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De l’os à l’espèce humaine

De l’os à l’espèce humaine

11.08.2025, par
Temps de lecture : 10 minutes
Moulage du squelette de Lucy © MNHN - Agnès Iatzoura
Moulage du squelette de Lucy (Australopithecus afarensis), dont les ossements ont été mis au jour en 1974 à Hadar (Éthiopie).
Série d’été « Homo avant Sapiens » 4/6 – Comment nos ancêtres lointains pouvaient-ils faire partie de notre famille tout en étant d’une espèce différente ? Éléments de réponses à cet apparent paradoxe avec la paléoanthropologie, la génétique ou encore la philosophie.

Cet article est paru à l'origine dans la revue Carnets de science n° 17

« Je cherche un homme », déclarait l’ancien philosophe grec Diogène de Sinope, errant une lanterne à la main au milieu de la foule athénienne. Quelque 2 500 ans plus tard, la question reste entière : comment définir l’espèce humaine ? Qu’est-ce qui nous distingue des chimpanzés, gorilles et bonobos, tout en nous reliant à des cousins comme les Australopithèques ou les Néandertaliens ?

Un point de vocabulaire pour commencer : dans le système de classification actuel, toutes les espèces humaines appartiennent à la tribu des Hominini (« hominines » en français), par opposition à celle des Panini, qui inclut les chimpanzés. Concrètement, cela signifie que nous partageons des ancêtres communs : des lointains parents qui n’étaient ni des humains modernes ni des chimpanzés actuels, mais une seule et même espèce archaïque souche.

Des crânes d’espèces d’hominidés fossiles organisés en frise historique sur le mur d'un musée de Londres.
Installation de crânes d’espèces d’hominidés fossiles illustrant la phylogénie humaine au Musée d’histoire naturelle de Londres en 2017.
Des crânes d’espèces d’hominidés fossiles organisés en frise historique sur le mur d'un musée de Londres.
Installation de crânes d’espèces d’hominidés fossiles illustrant la phylogénie humaine au Musée d’histoire naturelle de Londres en 2017.

Au fil de l’évolution, cette population appelée Homininae a fini par se scinder il y a 5 à 10 millions d’années, donnant naissance aux tribus hominines et panines. « Il n’y a pas de consensus sur la période exacte de divergence, précise Mathilde Lequin, philosophe spécialiste de l’épistémologie de la paléoanthropologie au laboratoire De la Préhistoire à l’actuel : culture, environnement et anthropologie1, à Bordeaux. Les datations moléculaires et paléontologiques ne donnent pas forcément les mêmes indications. »

La bipédie peut remettre les pendules à l’heure

D’un côté, « le calcul d’une date de divergence à partir des différences génétiques entre les espèces actuelles avait d’abord suggéré que le dernier ancêtre commun des humains et des chimpanzés aurait vécu il y a environ 5 millions d’années ». D’un autre côté, des paléoanthropologues ont découvert des fossiles plus anciens, dont les morphologies comportent des ressemblances avec la nôtre, ce qui conduit à en faire des représentants de la lignée humaine. « C’est typiquement une question que l’on rencontre avec les fossiles d’Orrorin et de Toumaï », poursuit la philosophe. Respectivement vieux de 6 et 7 millions d’années, ils sont au cœur de la période où les frontières se brouillent : s’agit-il de chimpanzés, d’humains ou d’ancêtres communs à nos deux lignées ? Aujourd’hui, ils sont plutôt considérés comme des Hominini, et donc comme les plus anciens représentants connus de l’humanité.

Une main gantée assemble des vertèbres lombaires.
Chercheur en train d’assembler les vertèbres lombaires appartenant à un spécimen d’Homo heidelbergensis mis au jour sur le site de Sima de los Huesos (Espagne).
Une main gantée assemble des vertèbres lombaires.
Chercheur en train d’assembler les vertèbres lombaires appartenant à un spécimen d’Homo heidelbergensis mis au jour sur le site de Sima de los Huesos (Espagne).

« Cela tient notamment au fait qu’ils pratiquaient une forme de bipédie, souligne Mathilde Lequin. Mais les premiers hominines étaient-ils les seuls à se déplacer parfois sur deux jambes ? » Le crâne Toumaï comporte par exemple un trou pour sa colonne vertébrale, situé de telle façon que cette espèce pouvait probablement se mettre debout et marcher ; la question reste toutefois encore très controversée.

Plus près de nous, il y a 2 millions d’années, Homo habilis pratiquait une forme de bipédie similaire à la nôtre et fabriquait des outils retrouvés sur les sites archéologiques. En revanche la forme de son crâne reste très différente de celle des humains modernes : il était dépourvu de menton saillant – une particularité anatomique que nous sommes étonnamment les seuls à posséder – et son cerveau était bien moins volumineux, suggérant des capacités cognitives moins développées. Les scientifiques doutent qu’il ait maîtrisé un langage oral et symbolique, par exemple. Peut-on dès lors l’inclure dans la tribu humaine ?

L’ADN et les protéines prennent le relais des os

Lorsque l’archéologie et l’anthropologie peinent à donner des réponses claires, on pourrait espérer que la biologie moléculaire et la paléogénétique permettent de trancher. Depuis une vingtaine d’années, les techniques de séquençage de l’ADN font des progrès fulgurants. Lorsque les fossiles sont bien préservés et relativement récents, il est devenu possible d’analyser même un minuscule morceau d’os et d’accéder à tout ou partie de son génome – comme l’a illustré la découverte de Denisova, vers 2010.

Deux crânes sur fond noir, d’un Homo heidelbergensis et d’un Homo antecessor retrouvés en Espagne.
Au premier plan, crâne d’un Homo heidelbergensis découvert sur le site de Sima de los Huesos (Espagne). À l’arrière-plan, crâne incomplet d’un Homo antecessor retrouvé sur le site de Gran Dolina (Espagne).
Deux crânes sur fond noir, d’un Homo heidelbergensis et d’un Homo antecessor retrouvés en Espagne.
Au premier plan, crâne d’un Homo heidelbergensis découvert sur le site de Sima de los Huesos (Espagne). À l’arrière-plan, crâne incomplet d’un Homo antecessor retrouvé sur le site de Gran Dolina (Espagne).

« On étudie aussi des restes de protéines dans les fossiles ou les sédiments par exemple », ajoute Mathilde Lequin. Ces molécules fournissent moins d’informations que l’ADN, mais ont l’avantage de se conserver plus longtemps. « Toutes ces approches donnent accès à des connaissances autrefois hors de notre portée, sur des comportements alimentaires, des déplacements de populations, ou encore des liens de parenté entre des groupes même très éloignés géographiquement. »

Mais là encore, ces découvertes enthousiasmantes suscitent de nouvelles questions. D’un point de vue génétique, toutes les espèces humaines ont des profils similaires. Il y a peu de différences entre les génomes d’Homo sapiens, de l’homme de Neandertal et de Denisova par exemple. Tellement peu, d’ailleurs, que ces espèces se sont parfois mélangées et hybridées, donnant naissance à des descendants dont les lignées ont laissé des traces dans notre propre histoire évolutive.

Quatre crânes fossiles sur fond noir : Homo erectus, Homo heidelbergensis, Homo neandertalensis et Homo sapiens
Crânes fossiles de différentes espèces du genre Homo. De gauche à droite : Homo erectus (Java, 1,2 million d’années), Homo heidelbergensis (Zambie, 300 000 ans), Homo neandertalensis (France 70 000 ans) et Homo sapiens (Polynésie).
Quatre crânes fossiles sur fond noir : Homo erectus, Homo heidelbergensis, Homo neandertalensis et Homo sapiens
Crânes fossiles de différentes espèces du genre Homo. De gauche à droite : Homo erectus (Java, 1,2 million d’années), Homo heidelbergensis (Zambie, 300 000 ans), Homo neandertalensis (France 70 000 ans) et Homo sapiens (Polynésie).

Concrètement, nous possédons toutes et tous les gènes d’autres espèces humaines, en plus ou moins grandes quantités dans notre ADN selon notre généalogie. Y a-t-il dès lors encore un sens à les considérer comme des espèces différentes ? « Pour beaucoup de généticiens, cette notion n’est pas pertinente, constate Mathilde Lequin : il existe un continuum entre différentes populations humaines au cours des 500 000 dernières années. » Les paléoanthropologues, en revanche, restent souvent attachés au concept d’espèce pour décrire des différences anatomiques et comportementales jugées discriminantes.

Les méthodes de classification évoluent

Cette tension est aussi ancienne que les premières tentatives de classification, abonde le philosophe de la biologie Philippe Huneman, de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques2, à Paris. Historiquement, la paléoanthropologie et une conception simpliste de la théorie de l’évolution ont accrédité depuis le XVIIIe siècle une image d’Épinal : des petits singes quadrupèdes auraient grandi et se seraient redressés, jusqu’à devenir des êtres humains intelligents et cultivés.

Illustration d'un cladogramme  de parenté entre les singes actuels
Cladogramme montrant l’ordre dans lequel les différentes lignées de singes actuels se sont séparées.
Illustration d'un cladogramme  de parenté entre les singes actuels
Cladogramme montrant l’ordre dans lequel les différentes lignées de singes actuels se sont séparées.

