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Sur les traces des premiers Européens

Sur les traces des premiers Européens

25.08.2025, par
Temps de lecture : 14 minutes
Vue aérienne d’empreintes de pas humaines datées d’environ 800 000 ans découvertes à Happisburg (Royaume-Uni).
Série d’été « Homo avant Sapiens » 6/6 – L’humanité n’a mis les pieds en Europe que bien après avoir conquis l’Afrique et l’Asie. Marie-Hélène Moncel, directrice de recherche au laboratoire Histoire naturelle de l’homme préhistorique, nous explique comment.

Cet article est paru à l'origine dans la revue Carnets de science n° 17

Sait-on aujourd’hui à quand remontent les plus anciennes traces de présence humaine en Eurasie, et plus précisément en Europe ?

Marie-Hélène Moncel1 Les dernières données archéologiques montrent que l’Europe de l’Ouest s’est peuplée vers 1,4-1,2 million d’années, bien plus tard que le continent asiatique, où nous trouvons des traces d’hominines à plus de 2 millions d’années : sur le site de Shangchen, par exemple, dans le centre de la Chine, les archéologues n’ont pas trouvé de fossiles humains mais des outils de pierre taillée qui remontent à 2,1 millions d’années, preuve d’une présence humaine à cette période. Et sur le site de Dmanissi en Géorgie, aux portes de l’Europe occidentale, il a été trouvé cinq crânes (Homo georgicus) datés de 1,8 million d’années, que l’on peut sans doute rattacher à l’espèce Homo ergaster. Mais cet Homo n’a pas été plus loin.

Archéologues en train de fouiller le site d’El Penal, à Atapuerca (Espagne).
Archéologues en train de fouiller le site d’El Penal, à Atapuerca (Espagne).

Les premières sorties d’hominines de l’Afrique vers l’Eurasie se font à partir du Levant (Est de la Méditerranée). Là, les grandes plaines orientées nord-sud comme l’actuelle plaine de la Bekaa (actuel Liban, Ndlr), ont certainement servi de couloirs de circulation, guidant naturellement les hominidés non pas vers l’Europe mais vers l’Est et l’Asie, y compris l’Asie insulaire : on a ainsi trouvé des fossiles d’Homo erectus datant de plus de 1 million d’années à sur l’île de Java, en Indonésie.

Pour l’Europe de l’Ouest, les traces les plus anciennes ont été découvertes dans le site espagnol d’Atapuerca.

Pour l’Europe de l’Ouest, les traces les plus anciennes ont été découvertes dans le site espagnol d’Atapuerca : sur le gisement de Gran Dolina ont été mis au jour les restes d’une dizaine d’individus attribués à l’espèce Homo antecessor, dont une mandibule datée de 1,2 million d’années. Et tout récemment, en juin 2022, sur ce même site mais dans un autre gisement, Sima del Elefante, a été trouvé le fragment d’une face dont l’âge est estimé à 1,4 million d’années. Si cette datation est confirmée, ce serait le plus vieux fossile humain jamais retrouvé en Europe. D’autant qu’un outil en silex datant du même âge a déjà été trouvé sur ce site.

Attention ! Quand je parle de peuplement, il ne faut pas imaginer un déplacement continu d’un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants quittant le continent africain, mais probablement de multiples incursions de petits groupes humains venus progressivement de différentes zones géographiques.

Mais par où ces populations ont-elles pu passer pour accéder à l’extrémité occidentale depuis l’Afrique ?

M.-H. M. Différentes hypothèses sont envisagées, sans aucune certitude sur les chemins empruntés. Première hypothèse, ces hominines seraient sortis d’Afrique en utilisant le passage de l’actuel canal de Suez, puis auraient suivi les côtes méditerranéennes jusqu’en Europe. Avec les fluctuations du niveau marin selon les périodes climatiques, de 120 à 130 mètres plus bas à chaque glaciation, des sites préhistoriques, témoins de leur passage, ont sans doute disparu sous les eaux.

On a ainsi trouvé sur des îles grecques des outils datés de 200 000 ans à Naxos (site de Stelida), la plus grosse île des Cyclades, et de 500 000 ans à Lesbos (site de Rodafnidia), au nord de la mer Égée, à 15 kilomètres des côtes turques actuelles. On suppose que les hommes auraient accédé à ces îles à la faveur d’une baisse du niveau de la mer pendant une période de glaciation, quand l’Anatolie était reliée au Sud-Est de l’Europe.

