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Le plus vieux Normand jamais découvert
Vous venez tout juste de relater, dans la revue Plos One, la découverte de trois ossements vieux de 200 000 ans provenant d’un individu appartenant à la lignée néandertalienne sur le site archéologique de Tourville-la-Rivière, en Normandie. En quoi cette découverte est-elle importante dans l’histoire de la lignée humaine ?
Bruno Maureille1 : Et bien, pour commencer, l’homme de Tourville est le plus vieux Normand jamais découvert ! Plus sérieusement, il est extrêmement rare de trouver de tels fossiles en Europe du Nord. En l’espace d’un siècle, ce fragment de bras gauche est seulement le troisième fossile de pré-néandertalien recensé pour toute l’Europe du Nord-Ouest. Auparavant, seuls deux crânes avaient été retrouvés en France, à Biache-Saint-Vaast, dans le Nord-Pas-de-Calais. Autrement, la majeure partie des fossiles de la lignée néandertalienne datant de cette période ont été découverts en Angleterre et en Allemagne. La rareté de ces découvertes fait de celle de Tourville un événement extrêmement important. Ce sont également les premiers os longs (23 centimètres pour l’humérus) que l’on exhume dans cette aire géographique pour cette période, c’est-à-dire il y a 200 000 ans. Ce spécimen vient donc étoffer les données, extrêmement rares, que l’on possède sur ces fossiles européens. À ce titre, l’individu de Tourville représente une découverte majeure documentant l’histoire de la lignée néandertalienne.
Jean-Philippe Faivre2 : En effet, cette découverte est extraordinaire par sa rareté. Nous avions déjà des renseignements sur la morphologie du crâne de cette lignée nord-européenne, mais l’on ne savait rien du corps de ces hommes. Aujourd’hui, on peut avoir une idée plus précise de la morphologie de ces individus. On a eu de la chance, car le contexte sédimentaire de fond de vallée a été favorable à la conservation des ossements. Un peu à la manière de Pompéi, les carcasses d’animaux et les ossements de l’homme de Tourville ont été « pétrifiés », recouverts de façon rapide par les sables fluviaux de la Seine. Ce processus a permis de conserver les ossements dans d’assez bonnes conditions.
Que nous apprend l’étude de ces trois os sur l’homme de Tourville ?
B. M. : Les analyses métriques, paléanthropologiques et morphologiques des ossements ont permis de déterminer qu’il s’agissait du bras gauche d’un individu adulte et gracile, dont les traits l’inscrivent dans la lignée néandertalienne. Nous avons également pu dater le fossile et estimer la période d’occupation humaine sur le site de Tourville entre 183 000 et 236 000 ans. Pour cela, nous avons utilisé des techniques classiques de datation sur l’émail de dents de chevaux et de bovinés présents dans la même couche sédimentaire.
fragment de bras
est seulement le
troisième fossile de
pré-néandertalien
recensé pour
toute l’Europe du Nord-Ouest.
J.-P. F. : La disposition de ces trois ossements nous a également convaincus qu’ils appartiennent bien à un seul et même individu. De fait, l’humérus a été exhumé à une quinzaine de centimètres seulement du radius et de l’ulnaFermeraussi appelé cubitus, l'ulna est, avec le radius, le second os de l'avant-bras. Quant à savoir comment ce bras s’est retrouvé ici, on ne le sait pas. Des phénomènes d’oxydation et de ruissellement d’eau dans les sédiments ont provoqué de profondes incisions et rainures dans les parties osseuses. Cette détérioration empêche toute analyse fine qui pourrait expliquer les causes du détachement de ce bras du corps de son propriétaire.
