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« L’activité politique de Proust est indissociable de son activité d’écriture »

Dossier
Paru le 21.07.2022
La littérature traverse le temps

« L’activité politique de Proust est indissociable de son activité d’écriture »

02.11.2021, par
Mis à jour le 18.11.2022
Portrait de Marcel Proust (1871-1922) autour de 1900.
Il y a tout juste 100 ans, le 18 novembre 1922, disparaissait Marcel Proust. Tout le monde connaît l’écrivain, mais il défendait aussi des idées politiques dont certaines sont restées d’actualité. Tour d’horizon avec la chercheuse Anne Simon, responsable du pôle Proust au sein de République des savoirs.

Proust était un grand romancier, mais pas que cela. En quoi était-il aussi un intellectuel engagé ? 
Anne Simon1. Il est difficile de faire une différence nette entre les deux, car l’activité politique de Proust est indissociable de son activité d’écriture, interrompue seulement de rares moments dans sa vie. Au moment de l’affaire Dreyfus par exemple, qui débute un siècle à peine après que la Révolution française eut accordé le droit aux juifs d’accéder à la citoyenneté, il est encore un jeune homme d’une vingtaine d’années, inconnu du grand public. En 1898, il signe et diffuse le fameux Manifeste des Intellectuels, en défense du capitaine Dreyfus injustement accusé de trahison parce qu’il était juif, et de Zola qui vient de publier J’accuse… ! dans L’Aurore. Lorsque le colonel Picquart est à son tour incarcéré pour avoir défendu l’innocence du capitaine, Proust lui envoie son premier ouvrage, Les Plaisirs et les Jours. Il faut qu’il ait une grande foi dans la littérature, ce jeune auteur qui, en guise de soutien à un officier emprisonné, lui offre un recueil de nouvelles avec un titre si décalé ! C’est à la fois naïf et touchant.

Le capitaine Alfred Dreyfus quittant le lycée de Rennes (35), où s'est tenu son second procès, avant son retour à la prison militaire, le 7 août 1899.
Le capitaine Alfred Dreyfus quittant le lycée de Rennes (35), où s'est tenu son second procès, avant son retour à la prison militaire, le 7 août 1899.

Cette période correspond à un énorme chantier romanesque resté à l’état de manuscrit, Jean Santeuil, qui ne sera publié qu’après la mort de Proust et qui est étudié notamment par l’équipe Proust de l’Institut des textes et manuscrits modernes2. Le jeune héros est sur bien des points un alter ego de Proust : il assiste aux procès, en retranscrit l’ambiance et les enjeux, applaudit les plaidoiries des défenseurs de Dreyfus. Témoigner, honorer, écrire son immense « colère » : Jean Santeuil, ce roman avorté, apparaît aujourd’hui comme un « livre noir » de l’affaire Dreyfus.
 
Le manuscrit de Jean Santeuil consacre également un important développement sur les prémisses du génocide arménien…
A. S. Proust y décrit comment il a été emporté par un discours de Jean Jaurès à la chambre des députés en 1896 : mû par « une voix intérieure », le député y dénonce l’inertie de la France et de l’Europe face au sultan de l’Empire ottoman qui a ordonné des massacres épouvantables d’Arméniens.

Proust s’est retrouvé à la croisée de discriminations diffuses qui se sont alimentées l’une l’autre et qui l’ont rendu attentif à de nombreuses formes d’injustices.

L’idée même d’Europe y est présentée comme mise à mal par la lâcheté ou le pragmatisme face à l’emprise de grandes puissances sur des régions fragilisées, des populations exclues du droit de cité. Cette question hantera tout le XXe siècle, jusqu’à nos jours. Proust avait compris qu’une Europe dépourvue de « responsabilité » et d’hommes « vaillants » est une Europe de ténèbres.

Mais il ne parvient pas à achever ce roman pour des raisons proprement littéraires : son texte est comme divisé en deux pans, l’un dramatiquement politique, l’autre plus fin de siècle quoique déjà « proustien » – un récit d’enfance, des émois amoureux, des émerveillements face à la nature, des débuts mondains… Proust échoue alors à entrelacer politique et vie quotidienne.
 
