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Babi Yar, 1941. Le massacre des Juifs de Kiev restitué dans un documentaire exceptionnel
Le 28 septembre 1941, les Juifs de l’agglomération de Kiev reçoivent l’ordre de se présenter le lendemain au lieu-dit de Babi YarFermerLittéralement, le « ravin de la vieille femme » en russe. avec papiers d’identité, argent, objets précieux et quelques vêtements. Ceux qui n’obéiraient pas seraient punis de mort. Pensant qu’ils seraient déportés, envoyés au travail forcé, ils obtempèrent. Mais conduits par petits groupes au bord d'un ravin, les 33.771 hommes, femmes, vieillards et enfants juifs sont tous exécutés à l’arme à feu, en 36 heures, par des unités de la SS, de la Wehrmacht et de la Police auxiliaire ukrainienne. À la libération, l’Ukraine retombe dans le giron de Staline et les soviétiques occultent la nature spécifiquement antisémite du massacre qui aurait selon eux visé des « citoyens soviétiques pacifiques ». En 1952, ils comblent le ravin.
Le documentaire du cinéaste ukrainien Sergueï Loznitsa restitue le contexte du massacre de Babi Yar, perpétré trois mois après l’attaque de l’URSS par l’Allemagne nazie en juin 1941. Quand la Wehrmacht marche sur Kiev, alors soviétique, les Ukrainiens sont de longue date pris en étau entre différentes puissances impérialistes voisines…
Christian Ingrao1. En effet. Il y a alors en Ukraine des mouvements nationalistes, comme l’Organisation nationaliste ukrainienne (OUN),FermerMouvement nationaliste extrémiste ukrainien créé en 1929 à Vienne, en Autriche. créée en 1929. Ces mouvements sont initialement nés pour obtenir l’indépendance de l’Ukraine et résister aux pressions de l’État polonais qui tentait de « poloniser » ces territoires. Puis la résistance se retourne contre l’Union soviétique qui a annexé l’Ukraine occidentale en 1939. Sa population subit alors une invasion, immédiatement suivie de la collectivisation, à partir de laquelle les Ukrainiens combattent l’occupant avec acharnement et ce, d’autant plus qu’ils étaient parfaitement informés de la manière dont l’URSS traitait l’Ukraine orientale. Soviétique depuis 1919, celle-ci avait déjà subi la collectivisation des terres agricoles qui conduisit à la famine des années 1932-1933 et à ses 3,5 millions de morts.
Cela explique-t-il l’accueil enthousiaste que les nazis reçoivent en Ukraine en juin 1941 ?
C.I. Cela explique d’abord que les Ukrainiens haïssent alors majoritairement le pouvoir soviétique et qu’ils espèrent que les Allemands vont leur octroyer l’indépendance. Il faut aussi souligner que les mouvements nationalistes ukrainiens entretiennent une étroite proximité idéologique avec le nazisme, avec lequel ils partagent un anticommunisme et un antisémitisme ataviques. Ils sont donc ravis de voir arriver les Allemands et profitent du désarroi du pouvoir stalinien pour fomenter des révoltes et des pogroms contre les Juifs. Mais quand la Wehrmacht entre dans Kiev, l’idée des autorités allemandes n’est pas de procéder à l’élimination immédiate des Juifs. Si les EinsatzgruppenFermer« Groupes mobiles d'intervention » du IIIe Reich allemand. Composés de policiers de la Gestapo, d’officiers des services de renseignement de la SS et de Waffen SS, ils sont chargés d’assurer le contrôle des territoires au fur et à mesure de l’avancée des troupes de la Wehrmacht et prennent en charge l’extermination des Juifs soviétiques en les fusillant. visent les juifs, les francs-tireurs, les saboteurs, les communistes…, c’est d’abord parce qu’ils sont considérés comme une menace pour la sécurité.
Alors, qu’est-ce qui va conduire au massacre de Babi Yar ?
C.I. En août 1941, les nazis considèrent que la « solution finale de la question juive »FermerEuphémisme utilisé par l’Allemagne nazie pour désigner l’ensemble des politiques antisémites censées mettre fin à la présence juive en Allemagne d’abord puis, à partir de 1940, en Europe. De 1938 à 1941, ces politiques visent à l’émigration puis la déportation et deviennent de plus en plus meurtrières. À partir de décembre 1941, l’objectif est clairement exterminateur. nécessite de déporter tous les Juifs d’Europe au nord de l’Union soviétique, dans le cercle polaire. Pour installer ceux d’Europe occidentale et méridionale sur les territoires de l’Est au cours de leur transit, les logisticiens nazis estiment qu’il faut d’abord faire « de la place » en exterminant la population juive soviétique.
À partir de la fin de l’été, les EinsatzgruppenFermer« Groupes mobiles d'intervention » du IIIe Reich allemand. Composés de policiers de la Gestapo, d’officiers des services de renseignement de la SS et de Waffen SS, ils sont chargés d’assurer le contrôle des territoires au fur et à mesure de l’avancée des troupes de la Wehrmacht et prennent en charge l’extermination des Juifs soviétiques en les fusillant. se mettent donc à fusiller aussi les femmes et les enfants juifs dont ils croisent la route. En ce qui concerne Babi Yar, cependant, c’est une série d’explosions meurtrières, le 24 septembre, qui joue le rôle de déclencheur. Des bataillons de destruction et de sabotage, laissés sur place par l’Armée Rouge, ont miné les rues du centre de Kiev. Deux états-majors de la Wehrmacht sont décimés, le documentaire en montre d’ailleurs des images exceptionnelles que je n’avais encore jamais vues. Les nazis rejettent immédiatement la faute de ces attentats sur la population juive de la ville et décident que toutes et tous doivent être exterminés immédiatement. La volonté de vengeance et de représailles précipite ainsi l’extermination exhaustive déjà en préparation. Et conduit au massacre de Babi Yar.
C’est donc l’ensemble de la population juive de Kiev qui est massacrée ?
C.I. Oui, il s’agit des 33 771 juifs encore présents à Kiev à ce moment-là, sachant qu’avant la guerre, en 1937, on en recensait 224 000. Dans l’intervalle, les soviétiques ont en effet évacué le plus possible d’entre eux, conscients de l’entreprise allemande de décimation systématique et massive des juifs soviétiques. La mise en œuvre du massacre, parfaitement documentée, a impliqué la coordination d’équipes extrêmement diverses. Les unités de propagande de la Wehrmacht ont organisé le rassemblement des juifs les 29 et 30 septembre, les EinsatzgruppenFermer« Groupes mobiles d'intervention » du IIIe Reich allemand. Composés de policiers de la Gestapo, d’officiers des services de renseignement de la SS et de Waffen SS, ils sont chargés d’assurer le contrôle des territoires au fur et à mesure de l’avancée des troupes de la Wehrmacht et prennent en charge l’extermination des juifs soviétiques en les fusillant. sont chargés de la surveillance et des fusillades, (tandis que des unités de la police auxiliaire ukrainienne contribuent à « sécuriser » l’opération en surveillant les Juifs rassemblés, afin que personne ne s’échappe et n’aille raconter ce qui était en train de se passer. Ce qui ne manqua pas d’arriver, la nouvelle du massacre se diffusant discrètement dans toute l’Europe, Ndlr). Des groupes d’infanterie ou des unités de pionniersFermerBataillons chargés de l’installation d’infrastructures (ponts, aménagements de routes pour les armées, terrassements, etc.) et de leurs réparations sur les terrains conquis. En France, ils sont appelés Unités d’assaut du Génie. ont ensuite effondré les parois du ravin pour recouvrir les corps.
Pourquoi Babi Yar, massacre des Juifs d’Ukraine, est-il devenu le visage du génocide des Juifs à l’Est où un million et demi d’entre eux ont été exterminés entre 1941 et 1943 ?
C.I. Babi Yar devient un symbole en raison de son caractère inaugural et de son ampleur : comprenez que toute la communauté juive de la troisième ville soviétique est massacrée en une opération de deux jours. Il y aura d’autres fusillades par la suite, mais aucune aussi meurtrière et sordide. Du côté nazi, on peut penser que Babi Yar est une forme de test, un essai d’extermination massive et exhaustive par fusillade. À ce moment-là, les commandements exterminateurs envisageaient de systématiser la méthode partout où ils veulent tuer des juifs. Mais un mois à peine après Babi Yar, les rapports des EinsatzgruppenFermer« Groupes mobiles d'intervention » du IIIe Reich allemand. Composés de policiers de la Gestapo, d’officiers des services de renseignement de la SS et de Waffen SS, ils sont chargés d’assurer le contrôle des territoires au fur et à mesure de l’avancée des troupes de la Wehrmacht et prennent en charge l’extermination des juifs soviétiques en les fusillant. considèrent que les fusillades massives ne fonctionnent pas assez bien : lorsque leurs équipes retournent sur les lieux, elles retrouvent toujours des survivants.
La propagande russe actuelle martèle un passé nazi de l’Ukraine pour légitimer l’invasion du pays, débutée en février dernier. Dans ce contexte, comment jugez-vous le film de Sergueï Loznitsa, réalisé avant l’invasion ?
C.I. Le documentaire adopte une position équilibrée et nuancée. C’est un Ukrainien qui dit aux Ukrainiens : « Il nous faut regarder notre passé en face ». (Pour se venger de la mainmise soviétique, le nationalisme ukrainien s’est vendu au nazisme. Les bataillons d’auxiliaires ukrainiens ont participé sans réserve au massacre des juifs dans une indifférence quasi générale. La population ukrainienne a toutefois payé un lourd tribut à l’occupation et a massivement participé à la libération de son territoire et à la victoire contre le nazisme, Ndlr). Le problème est de voir cette démarche critique et progressiste aujourd'hui pervertie de façon délétère par le régime russe.