B. M. : Parmi les trois os découverts, l’humérus nous a beaucoup intrigués. Nous avons observé une crête d’environ 4 centimètres au niveau de l’insertion du muscle de l’épaule. De plus, à l’une de ses extrémités, nous avons constaté un arrachement d’un ligament qui s’est calcifié. Diverses hypothèses sont envisageables pour expliquer la présence de la crête, dont une sollicitation musculaire répétée. On pourrait ainsi penser qu’une activité spécialisée en soit à l’origine et qu’elle ait favorisé le traumatisme. Toutefois, il faut rester extrêmement prudent dans nos conclusions, car les causes possibles de cette crête sont variées et, in fine, mal connues.
J.-P. F. : Il peut être en effet tentant d’imaginer une répétition de gestes tels que des lancers. Mais ce genre d’hypothèse est hautement spéculatif. En réalité, nous ne cessons d’accumuler de nouvelles données morphologiques. Si l’on retrouve un jour des ossements avec le même type de crête ou de traumatisme, alors peut-être pourrons-nous pousser un peu plus loin l’interprétation et émettre des hypothèses sérieuses. Quoi qu’il en soit, cette anomalie pose des questions intéressantes sur la nature des activités des pré-néandertaliens. Tout cela ouvre des perspectives vers de nouvelles investigations : il faut encore approfondir l’étude de cet humérus.
De façon plus générale, quelles informations votre étude apporte-t-elle sur le mode de vie des pré-néandertaliens de l’Europe du Nord-Ouest et leur environnement, il y a 200 000 ans ?
J.-P. F. : Les espèces animales découvertes dans la couche sédimentaire où l’on a retrouvé les ossements humains sont typiques d’une période interglaciaire. L’homme de Tourville évoluait alors dans un paysage conjuguant forêts et espaces couverts d’herbes.
B. M. : Le site a également livré des outils tranchants en silex : la plupart épars, et d’autres regroupés au sein d’une petite zone d’à peine 9 m2 correspondant à une aire de débitage où les hommes fabriquaient des éclats allongés constituant de véritables couteaux. Ceux-ci étaient sans doute utilisés pour dépecer les carcasses d’animaux charriées par la Seine.
livré des outils tranchants
en silex, sans
doute utilisés
pour dépecer
les carcasses d’animaux.
J.-P. F. : Oui. Toutefois, nous n’avons pas observé de trace de découpe sur les restes d’animaux. Les seuls témoins probants d’une action humaine sur la faune sont des points d’impact sur quelques ossements, causés par une fracturation des carcasses par l’homme. Nous avons donc dû démontrer indirectement que ces carcasses avaient bien fait l’objet de découpe en étudiant l’outillage en silex retrouvé sur le site. Nous avons ainsi examiné, à faible et fort grossissement, des éclats allongés de 8 à 15 centimètres de long, dans un très bon état de conservation. Or la nature des traces présentes sur le tranchant des outils permet de déduire sur quelle matière ils ont été utilisés. Comme dans une enquête policière, nous avons ainsi pu déterminer que ces outils avaient bel et bien été utilisés pour prélever de la viande.
Toutes ces informations recueillies au cours de notre étude permettent d’avancer un scénario socio-économique dans lequel les berges de la Seine constituaient un lieu d’approvisionnement où les hommes profitaient, en bonne intelligence, des ressources carnées offertes par le fleuve. Tout porte à croire que les hommes passaient régulièrement à Tourville et qu’ils ont répété cette activité, sur une longue durée, au cours d’une phase interglaciaire. Tout cela avec la même gamme d’outils et donc les mêmes savoir-faire transmis génération après génération.
- 1. Bruno Maureille est paléoanthropologue, directeur de l’unité De la Préhistoire à l’Actuel : culture, environnement, anthropologie (CNRS/Univ. de Bordeaux/MCC).
- 2. Jean-Philippe Faivre est préhistorien, chargé de recherche au laboratoire Pacea. Responsable de la fouille sur le site de Tourville-la-Rivière, il a découvert l’homme de Tourville.
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Auteur
Diplômé de l’ESJ Lille, Gautier Cariou est journaliste scientifique. Il vit et travaille à Paris. Physicien de formation, il s’intéresse à la science en général, à son histoire autant qu’à son actualité.