent pas purement de l’imaginaire. « Elle se développe à travers des collections spécifiques et suscite un accueil grandissant dans les festivals littéraires, remarque Laurent Demanze, professeur des universités en littérature française du XXIe siècle et chercheur au laboratoire Arts et pratiques du texte, de l’image, de l’écran et de la scène1 (Litt&Arts). L’existence d’événements spécifiques, comme le festival Effractions, qui s’est déroulé en février au Centre Pompidou, à Paris, témoigne de sa vitalité, tandis que la multiplication des travaux de recherche autour de la non-fiction la consacre comme un genre littéraire à part entière. » Née dans le champ journalistique et codifiée aux États-Unis au cours des années 1970, cette littérature s’est construite avec des auteurs américains tels que la romancière Joan Didion, le journaliste et écrivain Hunter S. Thompson ou Tom Wolfe.
« Le new journalism américain repose sur l’idée qu’on peut faire du journalisme avec une recherche stylistique et formelle qui rompt avec l’image d’une écriture de l’ordre de l’objectivité, de la transparence ou de l’effacement de soi. Mobiliser la palette esthétique de la littérature permet d’intensifier la puissance de l’information », observe le chercheur.
En France, cette porosité entre les champs journalistique et littéraire peut en revanche être considérée comme un retour aux sources. En effet, Marie-Eve Thérenty, spécialiste de littérature du XIXe siècle, a montré que les deux disciplines, qui se confondaient alors, se sont séparées progressivement au début du XXe siècle, avant que le journalisme ne remobilise les outils littéraires depuis une vingtaine d’années.
Journalisme gonzo et roman documentaire
L’audience croissante pour la non-fiction a notamment été rendue possible par des mooks tels que Feuilleton – développé par Adrien Bosc aux Éditions du Sous-sol – qui a mis en dialogue journalisme littéraire à la française et non-fiction anglo-saxonne, avec un travail d’adaptation et d’appropriation de cette tradition. Ainsi, avant de devenir un écrivain majeur de non-fiction française, Philippe Vasset a d’abord été un grand lecteur de journalisme gonzo (« ultra-subjectif ») américain.
Emmanuel Carrère revendique de son côté la non-fiction américaine comme l’un des pivots de son écriture.
« Après avoir navigué dans une littérature romanesque nourrie de Vladimir Nabokov ou de Philippe K. Dick, l’écrivain français a complètement basculé, avec L’Adversaire, dans une littérature de non-fiction qu’il qualifie de roman documentaire, remarque Laurent Demanze. Il sollicite ainsi la figure essentielle de Truman Capote comme puissance d’identification car, comme l’auteur américain, Carrère travaille autour d’un fait divers et essaye d’y trouver sa place avec un travail d’immersion. Mais il s’avère dans le même temps être un contre-modèle. En effet, Carrère tient à montrer que, si Truman Capote s’efface complètement dans son roman De sang-froid, lui se montre particulièrement soucieux de se marquer à l’intérieur de son récit, pour des raisons à la fois éthiques et esthétiques. »
Pour Carrère, la non-fiction est une manière de « faire effraction dans le réel ». Alexandre Gefen, directeur de recherche au laboratoire Théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité2 (Thalim), estime que cet élargissement de la définition de la littérature lui donne un nouveau pouvoir : elle n’est alors plus seulement un espace de transformation symbolique de nos représentations mais un lieu pour être en prise avec le monde, avec une capacité plus forte d’agir sur le réel.
Interférence entre les champs
Pourquoi cet engouement pour le vrai ? « Il y a sans doute un désir de comprendre le réel couplé à une certaine insatisfaction face à des propositions journalistiques insuffisamment fouillées, des formats trop brefs puisant beaucoup dans l’information en continu ou les dépêches d’agences de presse. Une réalité qui s’explique par les difficultés économiques que rencontre l’édition journalistique », selon Laurent Demanze. Le livre, en tant que support long format, permet de proposer un journalisme d’immersion mêlant une richesse esthétique avec une restitution de complexité. « Ce qu’a réalisé Florence Aubenas dans Le Quai de Ouistreham ou L’Inconnu de la poste, elle n’aurait pas pu le faire dans la presse », estime le chercheur. Outre les livres, les mooks comme XXI ou Feuilleton se révèlent d’excellents supports pour des reportages long format et un lieu de circulation et d’hybridité disciplinaire.