Comment expliquez-vous cette sensibilité aux discriminations ?
A. S. Proust était lui-même exposé à l’antisémitisme. Sa mère était juive, issue d’une famille très active au sein d’institutions représentatives du judaïsme, comme le Consistoire central ou l’Alliance israélite universelle. De l’autre « côté », le père de Proust était issu d’une famille catholique dont certains membres étaient antisémites. Enfin, Proust était homosexuel, « vice » qui valait alors « opprobre » et « ostracisme », comme il l’écrit dans Sodome et Gomorrhe – on ne mesure plus aujourd’hui le courage qu’il lui a fallu pour maintenir ce titre d’un volume de la Recherche (À la Recherche du temps perdu, 1913-1927, 7 vol., Ndlr). Doublement minoritaire, Proust s’est donc retrouvé à la croisée de discriminations diffuses qui se sont alimentées l’une l’autre et qui l’ont rendu attentif à de nombreuses formes d’injustices (il défend les « églises assassinées », lieux vivants matérialisant une mémoire, quand elles sont menacées par la loi de séparation des cultes et de l’État en 1905).

Les parents de Marcel Proust. À gauche, portrait d'Adrien Proust (1834-1903), professeur de médecine, par le photographe Nadar, 1886. À droite, portrait de sa femme, née Jeanne Clémence Weil, vers 1885.
Les parents de Marcel Proust. À gauche, portrait d'Adrien Proust (1834-1903), professeur de médecine, par le photographe Nadar, 1886. À droite, portrait de sa femme, née Jeanne Clémence Weil, vers 1885.

Dans les actes du colloque « Proust et politique »Françoise Gaillard analyse un « idéologème » courant à l’époque de Proust – un lieu commun fondé sur un ensemble de croyances collectives conjuguant en l’occurrence antisémitisme et homophobie. Les Juifs étaient en effet assimilés à des hommes décadents, donc efféminés, donc homosexuels… et inversement ! Dans la Recherche, Proust récupère ce syllogisme, le travaille de l’intérieur, en étudie les effets sociaux et psychiques : il évoque « deux races maudites », celle des juifs et celle des « tantes » ou des « invertis », terme qu’il privilégie à l’inverse d’André Gide qui s’insurgeait contre cette idée des « hommes-femmes ». Que cette controverse ait eu lieu entre eux, en privé, montre à quel point ils se confrontaient aux tabous d’une société.
 
Comment expliquer les stéréotypes antisémites ou homophobes que l’on trouve parfois dans la Recherche ?
A. S. Par l’ambivalence due à l’appropriation du stigmate imposé, mais aussi par l’humour qui permet de le mettre à distance, et enfin par l’ironie, qui reprend à son compte une affirmation pour en faire une satire de l’intérieur. Le narrateur, catholique et hétérosexuel, est un avatar qui permet précisément cette prise de distance, et ce cryptage d’allusions évoqué par la romancière Nathalie Azoulai (Prix Médicis 2015) : allusions à l’importance du judaïsme au sein du catholicisme (les tapisseries du couronnement d’Esther au fond de l’église de Combray), mais aussi aux stratégies pour l’assumer ou non. À l’époque, de nombreux juifs – les « israélites » – avaient un fort désir d’assimilation, d’autres (traditionalistes ou sionistes) tenaient à leur singularité.

Dans ses relations mondaines, et même amicales, Proust frayait parfois avec des milieux d’extrême droite. Luc Fraisse rappelle qu’on lui a reproché, lors de l’attribution mouvementée du prix Goncourt en 1919, d’avoir été notamment soutenu par l’Action Française et Léon Daudet, journaliste talentueux mais antisémite. Si Proust a accepté de tels soutiens (dont il tente de se désolidariser en rappelant qu’il fut un « dreyfusard ardent »), c’est qu’il était soucieux de la postérité de son œuvre, et désireux d’être considéré comme un écrivain français.