Seconde hypothèse, le passage direct par le détroit de Gibraltar entre l’Afrique du Nord et l’Espagne, car des études de paléogéographie des fonds marins montrent là aussi que lors des périodes glaciaires, la baisse du niveau de la mer a permis l’émergence d’îles totalement immergées en période tempérée. Par ailleurs, les outillages trouvés dans des sites au sud de l’Espagne sont proches de ceux mis au jour en Afrique du Nord qui sont datés entre 500 000 ans et plus de 1 million d’années.

Cette hypothèse du passage par Gibraltar, un temps délaissée, a été réactualisée par la découverte  sur l’île de Florès, en Asie, de preuves de peuplement à 700 000 ans, alors qu’il n’existe pas de pont terrestre avec le continent.

Quelles espèces humaines ont peuplé l’Europe avant l’arrivée de Sapiens ?   

M.-H. M. Sur un des plus vieux sites européens connus, celui d’Atapuerca, en Espagne, les paléoanthropologues estiment que les fossiles humains ont des caractères propres qui ne permettent pas de les relier aux espèces d’hominines comme Homo erectus ou Homo ergaster. Ils ont donc nommé cette espèce Homo antecessor. Avait-elle pour ancêtre africain un Homo erectus ou un Homo ergaster ? Il est difficile de répondre en l’état actuel des connaissances. On attribue aussi des empreintes de pas trouvées à Happisburg, dans l’actuelle Grande-Bretagne, à Homo antecessor, bien qu’aucun fossile humain n’ait été trouvé sur place.

Crâne d’Homo antecessor découvert sur le site de Gran Dolina, à Atapuerca (Espagne).
Crâne d’Homo antecessor découvert sur le site de Gran Dolina, à Atapuerca (Espagne).

À partir de 700 000 ans, quelques pièces fossiles suggèrent la présence d’autres types d’hominidés en Europe de l’Ouest.

À partir de 700 000 ans, quelques pièces fossiles, notamment la mandibule découverte à Mauer près de Heidelberg en Allemagne, suggèrent la présence d’autres types d’hominidés en Europe de l’Ouest. Sur cette mandibule, l’absence de menton et sa taille considérable ont conduit les paléoanthropologues à la différencier d’Homo sapiens et de Neandertal, et à déterminer une nouvelle espèce sous le nom de Homo heidelbergensis.

Ensuite, vers 300 000 ans émerge l’homme de Neandertal dont la lignée découle d’une dérive génétique amorcée vers 600 000 ans avec l’isolement de groupes d’Homo heidelbergensis. Ce qu’il faut bien comprendre d’une façon générale, c’est que de nombreuses espèces d’hominines ont cohabité sur Terre au même moment ou/et à des périodes différentes, notamment en Europe, et que nous n’avons trouvé que quelques traces de quelques-unes de ces espèces, qui ont pu arriver par moment en Europe puis en repartir, vers l’Afrique, ou vers l’Asie, se déplaçant au fil des changements climatiques.

Que sait-on des comportements des premiers Européens ? Comment vivaient-ils ?

M.-H. M. On imagine de petits groupes d’individus plus ou moins mobiles, qui s’installent près des cours d’eau ou en bordure de lacs. Ils se nourrissent en dépeçant et charognant de grands herbivores comme les éléphants qui avaient été tués par les prédateurs tels que les tigres à dents de sabre ou les hyènes, car ces hommes ne sont pas chasseurs, sauf sans doute de petites espèces.

Les premières chasses clairement attestées de grands herbivores n’arrivent que vers 450 000 ans en Europe. Les hommes peuvent sans doute repérer en observant le ciel les rapaces qui tournent au-dessus des charognes et arriver ainsi rapidement sur les lieux où se trouvent la carcasse et de la nourriture potentielle. Les outils en pierre leur permettent d’accéder à la viande et de briser les os pour y prélever la moelle notamment.

Reconstitution d’une Homo heidelbergensis par la plasticienne Elisabeth Daynes.
Reconstitution d’une Homo heidelbergensis par la plasticienne Elisabeth Daynes.

