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Dans la villa Médicis des maths
On peut vivre caché de ses voisins et être connu dans le monde entier. Masquée par des feuillus, la bastide du XIXe siècle qui abrite le Centre international de rencontres mathématiques (Cirm) depuis plus de trente ans sur le campus de Luminy, à Marseille, peut s’enorgueillir de quelque 3 500 visites chaque année, dont 45 % d’étrangers. Les matheux s’y donnent rendez-vous le temps d’une « conférence » ou d’une « école » pour une semaine, voire deux. Proposée par un comité d’organisation composé d’une poignée de mathématiciens, chacune de ces conférences fait l’objet d’un dossier qui est soumis à un conseil scientifique. Délai entre la soumission d’un dossier et la rencontre proprement dite : compter environ deux ans. C’est dire si la demande est forte. En cette rentrée de septembre 2015, c’est pour parler de combinatoire additive, une discipline en plein essor, que les mathématiciens se sont réunis.
Un lieu fréquenté par le gotha des mathématiciens
Cette « villa Médicis » des maths, selon le mot de son directeur, Patrick Foulon, figure parmi les quelques lieux de retraite à disposition des mathématiciens dans le monde : le Mathematisches Forschungsinstitut Oberwolfach (MFO) en forêt noire, qui a inspiré le Cirm, le Banff International Research Station (Birs) en pleine montagne au Canada ou encore le Isaac Newton Institute for Mathematical Sciences à Cambridge. Il en existerait une trentaine qui fonctionnent « sur le principe de l’atelier des peintres », explique Patrick Foulon.
Dans ces centres de recherche, souvent isolés, se nouent des connaissances, naissent des collaborations qui, parfois, deviennent des articles. « C’est là que ça se passe », résume prosaïquement Christoph Sorger, directeur de l’Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions (Insmi) du CNRS, pour qui le Cirm comme l’Institut Henri-Poincaré (IHP) représentent « les grandes infrastructures » de sa discipline. Jean-Pierre Serre, Cédric Villani, Jean-Christophe Yoccoz, Pierre-Louis Lions, Maxim Kontsevich, Wendelin Werner, Artur Avila, Gerd Faltings, Vladimir Drinfeld, Martin Hairer… Le gotha de la discipline a fréquenté le Cirm au moins une fois dans sa vie.
Équations et calanques
Fondé en 1981 par le CNRS et la Société mathématique de France (SMF) et doté d’un budget de 3,04 millions d’euros, le Cirm s’est installé dans cette bâtisse appartenant autrefois à la famille Fabre, une de ces « deux cents familles » honnies du Parti communiste français qui gouverne le Marseille de l’après-guerre. Emprisonné aux Baumettes à la Libération pour faits de collaboration, Paul Cyprien Fabre est exproprié. La Mairie de Marseille acquiert et la propriété et le domaine – qui dépasse de très loin l’espace occupé par le Cirm- mais l’État récupère le tout vingt ans plus tard pour en faire un campus universitaire.
Gérés par une équipe de 17 personnes, les services couverts par le Cirm relèvent à la fois de l’hôtellerie-restauration (87 lits), du campus universitaire (sa bibliothèque est ouverte aux étudiants du campus), de la communication scientifique avec une forte production audiovisuelle et, bien sûr, de la recherche scientifique avec le conseil scientifique en charge de la sélection des projets de conférences. Tout cela 50 semaines par an ! Une conférence du Cirm, c’est un peu « équations et calanques ». Une semaine d’échappée faite de présentations normées – 45 minutes devant le tableau noir qui se succèdent à bonne cadence – mais aussi d’échanges informels, de temps passé à la bibliothèque, de promenades vers la calanque de Sugiton, et de parties de pétanque.
Ces conférences forment des parenthèses certes, mais qui sont indispensables à l’avancée de cette discipline. « La plupart des sciences réalisent des expériences ; en maths, nous avons des concepts dont nous déduisons des résultats. Les échanges, ce sont nos expérimentations à nous », explicite Patrick Foulon. Familier du Cirm, Alexander Gamburd, de l’université de New York, conçoit ces interventions comme un concert « où chacun joue sa partition ». Pour Christoph Sorger, qui a lui aussi beaucoup fréquenté le Cirm, « ce modèle fonctionne sur l’idée qu’on est ensemble tout le temps, la discussion est en continu, le brassage est important, autant d’ingrédients très propices aux échanges ».
Un rythme soutenu et des conférences de haut niveau
Pour les postulants à l’organisation d’une conférence, les places sont chères. La pression scientifique, autrement dit le nombre de semaines disponibles comparé au nombre de candidatures reçues, est devenue telle que seul un dossier sur deux environ a une chance d’être retenu. Une conférence peut compter jusqu’à 60 ou 70 inscrits. En donnant à chacun la possibilité d’exposer ses travaux au rythme de sept à huit exposés quotidiens pendant cinq jours, on comprend aisément que ces conférences offrent un panorama de haut niveau sur une thématique choisie. Le Cirm veille d’ailleurs à ce que les thèmes mathématiques y soient traités dans toute leur diversité, qu’il s’agisse de recherches fondamentales ou appliqués, de computer sciences, de maths visant des applications à la biologie, etc.
Cette semaine du 7 au 11 septembre, c’est András Sárközy qui fait l’ouverture de la conférence. Un hasard, certainement. Mais avec les mathématiciens, plutôt facétieux, on ne sait jamais. Aucune parenté connue entre ce spécialiste de combinatoire additive, thématique de la conférence montée par François Hennecart, professeur à la faculté de sciences et techniques Saint-Étienne, et Alain Plagne, chercheur au Centre de mathématiques Laurent-Schwartz1, et un ancien président de la République française. Un des pionniers de la combinatoire additive, le Hongrois Endre Szemerédi, auteur d’un théorème fondateur, a donné sa bénédiction à la conférence.
Considérée comme marginale il y a vingt ans, cette thématique est devenue une branche des mathématiques à part entière, attirant des mathématiciens « de plein de domaines, de l’algèbre, de l’analyse, etc. », se réjouit Alain Plagne. Le programme compte un concert et des « petites mathématiques de nuit », un moment où chacun vient en toute liberté discuter « de problèmes ouverts, de travaux en cours ». Et les mathématiciens sont heureux de pouvoir le faire « déchargés de toute la gestion, dans ce lieu à la fois attractif et prestigieux », résume François Hennecart.
L’assistance a une coloration très (ex-)Europe de l’Est. Outre le célèbre représentant de l’école hongroise, Grisha Freiman a fait le déplacement lui aussi. Ce scientifique, qui a commencé sa carrière de l’autre côté du rideau de fer, ne boude pas son plaisir et avoue regarder cela « avec une certaine satisfaction ». Il se souvient que ses premiers résultats « publiés dans les années 1950, n’intéressaient pas grand monde. Tout a changé avec Gowers puis Tao », respectivement lauréats de la médaille Fields en 1998 et en 2006. Nous conviant à son exposé prévu quelques jours plus tard, il promet de l’inédit. « Enfin, je l’ai déjà exposé en partie en Israël (sa nouvelle patrie, NDLR) mais ils ne le savent pas », ajoute-t-il avec malice. La semaine promet donc d’être dense.
Un fonds de 35 000 ouvrages
La bibliothèque exerce sur les pensionnaires un attrait particulier. Prendre le temps de feuilleter physiquement un des 33 000 ouvrages ou un des 2000 documents de littérature « grise » ( thèses, publications, films, etc.) mis à leur disposition est devenu un luxe par ces temps du tout-numérique. On s’y croise à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. « C’est un formidable lieu pour embrayer des projets », raconte Laurent Habsieger, directeur de recherche CNRS à l’université Claude-Bernard, devenu cosignataire d’un article « né » à Luminy.
Ouverte 24 heures sur 24 et sans interruption tout au long de l’année, « la bibliothèque ne désemplit pas, même au mois d’août », assure Nathalie Granottier, qui veille aussi sur un fonds d'ouvrages anciens dont de précieuses éditions des Éléments d’Euclide de 1611 ou de l’Encyclopédie de Diderot-D’Alembert de 1779. Il est vrai qu’en maths rien ne se périme jamais ! Le théorème de Pythagore n’a pas pris une ride. Signe distinctif de la bibliothèque du Cirm, sa politique d’œuvres complètes : Euler, Lagrange, Galilée, Poincaré, Galois, Râmânujan, ils sont tous là, avec leurs équations et leurs destins romanesques.
La concurrence est vive entre les institutions qui se disputent la recherche d’excellence, en Europe, en Amérique et maintenant en Asie aussi. L’offre du Cirm n’a cessé de s’élargir (Lire en coulisses). « Un tournant a été acté en 2010 quand le CNRS a fortement accru son financement », rappelle Christoph Sorger. Depuis, le soutien de l’organisme n’a pas faibli, permettant au centre d’afficher une augmentation de 10 % du nombre des visiteurs en cinq ans et un carnet de commandes plein jusqu’à fin 2017. Mais le sur-place est interdit.
Cap sur l’audiovisuel
Pour croître et embellir, le Cirm mise désormais sur deux projets : l’audiovisuel et un chantier immobilier. Le projet immobilier permettra au Cirm de compter, d’ici à septembre 2018, une vingtaine de chambres supplémentaires, dont deux ou trois pour des familles. Un auditorium d’une centaine de places viendra compléter l’actuel. Le centre pourra ainsi organiser deux événements importants en même temps. Parmi les buts avoués : ne plus être contraint de refuser, à contre-coeur, certains évenements de qualité comme c'est le cas actuellement.
Financé par la Région et le CNRS à hauteur de 1 million d’euros chacun, la SMF (300 000 euros) et des collectivités (300 000 euros), ce chantier de 2,6 millions d’euros sera géré par la délégation régionale Provence et Corse du CNRS. Outre l’extension du site, il permettra de relier un bâtiment actuellement situé en contrebas des autres grâce à une passerelle. À l’image de l’auditorium actuel, la future grande salle de rencontres sera dotée d’un plateau technique et d’une régie, le Cirm misant sur l’audiovisuel pour développer encore sa visibilité à l’international.
Les projets audiovisuels sont d’ores et déjà engagés, avec l’installation d’une régie où sont captées les conférences. Cet outil permet au Cirm de proposer aux organisateurs la captation de cinq exposés, dont un sera indexé avec des mots clés et remonté avec le concours des auteurs, comme le sont les articles scientifiques2. « Nous donnons une deuxième vie aux conférences », s’enthousiasme Patrick Foulon. À ces vidéos s’ajoutent des entretiens filmés, moments de rencontres privilégiés avec de grand(e)s mathématicien(ne)s. Une deuxième vie, oui, mais sans nuitées, bibliothèque ni calanques…
- 1. Unité CNRS/École polytechnique.
- 2. Le laboratoire d’excellence Carmin, qui réunit les grands centres d’accueil et de rencontres français (Centre international de mathématiques pures et appliquées, Institut des hautes études scientifiques, Institut Henri-Poincaré et Cirm), dévolu à la création d’un portail d’accueil français visible à l’international, a fortement contribué à cette réalisation.
Coulisses
À la formule des conférences et des écoles sont venus s’ajouter, au fil du temps, les «petits groupes» qui conviennent bien aux GDR ou à certaines actions ANR ; les «recherches en binôme», très prisées par ceux qui veulent finir un papier, un chapitre ou au contraire lancer une coopération ; le «mois thématique» (qui dure cinq semaines !), monté avec les laboratoires de mathématiques marseillais ; les «sessions thématiques», rencontres de longue durée qui peuvent aller jusqu’à six semaines ; les écoles d’été baptisées Cemracs (Centre d’été mathématique de recherche avancée en calcul scientifique) où se croisent universitaires et industriels ; sans oublier la dernière née en 2013 des formules du Cirm : la chaire Jean-Morlet (ingénieur géophysicien, pionnier avec le physicien Alex Grossmann de la théorie des ondelettes, développée ensuite mathématiquement par Yves Meyer) qui repose sur la rencontre entre un mathématicien étranger invité et un scientifique d’Aix-Marseille Université (AMU) pendant six mois. Tout en renforçant l’ancrage local du Cirm, la chaire a ainsi donné un sérieux coup d’accélérateur à l’internationalisation des activités du centre.
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du journal CNRS