Ce dernier élément est à prendre en compte dans le développement de la non-fiction. « On considère aujourd’hui avec beaucoup de méfiance ce qui relève d’un cloisonnement disciplinaire, rappelle Laurent Demanze. Après une autonomisation des champs disciplinaires à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, on revient, depuis les années 1980, vers plus de transdisciplinarité et d’indisciplinarité. L’historien des idées Pierre Lassave parle d’un “moment d’interférence” entre les champs. Écrire à la lisière des disciplines ne signifie pas seulement croiser ces dernières mais aller au contact du champ de l’autre pour questionner sa propre approche. L’anthropologue Éric Chauvier, dans Anthropologie de l’ordinaire, sollicite par exemple Nathalie Sarraute comme un véritable modèle dans sa manière d’interroger l’infra-discours, à savoir sa propre pratique de l’entretien anthropologique. »
Les historiens, les géographes et les sociologues reconnaissent à la littérature une puissance cognitive. L’essayiste Dominique Viart la considère comme une « partenaire d’élucidation », qui permet aux chercheurs en sciences humaines d’amplifier leurs capacités épistémologiques à interroger le monde.
Travail de reliaison démocratique
La non-fiction repose également sur une exigence politique et éthique. « Alors qu’on entend beaucoup parler des infox, d’une crise démocratique et de difficultés à se sentir appartenir à un même espace commun, la non-fiction nous confronte à des expériences de vie, hors de nos expériences cloisonnées dans notre petit espace socioprofessionnel et familial. En ce sens, elle peut prendre la forme de recueils de témoignages – ce que la doctorante Maud Lecacheur, au Centre d’études et de recherches comparées sur la création, désigne sous l’appellation de “livres de” qui ont vocation à effectuer un travail de reliaison démocratique. » Les exemples sont nombreux : les livres de Jean Hatzfeld sur le génocide au Rwanda, celui de François Bon autour des fermetures d’usines Daewoo, Sophie Divry à la rencontre de « gilets jaunes » mutilés dans Cinq mains coupées, Violaine Schwartz sur le sort fait aux migrants dans Papiers...
Enfin, l’intérêt porté au document et à l’archive accompagne l’attrait pour la non-fiction. D’abord, par leur potentialité plastique. « On peut les exposer car ils donnent à voir. L’historien Philippe Artières, par exemple, travaille beaucoup avec des centres d’art. Son livre Histoire(s) de René L, paru en mars, s’accompagnera d’une exposition au Mucem », précise Laurent Demanze. Documents et archives ont aussi la capacité de produire un effet de réel immédiat, suscitant parfois un sentiment d’attestation. Enfin, ils sont un support à l’imagination. « Les archives sont souvent lacunaires. En non-fiction, leur matérialité manquante suscite un effet romanesque. On s’interroge sur ce qu’a pu faire le personnage dans les interstices de ces lacunes, telle une micro-fiction entre parenthèses. »
Dans Le Dossier sauvage, Philippe Artières imagine qu’il découvre un dossier d’archives laissé par Michel Foucault. « Si les archives sont bien réelles, l’historien rappelle bien au lecteur que ce dossier n’a jamais été constitué, et que cette part fictive est une manière de nous demander ce qu’aurait dit Foucault sur notre monde contemporain à partir de ces archives, analyse Laurent Demanze. S’il joue ici avec une histoire contre-factuelle, il reste fidèle au contrat de vérité qui caractérise la non-fiction. » ♦
Retrouvez tous nos contenus consacrés à la littérature et à son histoire dans notre dossier :
La littérature traverse le temps
Mots-clés
Partager cet article
Auteur
Spécialisé dans les thématiques liées aux religions, à la spiritualité et à l’histoire, Matthieu Sricot collabore à différents médias, dont Le Monde des Religions, La Vie, Sciences Humaines ou encore l’Inrees.
Commentaires
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS