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Des savants pour la République
Cet article fait partie du dossier du n°295 de CNRS le journal consacré aux 80 ans de l'organisme, paru le 20 février.
Alors que nous célébrons ses 80 ans, on oublie parfois que le CNRS, le plus grand organisme public de recherche en Europe, a vu le jour en toute discrétion. Il faut reconnaître que le contexte n’était pas à la fête lorsque le président Albert Lebrun a signé son décret fondateur, le 19 octobre 1939 : dans cette France qui venait d’entrer en guerre contre le IIIe Reich et d’assister à l’écrasement de la Pologne, l’initiative est presque passée inaperçue ! D’ailleurs les circonstances ont souvent été invoquées comme justification : le CNRS devait avant tout veiller, selon le décret, à « la mobilisation scientifique » du pays. Mais se contenter de cette explication conduit à omettre l’essentiel. Car si le CNRS est né en sourdine dans un monde en guerre, il est surtout le fruit d’une longue genèse, dont il faut dire un mot.
Bien avant 1939, il y a eu 1870. La défaite face à la Prusse de Guillaume Ier et de Bismarck rassemble les savants français autour d’un constat : le pays n’a pas été battu sur les champs de bataille, mais devant les paillasses. Il n’y a aucun doute pour Louis Pasteur : « la faiblesse de notre organisation scientifique » est la cause des « malheurs de la patrie »1. De ce constat découlent, dès les débuts de la Troisième République, plusieurs réformes de l’enseignement supérieur, une hausse des budgets des facultés et des établissements – le Collège de France, le Muséum national d’histoire naturelle, etc. – et des initiatives prises par les savants eux-mêmes, dont la création de l’Institut Pasteur en 1888, l’un des exemples les plus notoires.
Et l’organisation scientifique ? Elle peine à s’établir, malgré quelques tentatives : en 1901, une Caisse des recherches scientifiques est instituée, mais son budget est famélique2. Le député Edmé Bourgoin, pourtant professeur de médecine, avait averti ses confrères de la Chambre : « Ceux qui veulent se livrer à des recherches ne doivent pas tendre la main à l’État… » Même après avoir répondu à l’appel de la Nation pendant la Grande Guerre, les savants retournent ainsi à leur misère en 1918. Le mot n’est-il pas abusif ? Peut-être, mais le fait est qu’il revient sans cesse dans les archives, et apparaît jusque sous la plume de Maurice Barrès : « la misère de nos laboratoires est quelque chose de prodigieux », elle est « indigne de la France, indigne de la science », déplore l’écrivain nationaliste dans un ouvrage paru en 19253.
Science recherche organisation
L’année suivante, le physicien Jean Perrin obtient le prix Nobel « pour ses travaux sur la discontinuité de matière ». Avec le soutien d’une fondation créée par le banquier Edmond de Rothschild, il lance en 1927 un laboratoire de pointe : l’Institut de biologie physico-chimique (IBPC). Entre ses murs œuvrent des « chercheurs » dont la seule mission est de percer, comme l’a annoncé Jean Perrin, « les secrets les plus dissimulés de la Nature ». En outre, l’IBPC, qui regroupe physiciens, chimistes et biologistes, doit réunir les disciplines et favoriser leur fécondation réciproque. Il s’agit d’un institut « interdisciplinaire » avant même que le mot ne fasse son apparition !
La formule, un formidable succès, ne tarde pas à soulever une question : pourquoi ne pas l’élargir à l’ensemble du pays ? Jean Perrin en fera sa croisade pendant une décennie. Il obtient d’abord, du gouvernement Herriot, la création d’une Caisse nationale des sciences en 1930 – rebaptisée Caisse nationale de la recherche scientifique, la CNRS, en 1935. Le physicien pousse ensuite le gouvernement Daladier à établir, en 1933, un Conseil supérieur de la recherche, destiné à donner les orientations d’une politique scientifique en gestation.
L’année 1936 pose un jalon. Les élections législatives voient la victoire des partis du Front populaire. Léon Blum compose son gouvernement et désigne, à l’Éducation nationale, un député de 32 ans, Jean Zay. À ses côtés, un sous-secrétariat d’État à la recherche scientifique est prévu, une première dans notre histoire ! Irène Joliot-Curie y est tout d’abord désignée, mais elle renonce vite à ses fonctions. Jean Perrin la remplace dès septembre : « Ce sous-secrétaire d’État septuagénaire et glorieux déploya aussitôt la fougue d’un jeune homme, l’enthousiasme d’un débutant, non pour les honneurs, mais pour les moyens d’action qu’ils fournissaient », note Jean Zay dans ses mémoires4.