En Ukraine, certains courants critiquaient ainsi le film, jugeant que son discours fait le jeu de Moscou. Or, dans ses prises de position depuis l’invasion, le réalisateur Sergueï Loznitsa n’a montré aucune ambiguïté dans son soutien à son pays. Tandis que les Ukrainiens critiques défendaient, eux, un récit antirusse marqué par le nationalisme ukrainien dont le film s’attache justement à montrer la face sombre. Par ailleurs, le cinéaste est totalement à contre-courant du récit soviétique. Son travail montre que les juifs n’ont pas été tués en tant que citoyens soviétiques : ils l’ont été parce qu’ils étaient juifs. (Le découpage du film traduit bien la volonté soviétique de refaçonner ce crime : il montre les différentes modifications du site jusqu’en 1960, qu’il s’agisse de glissements de terrain ou du comblement du ravin opéré par les soviétiques grâce à une décharge voisine, Ndlr).
Qu’est-il reproché d’autre au documentaire ?
C.I. De ne s’intéresser qu’aux juifs morts à Babi Yar, alors que quelque 100 000 personnes y ont été tuées entre 1941 et 1943, parmi lesquelles des prisonniers de guerre soviétiques, des Roms ainsi que 400 militants nationalistes. C’est un discours auquel je n’adhère pas. Même si on peut reprocher à Sergueï Loznitsa certaines ellipses, son propos s’oppose fondamentalement au vieux récit stalinien qui subsume toutes les victimes en une seule catégorie. Il permet de restituer la singularité du destin des juifs de Kiev. Son film est une exceptionnelle leçon d’histoire alors que la mémoire ukrainienne demeurait jusqu’à peu pour le moins lacunaire : des trois projets de mémorial évoqués depuis 2000, aucun n’a vu le jour, pour des raisons devenues très complexes, sur fond de potentielles tentatives d’instrumentalisation.
Dépourvu d’entretien et de commentaire en voix-off, le film adopte dans sa forme un parti pris radical. Quelle impression en gardez-vous ?
C.I. J’en garde un souvenir très fort car j’ai pu le découvrir sur les lieux mêmes du massacre, dans le ravin de Babi Yar, lors de la commémoration des 80 ans, en octobre 2021. J’apprécie aussi le film pour sa rigueur et sa valeur scientifique : le discours, très précis, s’appuie sur une extraordinaire et unique recherche documentaire. Je salue le choix de Sergueï Loznitsa de ne jamais tomber dans la surenchère émotionnelle en évitant de montrer des images dont la violence pourrait submerger le spectateur. Ces images existent pourtant. Celles des exactions perpétrées dans les pogroms en Ukraine glacent le sang. En choisissant de ne pas les inclure au film, le réalisateur laisse à chacun la possibilité de se faire un point de vue. L’absence de commentaires, au profit de simples cartons situant la chronologie et la géographie des événements, contribue à ce soin particulier.
Comment ce sombre épisode de l’histoire a-t-il croisé vos recherches ?
C.I. Mes premiers travaux de recherche portaient sur les intellectuels enrôlés en tant qu’officiers dans la SS et à la tête d’organes de répression (Gestapo, Service de sécurité, Einsatzgruppen), or certains d’entre eux étaient présents à Babi Yar et ont contribué au massacre. Vous savez, ce que la recherche en histoire travaille à établir aujourd’hui concerne plutôt l’enchaînement des événements, car les faits eux-mêmes, les violences nazies, sont clairement établis : on est en mesure de reconstituer pratiquement jour par jour les massacres commis… Il s’agit donc plutôt de comprendre la logique qui sous-tend certaines décisions, comme par exemple celle, prise en trois jours, de clôturer le ghetto de Minsk, en Biélorussie, puis de fusiller tout le monde en octobre 1941.
Les archives ouvertes après la chute du Mur de Berlin, les témoignages, et les sources judiciaires ont permis de faire énormément de progrès dans ce sens depuis vingt-cinq ans. Mais de grandes interrogations subsistent. Par exemple, on manque encore d’une vision précise de la façon dont s’agençaient les relations des différents organes de répression du IIIème Reich avec les administrations des camps de concentration. On ne retrouvera jamais la majorité des sources produites à l’époque, 90 % d’entre elles ont été détruites par les bombardements alliés ou par les nazis eux-mêmes. ♦
Pour en savoir plus :
Le documentaire « Babi Yar. Contexte », réalisé par Sergueï Loznitsa, est sorti dans les salles le 14 septembre 2022. Il a reçu le Prix spécial du Jury de l’œil d’or au Festival de Cannes 2021.
- 1. Christian Ingrao est historien, spécialiste des violences nazies, directeur de recherche au CNRS au Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron (unité CNRS/EHESS).
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