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Artur Avila, médaille Fields 2014
Paris et Rio de Janeiro avaient le regard braqué sur lui depuis plusieurs années. Artur Avila, 35 ans, une soixantaine de publications scientifiques au compteur, petit prince franco-brésilien des équations, vient de remporter la plus prestigieuse récompense dans sa discipline : la médaille Fields. Cette distinction est remise tous les quatre ans à des mathématiciens de moins de 40 ans lors de l’ICM (Congrès international des mathématiciens), qui se déroule en ce moment même à Séoul. L’Autrichien Martin Hairer, le Canado-Américain Manjul Bhargava et l’Iranienne Maryam Mirzakhani, première femme au palmarès, sont également distingués cette année. Pour Artur Avila, jeune chercheur au parcours fulgurant, déjà attendu au tournant lors de la précédente distribution de médailles, la pression était immense. À présent, il peut souffler…
Des mathématiques aux accents philosophiques
Artur Avila est un théoricien des systèmes dynamiques, c’est-à-dire qui évoluent au cours du temps. Il accepte d’en donner quelques exemples : le mouvement des planètes, les modèles climatiques, la dynamique des populations. Sa spécialité : déterminer la probabilité qu’un système de ce type évolue vers tel comportement ou vers tel autre. L’allure décontractée, en jean et tee-shirt, il parle d’une voix claire et forte. Mais son visage se chiffonne quand on demande des détails. « On est obligé d’expliquer ? Je suis très mauvais pour ça. Les journalistes abandonnent vite en général… » Il tente un sourire charmeur. On insiste. « Pour les systèmes dynamiques, on veut, la plupart du temps, prédire exactement ce qu’il va se passer. On cherche des comportements périodiques, avec des événements qui se répètent. Mais souvent, c’est plutôt le chaos… » De toutes petites perturbations ou approximations engendrent alors des répercussions démesurées. « Et il faut perdre tout espoir de prédiction. » Des applications à ses travaux ? « Je n’y travaille pas. Tant mieux s’il y en a, mais ce qui m’intéresse ce sont uniquement les mathématiques. » Des mathématiques fondamentales, abstractions pures aux accents parfois philosophiques…
Théoriser les pieds dans l’eau…
Le quotidien d’Artur Avila va pousser de nombreux lycéens à reconsidérer leur horreur des théorèmes. Chercheur à l’Institut de mathématiques de Jussieu-Paris Rive Gauche1 et à l’Institut de mathématiques pures et appliquées2 (IMPA) au Brésil, il partage son temps entre Paris et Rio de Janeiro, où il est né. La routine, le métro-boulot-dodo, ce n’est pas pour lui. Les conférences, les publications à lire ne sont vraiment pas sa tasse de thé. « J’aime apprendre directement en parlant avec mes confrères. À Paris, on se voit dans leur bureau ou au café, et on échange nos points de vue. »
Or il faut d’abord comprendre…
Pour cosigner un article, il les invite aussi souvent à le rejoindre à Rio. Prière alors de ne pas oublier le maillot de bain ni les tongs : « J’aime bien faire des maths à la plage. On marche, on réfléchit, on échange… » Adieu le tableau noir, la craie ou les stylos. « On n'écrit que lorsque la réflexion est déjà bien avancée. Or il faut d’abord comprendre… » Dans les périodes d’immersion totale où il a décidé de ne pas lâcher un problème avant de lui faire rendre l’âme, on l’imagine facilement dans une bulle impénétrable. Bon courage à qui tentera alors de capter son regard profond.
Un master tout en terminant le lycée
Comment devient-on un mathématicien de renommée mondiale à 35 ans à peine ? En faisant tout très vite, et souvent dans le désordre. Quand il s’intéresse aux Olympiades internationales de mathématiques, concours destiné aux lycéens, il n’a ainsi que 13 ans. Ses premières participations, échecs cuisants mais logiques – « certaines parties du programme m’étaient complètement inconnues » –, le piquent dans son orgueil et lui donnent le virus de la compétition. Surtout, les prix de consolation qu’il reçoit aux cérémonies organisées à l’IMPA lui permettent de découvrir ce lieu extraordinaire qu’il faut rejoindre en traversant une forêt « avec des singes et des serpents »… À 16 ans, après un entraînement acharné, il retente sa chance aux Olympiades. Cette fois, c’est la bonne : il décroche la médaille d’or et attire l’attention de Welington de Melo, professeur à l’IMPA. Les choses s’enchaînent alors rapidement. Tout en terminant le lycée, il devient étudiant en mathématiques dans cet institut atypique, dont les cursus démarrent au master, mais qui accepte quiconque est capable de jouer avec les fractales et le calcul matriciel. Peu importe son âge. De toute façon, il n’y a pas de baccalauréat au Brésil. À 19 ans, il enchaîne sur une thèse en dynamique unidimensionnelle qu’il soutiendra trois ans plus tard, en 2001. Quelques jours à peine après avoir passé les examens pour obtenir sa licence...
Double échec au concours du CNRS
Pendant sa thèse, il a aussi découvert l’Europe à l’occasion d’une conférence au Portugal. Puis ce fut Paris, d’abord en simple touriste. « Il y avait une forte tradition de collaboration scientifique entre la France et le Brésil, en particulier à l’IMPA, mais je ne connaissais pas encore l’excellence de l’école française en mathématiques. Ensuite, j’ai eu envie de rester. D’abord pour des raisons personnelles. » No comment. On ne saura rien de sa vie privée, qu’il protège soigneusement. À Paris, il découvre une forte communauté de mathématiciens, apprend le français sur le tas et rate le concours du CNRS deux fois, en 2001 et en 2002. « C’est intéressant de l’écrire, cela rassurera peut-être ceux qui échouent », souffle-t-il.
Heureusement, Jean-Christophe Yoccoz, qui a reçu la médaille Fields en 1994 et fut scientifique du contingent à l’IMPA, lui trouve un poste de post-doctorant au Collège de France. Certain du talent de son jeune protégé, le mathématicien français parvient à faire prolonger le contrat d'Artur Avila jusqu’à son entrée au CNRS en 2003. « Je réalise que j’ai eu beaucoup de chance et je regrette certaines de mes déclarations passées qui ont pu donner l’impression que tout est facile dans la carrière de chercheur. J’étais jeune et un peu naïf. Aujourd’hui, je me rends compte que des gens très brillants ont des difficultés à cause de la rareté des postes », précise-t-il.
Cet observateur du chaos suit ensuite un parcours très déterministe. Entre 2003 et 2005, il résout avec des coauteurs trois des quinze « problèmes pour le XXIe siècle » répertoriés en 2000 par le physicien mathématicien Barry Simon. Ces trois problèmes portent sur l’opérateur presque-MathieuFermerIl fait partie des opérateurs de Schrödinger. Ceux-ci décrivent mathématiquement certains systèmes quantiques simples régis en physique par l’équation de Schrödinger., un outil mathématique qui décrit l’évolution d’un électron dans un champ magnétique particulier. En 2006, il reçoit la médaille de bronze du CNRS, le prix Salem et une bourse du Clay Mathematics Institute, qui laisse la liberté de travailler où on le souhaite dans le monde. Ce sera l’IMPA, au Brésil. En 2008, à 29 ans, il devient le plus jeune directeur de recherche du CNRS. Et la collection de récompenses se poursuit : cette même année, alors qu’il passe désormais la moitié de son temps à Paris et l’autre à Rio, il reçoit le prix de la Société européenne de mathématiques. Et l’année suivante, il remporte le grand prix Jacques Herbrand de l’Académie des sciences, réservé aux jeunes talents de moins de 35 ans.
De la gym pour arriver à dormir !
C’est pourtant une période peu sereine. Il n’a pas encore 30 ans qu’il doit assumer un profil de candidat potentiel à la médaille Fields. Pour mettre toutes les chances de son côté, il redouble d’efforts sur ses articles, publie vite et multiplie les conférences qu’il se force à préparer de manière académique, lui, pourtant grand adepte de l’improvisation. Son nom est sur toutes les lèvres, ses collègues le taquinent, famille, amis et même vagues connaissances, le Brésil tout entier compte sur lui. « La pression était devenue si forte que j’ai préféré disparaître un peu de la circulation… », se souvient-il.
La médaille lui passe sous le nez en 2010, et la conférence plénière qu’il doit donner lors de cette édition de l’ICM l’angoisse tellement qu’il en perd le sommeil. « J’ai dû me mettre à la gym pour me dépenser et arriver à dormir !, raconte-t-il. Après cela, j’ai décidé de faire mes recherches en restant naturel. Je n’allais pas me focaliser sur la médaille Fields jusqu’à mes 40 ans. J’avais envie de faire les maths qui m’intéressaient sans me demander quels sujets ou quelles conférences me rendraient plus pertinent aux yeux du jury. » Il continue donc à travailler sur ses thèmes de prédilection, les échanges d’intervalles, le flot de Teichmüller et les opérateurs de Schrödinger, tandis que d’autres prix, dont l’IAMP Early Career Award en 2012, viennent compléter son CV de mathématicien idéal.
Douze médailles Fields pour la France
Grâce à Artur Avila, qui a acquis la double nationalité l’an dernier, la France compte maintenant douze lauréats de la médaille Fields et conforte sa deuxième place au palmarès, derrière les États-Unis. C’est en revanche la toute première pour le Brésil, « qui n’a par ailleurs reçu qu’un seul prix Nobel. C’est étonnant pour un si grand pays, non ?, interroge-t-il. J’espère que mon parcours va donner aux jeunes l’envie de faire des maths. Quand j’étais étudiant à Rio, c’était l’une des filières les plus accessibles car très peu demandée. Ce n’était pas une vraie carrière dans les esprits, tout le monde voulait être ingénieur, médecin ou avocat. En fait, je crois que la plupart des gens là-bas ne savent pas que la recherche existe en mathématiques, ils pensent que c’est une discipline où tout est déjà achevé, défini et connu », conclut-il, pressé de retourner à ses fractales, à ses ensembles de Julia et… à son banc de musculation.
Coulisses
En mathématiques, ce qui compte ce sont surtout les gens, leur talent et leur énergie, car il n’y a pas besoin d’infrastructure particulière ni de coûteux instruments. Un gros effort est fait depuis quelques décennies pour améliorer et faire connaître les maths brésiliennes au niveau international, notamment grâce à la création de l’IMPA en 1952 et au travail de Jacob Palis dès la fin des années 1960. (Artur Avila)
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Auteur
Journaliste scientifique, autrice jeunesse et directrice de collection (une vingtaine de livres publiés chez Fleurus, Mango et Millepages).
Formation initiale : DEA de mécanique des fluides + diplômes en journalisme à Paris 7 et au CFPJ.
Plus récemment : des masterclass et des stages en écriture...
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