Pendant quelques mois, les réalisations se succèdent. Un Service central de la recherche est inauguré au ministère. Les budgets de la CNRS, en forte hausse, lui permettent de construire plusieurs instituts – d’astro-physique de Paris (IAP), de recherche et d’histoire des textes (IRHT)… Une organisation bien huilée se met en place : le Conseil délibère et propose, le Service décide et exécute, la Caisse finance. Déjà, l’opportunité de les regrouper dans un « centre unique » est évoquée, mais la chute du gouvernement Blum et les tensions sur la scène internationale retardent sa création : le CNRS, enfant posthume du Front populaire, ne voit le jour qu’en 1939. En somme, si la guerre lui a donné un coup de pouce, elle ne forme que l’écume de la genèse d’un organisme qui doit surtout « provoquer, coordonner et encourager les recherches de science pure ou appliquée » à travers le pays.
Mobilisé, occupé, libéré
Mais la guerre est bel et bien là, et le CNRS subit, à partir de mai 1940, la débâcle puis l’Occupation. Confronté aux pénuries, isolé de la recherche internationale, il endure le pillage de son matériel par l’Allemagne nazie. Premières victimes de ce dénuement, ses personnels paient aussi un lourd tribut aux mesures d’exclusion : les lois anti-juives privent les laboratoires de nombreux chercheurs et techniciens, frappés dans leur activité, voire dans leur existence elle-même. Sans faire le catalogue des destins individuels, il suffit de rappeler le sort de ses deux fondateurs : Jean Perrin s’éteint en exil à New York le 17 avril 1942 ; Jean Zay, lui, est emprisonné par cet « État français » qui siège à Vichy, et ne voit sa captivité prendre fin, le 20 juin 1944, que pour être lâchement assassiné par la Milice. Les deux hommes sont aujourd’hui réunis au Panthéon : Jean Perrin qui y repose depuis 1948 y a été rejoint par Jean Zay en 2015. Le CNRS peut ainsi se prévaloir d’être le seul établissement de recherche dont les pères reposent dans le temple de la Nation…
À la Libération, il voit arriver à sa tête des personnalités soucieuses de rompre avec les pratiques autoritaires de Vichy. Frédéric Joliot-Curie, de 1944 à 1946, puis Georges Teissier, jusqu’en 1950, entendent associer les scientifiques à la définition des enjeux de la recherche, et plaident en faveur de la création d’un « Parlement de la science ». Le chimiste Henri Moureu, qui participe à cette renaissance, ne s’y trompe pas : « Vous pensez en somme nous mettre en république ! »5 C’est bien un projet de « république des savants » qui se forme alors, et se concrétise en 1945 au travers de la création du « Comité national de la recherche scientifique », une instance promise à un bel avenir.
Passé la période de l’immédiat après-guerre, le CNRS connaît une croissance régulière. Il crée des formations, en Île-de-France et de plus en plus en province – à Grenoble, à Marseille, à Strasbourg, à Toulouse… Il inaugure aussi ses premiers campus : après celui de Meudon-Bellevue, où il s’est installé dès 1939 à la suite d’un Office national des recherches scientifiques et industrielles et des inventions6, le premier à voir le jour est celui de Gif-sur-Yvette, en 1946, pour encourager notamment la génétique, un champ de recherche que l’Université peine à accueillir.
L’Université ? On l’avait presque oubliée, tant elle et le CNRS ont suivi des chemins distincts ! En accueillant le troisième cycle d’études supérieures en 1954, en investissant dans ses laboratoires, en se plaçant au centre des débats du colloque sur l’enseignement et la recherche scientifique, organisé à Caen en 1956 sous le patronage de Pierre Mendès France, elle entreprend une grande rénovation. Longtemps critiquée pour ses carences en matière de recherche, elle en devient un acteur à part entière. Un défi se pose alors : comment conjuguer les efforts de cette vieille dame en pleine cure de jouvence et ceux du jeune et sémillant CNRS ? Ce sera l’un des enjeux majeurs des années 1960…
(A suivre...)
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80 ans du CNRS : demandez le programme !
Retrouvez toute l’actualité des célébrations sur le site dédié aux 80 ans du CNRS. Au menu : tous les événements du « Tour du CNRS en 80 jours » organisés en France et à l’étranger, un « Wall of fame » sur lequel des personnalités de la recherche mondiale livrent en vidéo leur témoignage sur l’organisme français ainsi que de nombreuses ressources telles que la conférence de l’historien Denis Guthleben, filmée le 1er février à la Maison de la Mutualité ou un clip de 2 minutes sur l’histoire du CNRS. À découvrir également sur le site : la fresque exposée dans le couloir de la station de métro Montparnasse-Bienvenüe.
https://80ans.cnrs.fr/
- 1. Quelques réflexions sur la science en France, Louis Pasteur, Gauthier-Villars, 1871
- 2. La Science au Parlement : les débuts d’une politique des recherches scientifiques en France, Michel Pinault, CNRS Éditions, 2006, p. 15
- 3. Pour la haute Intelligence française, Maurice Barrès, Plon, 1925, p. 64
- 4. Souvenirs et Solitude, Jean Zay, Belin, 2011, p. 312
- 5. Procès-verbal de la réunion des comités directeurs du CNRS, 18 septembre 1944, Archives nationales
- 6. Rêves de savants. Étonnantes inventions de l’entre-deux-guerres, Denis Guthleben, Armand Colin, 2011
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