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Une expérience pour comprendre comment se divise un groupe de personnes
Contrairement à l’idée reçue, les foules n’ont rien d’imprévisible. Les chercheurs savent très bien quantifier et modéliser leurs mouvements. Quelques règles simples de comportement individuel – ne pas rentrer dans les murs, ne pas bousculer son semblable – suffisent pour reproduire, par simulation informatique, la marche de centaines ou de milliers de personnes dans un espace. Pourtant, lorsqu’on donne aux individus qui constituent cette foule un objectif et quelques informations, alors, soudain, des phénomènes collectifs étonnants, et parfois violents, peuvent apparaître : ola dans les stades de foot, prise du Capitole à Washington, bousculades meurtrières…
Depuis plusieurs années, le tandem toulousain formé par Clément Sire, physicien au Laboratoire de physique théorique1 et Guy Théraulaz, éthologue au Centre de recherches sur la cognition animale2, s’intéresse aux phénomènes qui émergent lorsqu’un grand nombre d’individus, humains ou animaux, se regroupent et interagissent les uns avec les autres. Des bancs de sardines aux nuées d’étourneaux, en passant par une foule dans un couloir du métro, ils tentent de décrypter les interactions et les règles de comportements permettant d’expliquer les phénomènes d’auto-organisation observés dans ces collectifs. « On utilise les outils de la physique statistique pour modéliser ces comportements. Une fois qu’on a compris les interactions individuelles, on peut développer des modèles et comprendre certains phénomènes d’intelligence collective observés dans les sociétés animales et humaines », explique Guy Théraulaz.
Comprendre le lien entre information et organisation
Les chercheurs s’intéressent en particulier à la communication au sein des groupes d’humains ou d’animaux. « Nous tentons de mesurer quantitativement les interactions sociales entre individus afin de comprendre les comportements collectifs qui en résultent », ajoute Clément Sire. Ils essaient de voir, en particulier, quelles informations peuvent modifier les mouvements de ces systèmes collectifs. En d’autres termes, quelles instructions ou quelles données élémentaires doivent s’échanger les individus afin de faire émerger des formes d’organisation particulières dans ces collectifs.
En collaboration avec des chercheurs du Laboratoire d’analyse et d’architecture des systèmes du CNRS et de la Toulouse School of Economics-Research3, ils ont imaginé une expérience originale permettant de mieux comprendre comment l’information peut conduire un groupe de personnes à se scinder en deux. Ils ont ainsi pu aborder la ségrégation, un comportement qui rappelle aussi bien des phénomènes physiques comme la séparation entre l’huile et le vinaigre dans la vinaigrette, que des phénomènes de société tels que la ségrégation sociale dans les villes ou la polarisation des opinions sur les réseaux sociaux.
Pour cette expérience, les chercheurs ont réuni dans une salle vide un groupe de 22 volontaires (expérience répétée avec plus de 200 sujets au total). À chaque participant, ils ont assigné une couleur, rouge ou bleue. Aucun d’entre eux ne connaissait ni sa couleur ni celle des autres. Accroché à leur épaule, les volontaires portaient un petit émetteur-récepteur. Celui-ci permettait de suivre en temps réel leur position dans l’espace, mais aussi de recevoir des signaux de l’ordinateur pilotant l’expérience.
Les chercheurs ont demandé aux participants de déambuler à leur guise dans l’espace. L’appareil émettait alors un bip lorsque « l’environnement » d’un sujet était majoritairement de la couleur opposée de la sienne. Le but du jeu était, tout simplement, de faire cesser les bips chez les 22 volontaires. Autrement dit, l’expérience prenait fin lorsque tous les participants étaient entourés en majorité d’individus de leur propre couleur.
Contrôler l'environnement à l'insu des participants
« L’émetteur-récepteur faisait fonction d’appareil sensoriel. Il permettait aux participants de sonder leur environnement un peu comme notre œil », explique Clément Sire. En effet, celui-ci traduisait l’entourage des volontaires en un signal binaire : bip ou silence. Cependant, à l’insu des participants, les chercheurs contrôlaient la nature précise de « l’environnement » pris en compte, via un paramètre qu’ils ont appelé « k ». Celui-ci équivalait au nombre de personnes les plus proches du volontaire prises en compte pour l’émission des bips. Ainsi, pour k=3, l’appareil bipait si 2 ou 3 personnes parmi les 3 plus proches étaient de la couleur opposée. Pour k=5, il ne bipait que si au moins 3 personnes parmi les 5 plus proches étaient de la couleur opposée. Ainsi, grâce à k, les « maîtres du jeu » contrôlaient la quantité d’information fournie aux participants.
Les résultats de l’expérience ont étonné les scientifiques : très vite, les participants ont retrouvé leur propre groupe et fait taire les bips. Lorsque l’appareil d’un participant s’arrêtait de biper, celui-ci s’arrêtait tout naturellement de marcher. À chaque réitération de l’expérience, le groupe se scindait en sous-groupes bleus ou rouges. Et lorsque la valeur de k » augmentait, le nombre de sous-groupes à la fin de l’expérience diminuait. À partir de k=7, il ne se formait le plus souvent plus que deux groupes nettement séparés. Ces résultats ont été parfaitement reproduits par un modèle numérique où les agents arrêtaient de marcher quand ils ne bipaient pas. « On montre que, selon la quantité d’information acquise par l’appareil, on peut faire émerger des comportements collectifs différents à l’insu des individus », analyse Clément Sire. En effet, en manipulant la valeur de k, sans que les participants en aient conscience, le nombre final de groupes était différent.
Ségrégation de personnes from CNRS Le Journal on Vimeo.
Polarisation des opinions sur les réseaux sociaux
Autre point remarquable : « Au-delà d’un seuil, même si l’information augmente, le résultat ne change pas », souligne Guy Théraulaz. Les répétitions de l’expérience l’ont bien montré : au-delà de k=7, le comportement du groupe restait le même et la ségrégation en deux groupes était presque parfaite. « Ceci illustre l’idée d’infobésité : trop d’information est inutile, ou peut même nuire aux performances collectives d’un groupe », ajoute l’éthologue.
Pour Clément Sire et Guy Théraulaz, la ségrégation du groupe en deux couleurs est comparable à ce que l’on observe sur les réseaux sociaux. « Les phénomènes de polarisation dans ces plateformes sont devenus un enjeu de société important. Les réseaux sociaux créent des bulles de filtres et des chambres d’écho où tout le monde pense à peu près de la même façon, rappelle Clément Sire. Notre expérience montre que l’on peut contrôler la ségrégation au sein d’un groupe à partir de l’information fournie aux individus ». Ainsi, la polarisation observée sur Twitter, Facebook et similaires, n’est ni une nécessité ni une caractéristique intrinsèque aux groupes humains : c’est bel et bien un phénomène qui peut être contrôlé. ♦
Référence
« Collective information processing in human phase separation », B. Jayles, R. Escobedo, R. Pasqua, Ch. Zanon, A. Blanchet, M. Roy, G. Tredan, G. Théraulaz, et C. Sire, Phil. Trans. R. Soc., B37520190801 (2020).
https://royalsocietypublishing.org/doi/full/10.1098/rstb.2019.0801
Commentaires
Une expérience tout à fait
OLIVIER GOUTARD le 3 Février 2021 à 14h17Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS