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Les nouvelles écritures numériques
Cet article a été initialement publié dans le n° 12 de la revue Carnets de science, en vente en librairies et Relay.
Elle compte des millions d’adeptes. Elle a déjà beaucoup bourlingué, adoptant de nouveaux styles à mesure que les technologies ont évolué. Elle paraît toute jeune mais possède déjà son anthologie. Il ne manque plus à la littérature numérique que la reconnaissance et la légitimité. Deux choses essentielles que seuls le monde de l’édition – qui ne l’accepte que comme une étape vers la publication d’un livre –, de la presse – qui tarde à lui ouvrir ses colonnes –, des bibliothèques – qui commence tout juste à proposer ses œuvres –, et bien sûr le monde de l’institution scolaire – qui devrait l’enseigner –, pourraient lui accorder.
Pixel versus Gutenberg
À l’échelle internationale, l’Electronic Literature Organization1 (ELO), liée au Massachusetts Institute of Technology (MIT), aux États-Unis, a publié une anthologie2 dont le troisième volume remonte à 2016. Désireux de donner à lire mais aussi à voir et à entendre ce « continent inconnu », Gilles Bonnet, dont les recherches portent sur la littérature numérique qu’il enseigne depuis trois ans à l’université Jean-Moulin Lyon III, a établi dans le cadre d’un programme de recherche une cartographie mondiale « dédiée à toutes les formes de littérature francophone nativement numériques », un outil d’autant plus généreux et utile qu’il est une fenêtre sur une francophonie vivante et moderne.
Née avec l’informatique, avant même le Web, la littérature numérique n’est pas encore parvenue au plus grand nombre. Comment expliquer une telle injustice ? « La réponse est économique : la littérature numérique n’a pas de marché », rétorque Alexandra Saemmer, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 8, également autrice, sur le Web bien entendu.
Le coût d’une publication numérique n’est pas étranger à ce désintérêt. Évoquant l’expérimentation de la Réunion des musées nationaux Grand Palais avec des catalogues d’exposition augmentés (dont Edward Hopper – d’une fenêtre à l’autre pour tablette Ipad, aujourd’hui inaccessible), la chercheuse rappelle que l’institution a dû renoncer à la poursuite de cette collection car « l’actualisation permanente de l’œuvre en fonction des changements du dispositif est impossible à gérer, techniquement et économiquement. »
Sans marché, pas de visibilité. Pour les instapoètes et autres auteurs et autrices de la Twitterature, la consécration passe encore et toujours par le papier. Pixel n’a pas encore détrôné Gutenberg. Les plus célèbres sont d’abord des écrivains avant d’être, à l’occasion, des « écranvains », mot-valise que l’on doit à Gilles Bonnet.
Le tiers livre de François Bon, un des premiers écrivains à investir et exploiter sans retenue l’écriture numérique, témoigne de la vitalité et du potentiel de ces formes et de ces échanges littéraires depuis 1997. Un projet de dictionnaire collaboratif du « comment écrire », qui comporte déjà 177 entrées, y côtoie désormais les ateliers hebdomadaires d’écritures et une chaîne vidéo. On doit aussi à François Bon Publie.net, une maison d’édition « ancrée dans la création qui s’écrit et se partage sur le Web », aujourd’hui dirigée par le poète et expérimentateur en littérature numérique Guillaume Vissac. Parmi les autres médiateurs de renom à partager leur prose au quotidien avec leur lectorat – une intimité que seul le Web peut offrir –, Éric Chevillard avec son blog, L’autofictif, et Emmanuelle Pireyre qui nous fait partager dans une conférence filmée les coulisses de son livre Chimère, figurent en bonne place.
Blogs et sites : clic de démocratisation
Les premières traces de la littérature numérique remontent aux années 1960. « La période du début des années 1960 jusqu’au milieu des années 1990 peut être considérée comme une phase de laboratoire où sont esquissées les formes contemporaines de la création littéraire sur support numérique », expose Alexandra Saemmer3. De son côté, Gilles Bonnet distingue « trois périodes », qui correspondent chacune à de nouvelles possibilités ouvertes par la technologie.
Avant même Internet, dans les années 1980, des programmes exploitant les capacités de calcul des ordinateurs permettent la création automatisée de textes. Un pionnier de la littérature numérique en français tel que Jean-Pierre Balpe continue d’en faire son miel. Avec l’arrivée d’Internet (en 1996 pour le grand public), apparaissent les récits interactifs suivis par la poésie programmée, poèmes animés sur l’écran, enrichis de sons, de voix, etc. Le deuxième âge est celui des blogs et des sites. Il marque une démocratisation de cette écriture sur le Web. Le versant populaire de la littérature numérique, celui qui permet l’accès du plus grand nombre à l’écriture, à travers des formes plus conventionnelles de littérature, se développe à cette période via un genre très prisé des néo-écrivains, les fanfictions.
Principe : l’auteur s’approprie les personnages d’un livre qu’il aime particulièrement, lui offrant une suite ou un dénouement. La saga Harry Potter a, comme de juste, entraîné celle de la Potter fanfiction. Wattpad, plateforme sociale d’histoires narratives4 qui abrite un très grand nombre de ces récits, anime la communauté, très diversifiée, de ces auteurs amateurs en leur proposant des jeux littéraires.
Exemple pioché sur la plateforme (anglaise) et emprunté au roman d’Agatha Christie Mort sur le Nil : « Vous êtes invité sur un bateau de croisière de luxe sur le Nil dans les années 30. Vous écrivez votre journal. Sa première phrase commence par : “Avez-vous aimé au point de tuer ?” Dites-nous ce que dit le reste du journal. Nous voulons de la passion, des sentiments, du drame et peut-être un indice nous mettant sur la piste du meurtrier. » Le tout en 2 000 caractères ou moins.
