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« Nos sociétés ont besoin de citoyens comprenant les méthodes de la science »
Science et Culture. Repères pour une culture scientifique commune a été publié une première fois en 2015, en lien avec l’Espace des sciences de Rennes-Bretagne, et vient d’être réédité dans un nouveau format numérique et enrichi. Pourquoi cet ouvrage ?
Hélène Langevin-Joliot1. La formation initiale acquise dans l’enseignement a un rôle majeur pour le développement ultérieur de la culture, scientifique en particulier. L’idée de ce livre a émergé dans un groupe de travail mis en place par l’Union rationaliste pour réfléchir sur l’évolution des contenus de l’enseignement obligatoire reçu au collège et en seconde, notamment sur le socle commun. Nous avions constaté qu’une large place était accordée, à juste titre, à la « démarche d’investigation », répondant ainsi en partie à l’objectif de faire comprendre les méthodes de la science. Les savoirs scientifiques sont enseignés dans différentes disciplines au cours d’années successives, ce qui ne facilite pas par contre l’appropriation d’une culture scientifique, faute d’éléments unificateurs.
Ces conditions initiales ont des conséquences plus tard dans l’espace public où la culture scientifique est vue comme une somme de savoirs spécialisés, de surcroît chacun en développement accéléré, à l’opposé de « la culture », généraliste par nature. Nos échanges nous ont convaincus qu’il y avait là une difficulté réelle pour l’appropriation par tous d’une culture scientifique. C’est ainsi que nous nous sommes lancé le défi d’écrire a contrario, en référence au niveau du collège, un livre court de culture scientifique générale donnant un contenu concret et synthétique à cette notion.
Ce livre paraît aujourd’hui dans une nouvelle version, numérique et interactive, enrichie d’un glossaire pour lever les difficultés de langage et d’un index. Il s’adresse à tous, mais nous l’avons conçu comme un outil de formation complémentaire pour les enseignants, en particulier les professeurs des écoles, et plus généralement pour tous les passeurs de culture. Les jeunes peuvent s’y promener à leur guise.
Les contours d’une « culture commune » ou d’une « culture générale » scientifique ne sont pas aisés à définir, et l’on pourrait même dire qu’ils évoluent chaque année : comment les avez-vous dessinés ?
H. L.-J. Le livre comprend trois parties, la seconde s’intitulant « Des savoirs pour une culture générale ». Une culture scientifique générale justement rassemble des notions de culture scientifique suffisamment « stables » et importantes pour pouvoir servir de repères aussi bien dans la vie courante ou le débat public que pour servir d’ancrage à l’enrichissement ultérieur de la culture de chacun. Ses contours se modifient avec les progrès de la recherche, mais contrairement à une idée répandue, de nouvelles connaissances n’effacent pas généralement les précédentes, elles en limitent plus souvent le champ d’application.
Nous avons réparti les savoirs retenus en rubriques donnant chacune une vue synthétique d’un champ scientifique. Les chapitres regroupent des rubriques dans une approche pluridisciplinaire. Ainsi celles portant sur des traits partagés par la matière inerte et la matière vivante sont regroupées dans un chapitre, un autre étant consacré aux spécificités de la matière vivante. L’approche pluridisciplinaire sous-tend le chapitre sur les systèmes et leur dynamique…
La matière, le vivant, la Terre et l’Univers, les mathématiques, le traitement de l’information… dans chacun des domaines abordés dans l’ouvrage, de même que dans la sélection de textes qui vient le conclure, l’histoire des sciences est omniprésente : elle joue donc un rôle important dans la constitution et la diffusion de cette culture commune ?
H. L.-J. L’histoire des sciences représente un immense champ de recherches, de l’acquisition de connaissances fondamentales à l’émergence des technologies. Les informations qu’elle apporte sur la manière dont la science se construit contribuent à donner des bases solides à la culture scientifique, au-delà de la vision qu’en donne la gestion actuelle de la recherche. Les rôles de l’imagination et de circonstances particulières ne doivent pas faire perdre de vue que la science est d’abord une construction collective, certes marquée par l’apport révolutionnaire de personnalités exceptionnelles.
Il est important de montrer que certains sujets se renouvellent… depuis l’Antiquité. Et plus encore que si toute nouvelle connaissance acquise transforme l’édifice, ce n’est pas simplement en prenant la place de plus anciennes considérées comme périmées, mais bien en élargissant l’édifice. Mon père racontait souvent que le sous-directeur de l’Institut du radium l’avait accueilli avec ce commentaire : « Joliot, comme c’est dommage, vous arrivez trop tard ! Il ne reste plus rien à découvrir ! » Cinq années plus tard s’ouvrait une période de découvertes remarquables en radioactivité et physique nucléaire. Chaque découverte nouvelle ouvre un espace nouveau aux recherches.
