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Tehlirian, le procès d’un génocide
On commémore cette année le centenaire du génocide arménien qui a fait 1,2 à 1,5 millions de morts entre avril 1915 et juillet 1916. Pouvez-vous nous rappeler le contexte dans lequel ce génocide intervient ?
Claire Mouradian1 : On peut distinguer un temps long et un temps court. Le temps long est celui de la Question d’Orient, la chronique du déclin de l’Empire ottoman du fait de sa mauvaise gouvernance, de son incapacité à se réformer – notamment d’établir l’égalité des droits entre ses sujets musulmans et non musulmans - et de l’expansion des puissances voisines, en particulier la Russie. Au début du 19e siècle, celle-ci a annexé les provinces orientales de l’Arménie historique, ainsi partagée entre trois empires – ottoman, persan, tsariste. Le traité de Berlin (1878) qui clôt un nouveau conflit russo-turc, prend acte de l’aggravation du sort des Arméniens ottomans, sujets de seconde zone en tant que chrétiens, régulièrement au cœur du champ de bataille. Il prône la nécessité de réformes pour garantir leur sécurité face à l’arbitraire du pouvoir et aux exactions des tribus kurdes. Cela ne fera que les désigner comme cible du sultan Abdulhamid II (1876-1909) qui craint de perdre de nouvelles provinces et opte pour la voie du panislamisme et de la répression. En 1894-1896, des massacres de masse systématiques (près de 200 000 morts) marquent son règne d’un sceau sanglant. L’enthousiasme soulevé par la révolution constitutionnelle de juillet 1908, menée par des officiers jeunes turcs qui tentent d’enrayer le déclin, est de courte durée. Dès 1909, de nouveaux massacres suscitent le doute sur leur dessein. Confrontés à la perte traumatique des territoires africains (Tripolitaine) et surtout des Balkans dont beaucoup de leaders de ce mouvement nationaliste sont originaires, le régime se durcit et tourne à la dictature. L’aile nationaliste la plus radicale prend le pouvoir en 1913, sous l’autorité du triumvirat Talaat (ministre de l'Intérieur), Enver (ministre de la Défense), Djémal (ministre de la Marine). Ils optent pour la création d'un Etat-nation turc, de moins en moins ouvert à la nature multi-confessionnelle et multi-ethnique de tout empire et animés par une idéologie de "darwinisme social", redoutable à l’heure où l’Empire se replie sur l’Anatolie.
Et le temps court ?
C.M. : Le temps court est celui de la guerre dans laquelle l'Empire ottoman s'engage en novembre 1914, aux côtés des puissances centrales (Allemagne, Autriche-Hongrie) contre l'Entente (France, Angleterre, Russie) et qui va fournir l'occasion du génocide. En février 1914, le gouvernement jeune-turc a dû ratifier un nouveau plan de réformes en faveur des Arméniens sous la pression des puissances. Le contexte de guerre mondiale qui empêche une intervention efficace pour les faire appliquer devient l'occasion de se débarrasser de la question arménienne en se débarrassant des Arméniens, avec la conviction que : c'est eux ou nous, c'est maintenant ou jamais. Divisés entre les deux empires qui s’affrontent, les Arméniens sont mobilisés et vont combattre loyalement dans les armées régulières des Etats dont ils sont les ressortissants. La création de groupes de volontaires du côté russe, même si ces groupes sont composés principalement de sujets arméniens de l'empire russe, va servir de prétexte aux Jeunes Turcs pour accuser les Arméniens ottomans de trahison. Le désastre des premières offensives menées sur le front du Caucase dans une campagne mal engagée en plein hiver, par le ministre de la guerre, Enver Pacha, nécessite de trouver des boucs-émissaires. La suite est malheureusement connue…
La nuit du 24 avril 1915, début officiel du génocide, plusieurs centaines de notables et d’intellectuels arméniens de Constantinople sont arrêtés et exécutés…
C.M. : Décapiter la nation est le premier acte. Il se répète dans toutes les villes provinciales. Les soldats arméniens ont déjà été désarmés, affectés à des bataillons de travail, puis exécutés. Puis vient le tour du reste de la population, femmes, enfants, vieillards, soit massacrés sur place, soit déportés le plus souvent à pied, parfois dans des wagons à bestiaux lorsqu’il existe des voies ferrées, vers les déserts de Syrie et d’Irak. Massacres, viols, enlèvements de femmes et d’enfants, sont perpétrés durant le trajet par les hommes de main de l’« Organisation spéciale », affectée aux basses œuvres, ou par les tribus kurdes, arabes ou circassiennes. Les Arméniens qui ne sont pas assassinés meurent d’épuisement lors de ces marches forcées sans eau, sans nourriture. La déportation est à la fois le principal moyen de l’extermination et celui de son camouflage. Ceux qui survivent au terme de ces marches de la mort, sont entassés dans des cavités naturelles du désert et brûlés. En une année, les 2/3 de la population arménienne de l’Empire ottoman sont décimés.