On a observé sur plusieurs sites des traces de découpe sur des os humains, signe probable de cannibalisme. Sachant que sur ces mêmes sites ces hominines avaient largement de quoi survive, ce cannibalisme était peut-être davantage culturel ou rituel qu’alimentaire. Voulaient-ils ainsi s’approprier l’âme d’un membre de leur famille ? Ou au contraire d’un étranger capturé ? Comment savoir ? Il est difficile aujourd’hui de comprendre toute la cohérence de leur monde, même si nous tentons d’y accéder. Ils sont pour nous presque comme des extraterrestres, un monde disparu.

Que se passe-t-il au juste après 500 000 ans ?

M.-H. M. Une très longue et sévère glaciation est datée autour de 500 000 ans, suivie d’un long interglaciaire. C’est à cette époque que la Manche se met en place, stoppant le passage régulier entre la France actuelle et l’Angleterre. C’est aussi l’apparition d’une vaste steppe à mammouths dans la grande plaine nord-européenne, avec des variétés de graminées uniques, qui offre une biomasse abondante aux herbivores et donc favorable aux occupations humaines. Les grands prédateurs, comme les tigres à dents de sabre disparaissent peu à peu.

Vue d’artiste d’un paysage européen à l’époque où vivait Homo antecessor.
Vue d’artiste d’un paysage européen à l’époque où vivait Homo antecessor.

La compétition entre grands carnivores et hominines est sans doute moindre, et il devient plus facile d’occuper l’ensemble de l’Europe, même si tous les groupes humains ne maîtrisent pas encore le feu (on a la preuve de vrais foyers construits qu’à partir de 450 000 ans). C’est à cette période que l’on commence à voir émerger les premiers traits morphologiques et comportementaux qui conduiront à l’homme de Neandertal.

Vous êtes spécialiste des outils qu’utilisaient les hommes préhistoriques. Que disent-ils sur les migrations des populations préhistoriques ?

M.-H. M. En l’absence de fossiles humains, les outillages en pierre qui se sont conservés sont la preuve irréfutable d’une présence humaine. Pour schématiser, il y a eu deux grandes phases dans la fabrication des outils pour les plus anciennes périodes de l’histoire humaine : une première phase que l’on nomme l’Oldowayen (du nom du site d’Olduvaï, en actuelle Tanzanie) qui va de 2,5 millions d’années à 1,3 million d’années. Les hommes fabriquent principalement des grands et petits outils à partir de blocs de roches locales et variées, dégageant des éclats tranchants.

Spécimens de bifaces découverts dans l’Olduvaï, en Tanzanie (à gauche) et en Angleterre (à droite).
Spécimens de bifaces découverts dans l’Olduvaï, en Tanzanie (à gauche) et en Angleterre (à droite).

Puis les méthodes évoluent vers des outillages plus sophistiqués, pour certains plus grands, particulièrement les bifaces, façonnés sur les deux faces, avec une extrémité pointue, et les hachereaux, outils avec un large tranchant transversal. Cette seconde période est nommée l’Acheuléen (du nom du site de Saint-Acheul, près d’Amiens, où une industrie à bifaces a été décrite pour la première fois en 1872). Elle apparaît en Afrique de l’Est dès 1,8 million d’années et perdure jusqu’à 200 000 ans en Afrique et Eurasie.

L’Acheuléen arrive donc assez tardivement en Europe, bien après l’Afrique ?

M.-H. M. Effectivement. Par exemple, on a récemment découvert à Happisburgh plus de 150 empreintes de pas laissées il y a environ 800 000 ans par un groupe de cinq personnes, adultes et enfants. Ce sont les plus vieilles traces de pas humains en Europe. Mais il n’y avait pas de bifaces associés à ces pas, uniquement des petits éclats qui ressemblent à l’Oldowayen en Afrique.

Ces traces témoignent en tout cas de groupes humains qui sont allés occuper des zones du nord-ouest de l’Europe, au-delà de la frontière théorique du 45e parallèle Nord que l’on pensait difficilement franchissable lors des périodes très froides il y a encore quelques décennies. Mais sans doute des périodes climatiques plus tempérées leur ont permis d’accéder à ces régions septentrionales.

En Europe, on a trouvé des preuves de la présence d’hominines maîtrisant la fabrication des bifaces dès 700 000 ans. On relève ainsi un décalage chronologique entre l’Europe et le reste du monde.