Mais il n’y a pas que l’histoire, il y a aussi l’actualité : celle que nous vivons révèle à la fois la place centrale de la science dans nos sociétés, et la violence de ses remises en cause dans les milieux les plus divers. Le dialogue est-il encore possible, et de quelles manières les scientifiques peuvent-ils eux-mêmes l’encourager ?
H. L.-J. Je pense que nous partagerons ce constat : La science joue un rôle plus grand que jamais dans les sociétés modernes, alors que sa place est très réduite dans la culture des citoyens d’aujourd’hui, y compris celle des « élites » intellectuelles et politiques. C’est une situation dangereuse pour la démocratie et aussi pour le progrès social.
L’étendue des connaissances auxquelles la science permet d’accéder, la puissance des instruments et des technologies dont l’humanité dispose font de sa « maîtrise » un enjeu pour l’avenir. Le progrès scientifique n’entraîne pas automatiquement le progrès pour la société, mais il en est plus que jamais une condition nécessaire. On peut d’autant moins y renoncer qu’il est une condition de la réussite de la transition écologique.
Je m’inquiète de la violence avec laquelle la science (les technologies plutôt) est mise en cause par certains, qui peuvent aussi à l’occasion basculer dans une foi aveugle en son pouvoir. Je dirai que le questionnement est général, pas la violence. Et je crois le dialogue possible, pour peu qu’on puisse disposer d’un minimum de langage partagé pour aborder les questions de science impliquées dans les sujets qui font débat dans la société. Nos sociétés ont impérativement besoin de citoyens comprenant les méthodes de la science, disposant de repères leur permettant d’élargir leurs connaissances sur un sujet d’intérêt. Nous espérons que notre livre pourra y contribuer.
Un bagage de culture scientifique générale ne doit pas cependant donner l’illusion que le citoyen peut se transformer en expert : les scientifiques eux-mêmes ne le sont, sauf rares exceptions, que dans un domaine particulier. À l’heure des réseaux sociaux, des conflits d’intérêt et des fake news, je pense, avec l’Union rationaliste, qu’il faut articuler sans les confondre, les débats scientifiques et les débats démocratiques. Je crois en effet que l’expression collective de chaque communauté scientifique compétente sur un sujet donné, faisant régulièrement le point sur ses résultats, est autrement plus crédible et efficace que la somme d’interventions individuelles chaotiques. L’exemple donné par les travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) le montre. Il inspire l’organisation des travaux sur la biodiversité, il devrait être transposé dans d’autres domaines.
Comment s'est organisé ce travail collectif ?
H. L.-J. Ce livre a impliqué à différents degrés une quinzaine de scientifiques engagés dans le projet, et plusieurs collègues extérieurs. La structure du livre a été dégagée par étapes, au fil de discussions sur le contenu qu’il était possible et souhaitable de lui donner, sur la manière de présenter ce contenu pour qu’il intéresse et puisse être compris.
La nécessité d’exposer les méthodes de la science, au cœur de la culture scientifique, ne faisait pas débat, mais fallait-il par exemple aborder des principes tels la causalité, sans laquelle il n’y a pas de science possible ? Fallait-il évoquer les lois du monde quantique, toutes questions dépassant en toute rigueur le niveau du collège ? Nous avons conclu que le livre devrait pouvoir se lire à deux niveaux, le second présentant des ouvertures vers les questions plus complexes, des commentaires ou des exemples. Des essais ponctuels de rédaction ont permis de dégager d'autres solutions pour atteindre notre objectif.
Nous avons par exemple choisi d’évoquer l’histoire de l’Univers et de la vie sous la forme d’un récit pour donner un cadre commun aux chapitres plus spécifiques. La rédaction du livre a été principalement effectuée par Jacques Haissinski, avec Michel Morange pour les éléments concernant le vivant et Jean-Pierre Kahane pour les mathématiques. De courts textes d’histoire des sciences ont été rassemblés par Evariste Sanchez-Palencia. ♦
À lire
Science et Culture. Repères pour une culture scientifique commune, Hélène Langevin-Joliot et Jacques Haïssinski (coord.), Éditions Apogée, 2020, e-book, 12,99 €. Auteurs : Jacques Haïssinski, Hélène Langevin-Joliot, Jean-Pierre Kahane, Michel Morange, Évariste Sanchez-Palencia, sous l’égide du groupe « culture scientifique » de l’Union rationaliste.
- 1. Physicienne nucléaire, directrice de recherche émérite au CNRS, ancienne présidente de l'Union rationaliste (2004-2012).
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Auteur
Attaché scientifique au Comité pour l’histoire du CNRS, Denis Guthleben est rédacteur en chef d’Histoire de la recherche contemporaine. Il est spécialiste de l’histoire des sciences et de la recherche scientifique, au travers des politiques, des institutions, des acteurs et des programmes qui l’ont constituée des débuts de la IIIe République à nos jours. Il est notamment l’...
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