Eté 1892, à Trouville en Normandie devant le manoir La cour brûlée. Assis, de droite à gauche : Geneviève Straus, Etienne Ganderax, Marcel Proust. Debout, de droite à gauche : Louis de la Salle, Georges de Porto-Riche et un ami non identifié.
Eté 1892, à Trouville en Normandie devant le manoir La cour brûlée. Assis, de droite à gauche : Geneviève Straus, Etienne Ganderax, Marcel Proust. Debout, de droite à gauche : Louis de la Salle, Georges de Porto-Riche et un ami non identifié.

Marisa Verna montre d’ailleurs dans « Style et politique » que cette francité passe pour Proust par le fait d’« attaquer la langue », d’en faire « une langue étrangère » apte à dire le nouveau. Il convient donc de ne pas projeter nos dichotomies politiques sur le passé, et de ne pas juger trop vite, avec les yeux d’aujourd’hui, le malaise, les compromis et les stratégies d’intégration sociale auxquels pouvait être confronté un « israélite » ou un « inverti ». Concernant la bourgeoisie et l’aristocratie de son temps, on retrouve enfin ce regard sans fard sur leur « esprit » faussement spirituel, leurs hypocrisies ou les humiliations qu’elles infligent : le Proust mondain est avant tout un immense satiriste.

Sa vision de la sexualité a-t-elle une dimension politique ? 
A. S. Il y a toute une dimension existentielle de l’amour chez Proust, qui est pour lui est une sorte d’illusion du moi, mais son œuvre montre aussi, selon Annamaria Contini, que les relations intimes sont à relier à la violence sociale, et ajouterais-je, vénale.

Concernant la bourgeoisie et l’aristocratie de son temps, on retrouve ce regard sans fard sur leur « esprit » faussement spirituel, leurs hypocrisies ou les humiliations qu’elles infligent : le Proust mondain est avant tout un immense satiriste.

Le narrateur de la Recherche entretient ainsi une jeune fille, Albertine, qui peut exercer en retour un pouvoir sur lui uniquement parce que sa potentielle attirance pour les femmes le rend jaloux. Au sein du monde du début du XXe siècle, clivé en différentes classes, le désir constitue aussi un facteur de brassage social. L’homosexuel notamment est obligé de sortir de son cercle. Je pense à une scène extrêmement drôle du début de Sodome et Gomorrhe : le baron de Charlus, obsédé par sa généalogie aristocratique, a un coup de foudre pour un tailleur qui lui-même « n’aime que les vieux messieurs »…

Le narrateur compare alors le baron à un bourdon tentant de féconder la seule espèce d’orchidée qui lui convient ! Le désir opère donc des transverses sociales, sur un arrière-fond darwinien dont le côté subversif a marqué Proust.
 
Diriez-vous qu’il essaye de porter un regard apolitique sur les relations humaines ? 
A. S. Je ne pense pas, car Proust décrit toujours les situations et les événements traversés par l’Histoire et la fragilité de la mémoire collective. La Première Guerre mondiale l’a ainsi conduit à remanier et développer son roman : il en dépeint les effets sociaux, et déplace Combray, le village de l’enfance, de Chartres vers Reims, pour que, situé en zone de guerre, il soit détruit à la fin du roman – image du temps perdu et de l’oubli.

Proust fait de la politique en montrant comment ses personnages incarnent une époque complexe et des milieux particuliers dont ils sont indissociables.

C’est aussi pour cela que son écriture est parfois très crue, comme lorsqu’il dépeint une scène de flagellation dans un hôtel de passe : faire de son héros un voyeur ou un amateur de potins est une stratégie romanesque pour ouvrir au lecteur une fenêtre sur des mondes sinon inaccessibles. 
Il nous fait aussi prendre le petit-déjeuner avec Mme Verdurin, qui s’émeut du naufrage du Lusitania… et se réconforte en trempant son croissant (un luxe pendant la guerre) dans son café au lait !

Il ne voulait pas écrire des romans à « étiquette », relevant par exemple de l’« art populaire » ou « patriotique », parce qu’ils font de l’Histoire une simple toile de fond, et qu’ils ratent les évolutions et les contradictions de chacun. Proust fait de la politique en montrant comment ses personnages incarnent une époque complexe et des milieux particuliers dont ils sont indissociables.

Comment analyse-t-il les rapports économiques et sociaux de son époque ? 
A. S. Proust, fils d’un grand professeur de médecine et d’une mère issue d’une famille juive importante, a saisi que les sphères sociales sont moins étanches qu’il n’y paraît, et que les humains sont ambivalents. Gilberte Swann ainsi, qui gomme son nom juif pour prendre celui de son beau-père, le comte de Forcheville, finit par épouser un aristocrate d’antique lignée, tout en étant une caricature de snobisme et de honte de soi. Madame Verdurin, patronne odieuse du « petit clan » – un salon bourgeois – est en même temps une grande mécène des arts, et finira Princesse de Guermantes.

Marcel Proust aux pieds de Jeanne Pouquet, au tennis du boulevard Bineau à Neuilly (92) en 1892. Épouse du dramaturge Gaston Arman de Caillavet, ami de Proust, Jeanne Pouquet aurait en partie inspiré le personnage de Gilberte Swann.
Marcel Proust aux pieds de Jeanne Pouquet, au tennis du boulevard Bineau à Neuilly (92) en 1892. Épouse du dramaturge Gaston Arman de Caillavet, ami de Proust, Jeanne Pouquet aurait en partie inspiré le personnage de Gilberte Swann.

Le monde des domestiques est de son côté tantôt rattaché à l’Ancien Régime, tantôt ressaisi dans ses évolutions modernes : la servante Françoise perd son vieux patois, se rend indispensable et, rappelle Brigitte Mahuzier, a un ascendant sur ses maîtres. Le monde ouvrier est peu présent, mais Proust glissera, dans Le Temps retrouvé, que les membres du Jockey-Club sont des « illettrés » moins capables de comprendre son œuvre que les « ouvriers électriciens » de la « Confédération générale du travail » !
 
Envisage-t-il l’avènement d’une société moins divisée socialement ? 
A. S. Il ne prend pas parti, mais a conscience que son monde change. Dans un passage réjouissant de À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le narrateur est en villégiature avec sa grand-mère au Grand-Hôtel de Balbec, une station balnéaire. On y trouve une très ancienne aristocrate, un bâtonnier, un petit hobereau de province, etc. Tous se retrouvent (en tentant de ne pas se mêler) au moment du dîner. Derrière la baie vitrée, des pêcheurs, des ouvriers et des petits-bourgeois se pressent pour voir cette faune étrange. Un écrivain est parmi eux ! Proust le décrit comme un « amateur d'ichtyologie humaine » qui se complaît « à classer » les « vieux monstres » que sont les aristocrates « par race, par caractères innés et aussi par (…) caractères acquis ». J’aime beaucoup cet empoissonnement social qui transforme les grands de ce monde en « bêtes merveilleuses » : l’« aquarium » social du début de siècle est en train de se fissurer, et sa « paroi de verre » pourrait bien exploser – on est à l’époque des révolutions russes de 1905 et de 1917. Non que Proust y adhère, loin de là, mais son monde vacille, et en être le témoin est un enjeu de son œuvre. ♦

À lire
Proust politique. De l’Europe du Goncourt 1919 à l’Europe de 2019Quaderni proustiani, 14, 2020, sous la direction d’Anne Simon, Davide Vago, Marisa Verna et Ilaria Vidotto. 

Pour en savoir plus
Le carnet de recherche du Pôle Proust : https://poleproust.hypotheses.org/

 

Notes
  • 1. Directrice de recherche au CNRS, au sein de l’unité République des savoirs (CNRS/ENS/Collège de France/PSL), responsable du Pôle Proust et codirectrice des actes du colloque « Proust politique » , qui s’est tenu à l’université catholique de Milan les 9 et 10 mai 2019.
  • 2. Unité CNRS/ENS Paris.
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Auteur

Fabien Trécourt

Formé à l’École supérieure de journalisme de Lille, Fabien Trécourt travaille pour la presse magazine spécialisée et généraliste. Il a notamment collaboré aux titres Sciences humaines, Philosophie magazine, Cerveau & Psycho, Sciences et Avenir ou encore Ça m’intéresse.

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