Par ailleurs, on a trouvé sur le site de la Noira, dans le centre de la France – que j’ai fouillé –, et sur le site italien de Notarchirico, où j’effectue actuellement des fouilles, des preuves de la présence d’hominines maîtrisant la fabrication des bifaces dès 700 000 ans. On relève ainsi un décalage chronologique entre l’Europe et le reste du monde, puisqu’en Afrique, l’Acheuléen apparaît dès 1,8-1,6 million d’années ; au Proche-Orient il se diffuse à partir de l’Afrique dès 1,4 million d’années et en Inde dès 1,5 million d’années. En Europe de l’Ouest, pas de fabrication maîtrisée de bifaces avant 700 000 ans !

Et, surtout, aucune trace de transition pouvant laisser penser que ce sont les populations locales qui petit à petit auraient maîtrisé un outillage de plus en plus sophistiqué. Il est donc probable que ces manières de faire ont été introduites par de nouveaux groupes humains extérieurs. Sinon nous aurions dû, comme en Afrique, voir progressivement apparaître de nouvelles aptitudes comme l’utilisation, en plus des percuteurs classiques en pierre, de percuteurs tendres, en bois par exemple.

Empreintes de pas humaines datées d'environ 800 000 ans découvertes à Happisburg (Royaume-Uni).
Empreintes de pas humaines datées d'environ 800 000 ans découvertes à Happisburg (Royaume-Uni).

En Europe de l’Ouest, on retrouve des sites acheuléens au nord de la France, comme à Moulin-Quignon en Picardie. Ces cultures matérielles ont ensuite évolué sur place. Vers 450 000 ans, avec les premiers traits anatomiques néandertaliens, les hommes vont mieux maîtriser la production d’outillages. Par exemple, le célèbre débitage que l’on nomme « Levallois » constitue une véritable révolution technique, avec le contrôle de la forme finale des objets dès le début de leur production.

En reproduisant les gestes des artisans tailleurs préhistoriques, nous avons pu établir qu’ils pouvaient prévoir la forme et la dimension des éclats avant leur détachement du « nucleus » (la matrice ou bloc de matière), qu’ils ne frappaient pas au hasard sur le bloc, mais repéraient les angles adéquats, qu’ils choisissaient différentes roches en fonction du résultat souhaité, pour obtenir finalement des outils plus ergonomiques, plus efficaces et peu à peu plus légers et diversifiés.

Vous coordonnez un projet européen de recherche sur les premiers peuplements humains en Europe…

M.-H. M. Oui, le projet Lateurope (2023-2027)2 vise à comprendre pourquoi l’occupation humaine de l’Europe de l’Ouest en particulier est si tardive, alors que ces hominines ont surmonté des conditions climatiques et géographiques souvent similaires dans le reste de l’Eurasie. L’équipe est composée de spécialistes de divers champs disciplinaires impliquant des équipes internationales (Grande-Bretagne, Italie, Espagne, France, Allemagne).

La première étape a été de recenser toutes les informations dont nous disposons sur les différents sites européens, des plus vieux (1,4 million d’années) jusqu’à 500 000 ans, dans une vaste base de données. Notre objectif est ensuite de replacer précisément ces sites dans des cadres climatiques et environnementaux détaillés (quelle faune, quelle flore, etc.). Puis nous voulons quantifier les niveaux de cognition des individus qui vivaient en Europe grâce aux outillages retrouvés sur les sites préhistoriques, en appliquant une méthode innovante, la méthode cladistique (étude des apparentements des êtres vivants et de la reconstruction des relations de parenté entre eux), habituellement utilisée en biologie.

En appliquant une même méthode d’analyse et en testant des scénarios par la modélisation, nous espérons reconstituer plus précisément l’histoire de ce peuplement, comprendre pourquoi, comment et dans quelles conditions ces différentes espèces humaines ont peuplé l’Europe de l’Ouest et se sont adaptées aux latitudes tempérées. ♦

Série d’été « Homo avant Sapiens »
Les Dénisoviens, la lignée fantôme (1/6) • L’Afrique, berceau du genre Homo (2/6) • Toumaï était-il bipède ? (3/6) • De l’os à l’espèce humaine (4/6) • Datations relatives et absolues (5/6)

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Notes
  • 1. Marie-Hélène Moncel est directrice de recherche au CNRS. Elle travaille au laboratoire Histoire naturelle de l’homme préhistorique (CNRS/MNHN/Université Perpignan via Domitia). Son domaine d’expertise est le comportement des premiers hominines en Europe, tant du point de vue de leur technologie que de la gestion des territoires, depuis les premières traces d’occupation jusqu’à Neandertal.
  • 2. Voir https://lateurope.cnrs.fr