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Sous les pavés, la science…
Mai 1968 dans les universités, les usines, les rues…, on connaît ! Bien que le sujet soit loin d’être épuisé, témoignages et études abondent pour retracer le déroulement et les conséquences des mouvements étudiants et ouvriers. Pour les établissements scientifiques, en revanche, c’est une autre affaire : on en viendrait presque à croire que les « événements » ont glissé de ce côté-là comme l’eau sur les plumes d’un canard. Eh bien, non ! La recherche a été animée du même élan que l’enseignement supérieur, et les transformations n’y ont pas été moindres.
De l’anecdote à l’histoire
Que reste-t-il de cette période dans nos organismes ? Des anecdotes que les ex-jeunes rebelles, souvent devenus à leur tour satrapes, ressassent devant des cadets accusés d’apathie ? Et quelques réformes aussi vite entreprises qu’annulées ? Peut-être : le physicien Pierre Jacquinot, directeur général du CNRS lors des événements, établit auprès de lui un comité central consultatif provisoire composé de représentants du personnel, mais le « CCCP » – l’expression n’est pas fortuite – dont il salue, chemin faisant, « les bonnes conditions de sérénité et de participation de la représentation additionnelle » (sic !), est dissous par ses propres soins au bout de quelques mois.
Mais ce n’est pas tout, loin de là : Mai 68 a amorcé des évolutions majeures dans le fonctionnement de la recherche. Et elles se manifestent à tous les étages, comme au Comité national de la recherche scientifique, où le nombre d’élus dépasse celui des membres nommés par le ministre – c’est plus démocratique ainsi… –, et dans les unités elles-mêmes. Au sein de ces dernières, se réunissent en effet pour la première fois des assemblées générales et des conseils de laboratoires permettant au personnel et à ses représentants de faire entendre leurs voix.
de la recherche.
Pas étonnant que certains directeurs n’y aient pas retrouvé leurs billes ! D’autres, en revanche, s’en sont vite accommodés, tel le botaniste Pierre Chouard à Gif-sur-Yvette, qui voit dès la rentrée 1968 dans ces institutions nouvelles une étape vers « une cohésion de plus en plus délibérée » et « une prise de conscience commune de la finalité de l’entreprise scientifique à laquelle nous sommes tous associés »…
Loin de provoquer la « pagaille », la parole tout à coup libérée apporte en effet une garantie nouvelle d’équilibre au sein des équipes : elle « a joué le rôle de révélateur de problèmes latents que le climat de dialogue permet ensuite de résoudre », note Pierre Chouard… Jusqu’à sonder le rôle de la science elle-même au sein de la société : la parole scientifique se libère ainsi dans la presse et, battant en brèche le scientisme ambiant, en vient à interroger sa propre légitimité…
La recherche, entre ordre et mouvement
Mais cette évolution ne s’est pas faite sans heurts ni fracas. Car le joli mois de mai a vu naître des positions tranchées, à l’image de cette motion adoptée à l’unanimité par l’assemblée générale des travailleurs de la recherche, réunie à Paris le 17 mai 1968 : constatant une « crise profonde de la recherche scientifique et notamment du CNRS, crise de fonctionnement et de structure, mais plus profondément crise du rôle de la science et de la recherche dans la société », lesdits travailleurs décident : « 1. de refuser toute légitimité aux institutions actuelles de gouvernement de la recherche, au CNRS et ailleurs ; 2. d’utiliser tous les moyens possibles pour bloquer le fonctionnement de ce système récusé »… Une rhétorique qui reflète à merveille les positions des révoltés ou, dit autrement, d’un célèbre mot élyséen, de « la chienlit ».
De l’autre côté, celui de l’ordre et du képi, justement, figurent les témoignages des « patrons » de laboratoires – l’expression n’est pas fortuite non plus – dépassés par cette situation inédite. L’un d’entre eux, Louis Néel, grand manitou de la recherche grenobloise, revient ainsi dans ses mémoires sur une période honnie : « D’innombrables meetings confus, aux participants hétérogènes et versatiles, instaurèrent l’anarchie pendant quelques semaines, au bout desquelles les meneurs s’aperçurent que le CNRS existait encore et qu’il fallait, après avoir tout détruit, reconstruire quelque chose, dans un climat devenu détestable. »
Deux positions, en somme, qui en disent long sur les fractures traversant la communauté, et révèlent que Mai 68 a été, au sein des établissements de recherche comme partout ailleurs, bien plus que cette « révolution aux cheveux longs et aux idées courtes » dénigrée par certains.
Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.
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« 68, année historique », un entretien avec l'historienne Michelle Zancarini-Fournel.