Réseaux sociaux, nouvelles pages d’écriture
La troisième époque est celle ouverte par les réseaux sociaux, Instagram, Twitter et Facebook auxquels il faut ajouter YouTube, qui constituent désormais un extraordinaire terrain de jeu. Facebook, compte tenu de son ancienneté, a ouvert le bal et continue d’attirer auteurs et autrices. Expérimentatrice autant que chercheuse, Alexandra Saemmer a ainsi mis le confinement à profit pour bâtir pendant huit mois et à huit mains une dystopie : Facebook devient une colonie qui impose ses lois aux « profils » qui s’y croisent et s’y entretiennent de façon parfois amicale, parfois hautement conflictuelle. L’ouvrage, désormais achevé, paraîtra dans quelques semaines sous un titre évocateur, le Logbook, chez Publie.net.
Au grand dam du réseau social qui les traque, les profils fictifs, pseudonymes littéraires commodes, y sont légion. Un instapoète tel que Christophe Fiat, auteur de Tea Time, a livré lui aussi pendant le confinement les pensées instagrammées de son personnage féminin, chaque jour à 17 heures :
(En date du 16 mars 2020)
Les écoles fermées
Jusqu’à nouvel ordre
Les théâtres fermés
Jusqu’à nouvel ordre,
Les cinémas fermés
Jusqu’à nouvel ordre
Mais qu’est-ce
Que c’est
Le Nouvel Ordre ?
Personne ne peut
aller aussi loin qu’elle
à l’heure du thé,
tous les jours, à 17 h.
Dans le registre de la Twitterature, les drôlissimes Nanofictions de Patrick Baud, également accessibles au format poche5, ne comptent jamais plus de 280 signes : « Cette tatoueuse se vantait d’insuffler de la vie dans ses créations, mais ses clients ne savaient pas qu’elle parlait au premier degré. Un jour, l’un d’eux se plaignit :
— C’est quoi votre problème ? Je voulais un dragon, vous m’avez tatoué un œuf !
— Patientez, répondit-elle. »
Sur Twitter, le récit-enquête de Clara Beaudoux tient les lecteurs en haleine : le Madeleine Project6 raconte la vie d’une vieille dame à partir d’objets qu’elle a laissés dans la cave de son appartement, désormais occupé par Clara qui décide d’enquêter. La littéraTube, autre invention de Gilles Bonnet pour désigner les expériences de vidéo-écritures, complète le panorama.
Innovation à en perdre la mémoire
Foisonnante, inclassable, la littérature numérique poursuit son chemin, d’autant plus librement qu’elle n’est pas contrainte… par le marché. Ses contraintes, car il y en a, sont technologiques et dépendent presque totalement des cadres imposés par les plateformes et les réseaux sociaux sur lesquels elle se déploie. Texte, sons, graphisme, images fixes ou animées, ses productions offrent « une vision décloisonnée de la littérature », estime Gilles Bonnet. L’alliance du geste ou du mouvement et du texte est à la base de nombreuses expérimentations littéraires.
Alexandra Saemmer se souvient ainsi de son « coup de foudre » dans les années 1990, né d’une fascination pour le lien hypertexte : « J’avais l’impression de creuser, de faire un trou dans le texte. » Trente ans plus tard, l’innovation est encore au rendez-vous. « De nouvelles figures de style émergent », assure la chercheuse quand Gilles Bonnet évoque « un mélange des genres entre carte postale, roman-photo, nouvelles. La littérature numérique est un melting-pot formel. »
La poésie y reprend ses droits et le haïku connaît une nouvelle jeunesse. Littérature « performative », comme le pointe Alexandra Saemmer, une certaine écriture Web possède quelque chose d’irréductible, qui ne pourra jamais être transcrit sur le papier. Enfin, il serait injuste de ne pas relever un autre point qui la rend inégalable : sa relation inédite avec les lecteurs. Proximité, échanges directs, fréquence, son lectorat abondant entretient avec les œuvres et leurs auteurs des liens étroits et de confiance.
Si elle a de l’avenir devant elle, son passé est en revanche déjà compromis, voire menacé de disparition. Instable, éphémère même du fait de l’obsolescence des technologies, la littérature numérique a d’ores et déjà perdu une partie de sa mémoire. « Avec la disparition du logiciel Flash dans les années 2000, un grand nombre d’œuvres sont devenues inaccessibles », regrette Alexandra Saemmer. Ce patrimoine littéraire demeurera-t-il tronqué à jamais ? Faut-il se résoudre à accepter ces disparations programmées comme un élément de l’essence de cette littérature ? Ou au contraire trouver le moyen de la conserver et la transmettre ? ♦
Retrouvez tous nos contenus consacrés à la littérature et à son histoire dans notre dossier :
La littérature traverse le temps
- 1. Présente en Amérique du Nord et en Amérique du Sud, en Europe, en Asie, en Australie et en Afrique, L’ELO, fondée à Chicago en 1999, est une organisation internationale dédiée à l’investigation de la littérature produite pour le support numérique.
- 2. Chaque volume de la Collection de littérature électronique est publié sur https://collection.eliterature.org et en version physique.
- 3. « La littérature numérique entre légitimation et canonisation », A. Saemmer, in Culture et musées, n° 38 : « Le récit dans la médiation des sciences et des techniques », 2011, p. 201.
- 4. www.wattpad.com/home
- 5. Nanofictions, Patrick Baud, éditions J’ai Lu, 2019, 160 p., 6,90 €.
- 6. Madeleine project, Clara Beaudoux, Le Livre de Poche, 2017, 640 p., 16,90 €.
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Auteur
Brigitte Perucca a été rédactrice en chef au Monde de l'éducation et directrice de la communication du CNRS de 2011 à 2020.
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