Venons-en à Soghomon Tehlirian. Quelles sont ses motivations lorsqu’il abat Talaat Pacha en plein Berlin, le 15 mars 1921 ?
C.M. : C’est à la fois pour venger le massacre de son peuple et pour appliquer une décision de justice par contumace que le jeune Arménien agit. Toute sa famille - sa mère, ses sœurs… -, a disparu lors du génocide dont Talaat est le principal architecte. En 1919, après l’armistice, sous l’égide des nouveaux dirigeants ottomans, des cours martiales condamnent à mort les principaux responsables jeunes turcs, dont Talaat, mais par contumace. Les criminels ont en effet réussi à fuir avec l’aide de leur ancien allié allemand. C’est ainsi que Talaat se retrouve à Berlin et que la sentence sera appliquée par Tehlirian.
Comment se passe le procès de Tehlirian ?
C.M. : C’est un procès qui dure deux jours à peine, en juin 1921. Ce qui devait être le procès du meurtrier, Soghomon Tehlirian, se transforme immédiatement en procès politique : celui de la « victime » du meurtre, Talaat Pacha, responsable lui de la mort de plus d’un million de personnes. Les témoins défilent à la barre qui décrivent les atrocités du génocide et fournissent les preuves de l’implication directe de l’ancien dirigeant jeune-turc. Les avocats de Tehlirian plaident l’homicide non prémédité et assurent que le jeune homme a perdu tout contrôle en présence du génocidaire. Tehlirian est acquitté par la justice allemande.
Tehlirian a-t-il vraiment tout dit lors du procès ?
C.M. : Pas tout à fait. Si sa famille a bien été décimée lors du génocide, il ne se trouvait pas à Berlin par hasard. Il fait en réalité partie d’un commando de jeunes militants arméniens, le commando Némésis, constitué pour traquer les anciens criminels jeunes-turcs à travers l’Europe et exécuter les sentences prononcées lors des procès de 1919. Talaat est la première cible de cette opération secrète, qui verra huit anciens génocidaires abattus entre 1921 et 1922. Tehlirian n’est pas seulement un justicier : il s’est laissé arrêter volontairement afin de faire parler du génocide – par procès interposé – et le replacer au cœur de l’actualité internationale alors qu’il est déjà en passe d’être oublié... Ce fait, connu depuis longtemps dans la communauté arménienne, ne sera vraiment dévoilé que dans les années 1980 par le livre d’un journaliste de l’Express, Jacques Derogy, à qui le parti arménien Dachnak (auquel appartenaient Tehlirian et ses camarades) a ouvert ses archives.
Le fait que ce procès se passe à Berlin est tout sauf anodin…
C.M. : L’Allemagne, alliée de l’Empire ottoman, qui a contribué à l’organisation de l’armée ottomane depuis la fin du XIXe siècle, avait plusieurs milliers d’officiers ainsi que de nombreux missionnaires sur place au moment du génocide. Elle ne pouvait ignorer ce qui se passait et a laissé faire. L’acquittement de Tehlirian peut apparaître comme une façon de se racheter de cette coupable inertie… L’histoire ne s’arrêtera malheureusement pas là, puisque le génocide arménien et les méthodes utilisées inspireront directement les nazis et Hitler au premier chef.
Quelle place occupe le procès Tehlirian dans l’histoire de l’Arménie et des Arméniens ?
C.M. : Il s’agit de l’une des dernières fois où le génocide est officiellement et publiquement évoqué avant l’oubli auquel le condamne l’évolution de la situation sur le terrain pour l’Arménie. L’indépendance proclamée le 28 mai 1918 par les Arméniens du Caucase russe et reconnue par le traité de Sèvres (10 août 1920) avec un territoire étendu aux provinces orientales de l’Empire ottoman peuplées majoritairement d’Arméniens avant le génocide, est soviétisée par l’Armée rouge (décembre 1920). Allié de circonstance de Lénine, Mustapha Kemal, entreprend de rendre caducs les termes du traité de Sèvres. Jamais ratifié, celui-ci sera finalement annulé et remplacé par le traité de Lausanne (24 juillet 1923) qui crée la Turquie nouvelle où les survivants sont interdits de retour. Le génocide ne reviendra sur le devant de la scène qu’un court moment en 1945, puis peu à peu à partir du cinquantenaire en 1965, et après l’indépendance recouvrée en 1991, à la chute de l’URSS. Mais le procès Tehlirian dépasse le cadre arménien : on assiste là aux premiers balbutiements d’une justice internationale pour la pénalisation des crimes d’État, l’origine lointaine des cours de justice internationale. On sait qu’il a inspiré le juriste Raphaël Lemkin dans sa réflexion qui a débouché sur la définition de ce qu’est un génocide.
L'infographie animée du commando Némésis
"La vengeance des Arméniens, le procès Tehlirian", à voir sur Arte le mardi 28 avril à 22h25.
- 1. Claire Mouradian est directrice de recherche CNRS au Centre d'Etudes des Mondes Russe, Caucasien et Centre-Européen (CERCEC), UMR 8083
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