« Dans les années 1970, on apprenait encore ça à l’école, rappelle le philosophe. La biologie des cinquante dernières années peut être vue comme un effort salutaire pour rompre avec cette vision par grade adaptatif. » L’image d’un « arbre de la vie », culminant implicitement vers le ciel avec les espèces considérées plus évoluées, cède le pas à une représentation sous forme de buisson : les branches poussent dans toutes les directions, sans distinction de rang ; chaque partie a sa propre histoire évolutive, ni meilleure ni moins avancée qu’une autre.

En outre, « les concepts de famille, de tribu, de genre ou d’espèce n’ont pas toujours eu vocation à décrire des entités réelles », poursuit le philosophe. Et pour cause : quand il élabore au XVIIIe siècle une méthode de classification en genre et espèce toujours en vigueur aujourd’hui, Linné partage avec ses contemporains une conception fixiste et non évolutionniste du vivant. Il ne raisonne pas en termes de parenté entre espèces. « L’enjeu pour lui est surtout de définir des critères de ressemblance, éventuellement anecdotiques physiologiquement, permettant d’établir si des organismes doivent être considérés comme plutôt proches ou éloignés les uns des autres. »

Le concept d’espèce pris au piège de l’évolution

Aujourd’hui, la principale méthode de classification en vigueur – appelée cladistique – consiste à regrouper des populations d’individus en fonction de leur plus ou moins grande proximité avec un ancêtre commun. Mais ces groupes s’emboîtent selon l’ancêtre choisi comme point de départ : les humains, par exemple, appartiennent tout autant à l’ensemble – ou clade – des Hominina qu’à celui des Homini ou même encore des vertébrés. Tout dépend du point de départ arbitrairement choisi, en fonction de ce que les scientifiques veulent étudier. Le concept d’espèce continue malgré tout d’être utilisé.

Illustration d'un arbre généalogique des espèces humaines
Arbre montrant l’évolution phylogénétique des principales espèces du genre Homo dont on a pu identifier et analyser le génome.
Illustration d'un arbre généalogique des espèces humaines
Arbre montrant l’évolution phylogénétique des principales espèces du genre Homo dont on a pu identifier et analyser le génome.

« Il est peut-être le seul degré de généralisation auquel des scientifiques accordent régulièrement une réalité depuis le XVIIIe siècle », souligne le philosophe. Cela tient notamment au rôle central de la reproduction dans le monde vivant. À la fin du XVIIIe siècle, le comte de Buffon, pionnier des sciences naturelles, établit que deux individus font partie d’une même espèce s’ils peuvent faire un enfant lui-même capable de se reproduire.

Intuitivement satisfaisant, ce principe général rencontre néanmoins de nombreux problèmes : d’une part il est à l’image de la reproduction sexuée des mammifères et s’applique mal à d’autres formes de vie comme les bactéries, qui se reproduisent en se divisant. D’autre part, toutes les espèces comportent des individus stériles, ne pouvant pas ou difficilement se reproduire entre eux, et partageant pourtant bien une même ascendance. C’est aussi une difficulté rencontrée avec les espèces humaines – comme Sapiens, Denisova, Neandertal… – qui se sont mélangées tout en restant distinctes.

« Le problème de fond, résume Philippe Huneman, c’est que l’espèce passe pour une entité fixe alors que l’évolution est une dynamique. » À l’échelle de milliers et de millions d’années, des groupes d’humains se sont séparés et ont fini par former des espèces distinctes, tandis que d’autres se sont retrouvés et mélangés jusqu’à former des lignées uniques. ♦

Série d’été « Homo avant Sapiens »
Les Dénisoviens, la lignée fantôme (1/6) • L’Afrique, berceau du genre Homo (2/6) • Toumaï était-il bipède ? (3/6) • Datations relatives et absolues (5/6) • Sur les traces des premiers Européens (6/6)

Consultez aussi
Gènes, culture et évolution : nouvel éclairage sur l’aventure humaine
Sur la piste des fossiles rares (vidéo)
Le Grand Rift africain, berceau et avenir de l’humanité

Notes
  • 1. Unité CNRS/Ministère de la Culture/Université de Bordeaux.
  • 2. Unité CNRS/Université Panthéon-Sorbonne.

Auteur

Fabien Trécourt

Formé à l’École supérieure de journalisme de Lille, Fabien Trécourt travaille pour la presse magazine spécialisée et généraliste. Il a notamment collaboré aux titres Sciences humaines, Philosophie magazine, Cerveau & Psycho, Sciences et Avenir ou encore Ça m’intéresse.