Vous êtes ici
« Ces expériences ont validé l’étrange description du monde donnée par la mécanique quantique »
Vous partagez cette année le prix Nobel de physique avec John Clauser et Anton Zeilinger pour vos expériences sur les fondements de la mécanique quantique. Comment avez-vous vécu l’annonce de votre prix Nobel ?
Alain Aspect1. Quand je l’ai appris, je siégeais dans une commission de l’Académie des sciences. Mon assistante m’a appelé pour savoir si elle pouvait donner mon numéro de portable à Stockholm qui cherchait à me joindre ! J’ai raccroché et dit à mes collègues que je devais sortir pour recevoir un appel…
Qu’avez-vous ressenti ?
A. A. J’ai pensé à tous ces gens disparus à qui je dois d’en être arrivé là. À mon professeur de lycée à Agen qui m’a donné le goût de la physique telle que je l’ai pratiquée ensuite. À Christian Imbert, professeur à l’Institut d’optique, qui m’a fait confiance, à mes parents instituteurs qui auraient été époustouflés et tellement heureux. Mais aussi à mon épouse qui m’a soutenu contre vents et marées, à mes enfants dont le père passait trop de temps au laboratoire. À Philippe Grangier et Jean Dalibard, alors tout jeunes étudiants de master, qui ont pris le risque de travailler sur une expérience dénigrée par beaucoup, aux ingénieurs et techniciens qui ont contribué à monter cette expérience…
Pouvez-vous nous expliquer en quelques mots l’objet des expériences qui vous ont valu la récompense suprême ?
A. A. Dans un article célèbre de 1935 coécrit avec Boris Podolsky et Nathan Rosen, Einstein découvre que le formalisme quantique permet des situations dans lesquelles tout se passe comme si deux particules pouvaient échanger des informations instantanément, quelle que soit la distance qui les sépare. Plus précisément, dans ces configurations où les deux particules sont dites « intriquées », le formalisme quantique indique que toute mesure réalisée sur l’un des éléments de la paire semble influencer instantanément le résultat d’une mesure sur l’autre particule.
Pour Einstein, découvreur de la relativité, c’est un non-sens, d’où l’idée qu’il faut compléter la mécanique quantique en introduisant des propriétés supplémentaires portées par les particules dès leur départ, pour interpréter de façon plus raisonnable les prédictions quantiques. Dans un article publié quelques semaines plus tard, Bohr répond que le formalisme se suffit à lui-même, et qu'on ne peut pas le compléter sous peine d'affecter sa cohérence interne. Le débat porte donc sur l'interprétation à donner à un résultat de calcul sur lequel les deux physiciens sont d'accord.
Mais en 1964, donc après la disparition d’Einstein et de Bohr, John Bell démontre que le débat va au-delà d’une question d’interprétation : certaines prédictions quantiques, dans des situations d’intrication jamais explorées jusque-là, sont en contradiction avec les conséquences du point de vue d’Einstein. On peut donc trancher le débat en faisant une expérience.
Après John Clauser qui fait la première expérience en 1972, nous avons réalisé au début des années 1980 une série d’expériences mettant en jeu des paires de photons – des particules de lumière – intriqués, qui ont apporté la preuve que la mécanique quantique prédisait le bon résultat même dans les situations les plus extraordinaires, ce qui aurait sûrement beaucoup étonné Einstein. Nous avons ainsi démontré que dans l’univers quantique, bien loin de l’intuition, deux particules pourtant séparées spatialement peuvent néanmoins constituer un système inséparable.
Pendant longtemps, la plupart des physiciens ont vu dans cette controverse initiée par Einstein moins une question de physique qu’une simple question d’interprétation de la mécanique quantique par ailleurs triomphante. Comment en êtes-vous venu à vous y intéresser ?
A. A. En 1974, alors à la recherche d’un sujet susceptible de m’intéresser pour mon doctorat d’État, je prends connaissance de l’article de John Bell de 1964 dans lequel il reformule l’expérience de pensée d’Einstein sous une forme qui permet en principe d’en tester concrètement les conséquences. Sous sa plume, le point de vue d’Einstein prend la forme d’inégalités dont la violation expérimentale serait la preuve de la validité de la mécanique quantique même dans cette situation encore jamais explorée.
En 1972, John Clauser et Stuart Freedman font un premier test expérimental des inégalités de Bell en mesurant la corrélation de polarisation de paires de photons intriqués. Mais beaucoup reste à faire pour réaliser une expérience collant au raisonnement de Bell. Il apparaît en particulier nécessaire de trouver une technique permettant de choisir l’orientation des polariseurs servant à mesurer la polarisation des deux photons après l’émission de ces derniers. C’est en effet la seule façon de garantir que l'orientation d'un polariseur n’influerait pas d’une manière ou d’une autre sur la réponse de l'autre polariseur – distant – ou sur l’état dans lequel le couple de particules est émis. Après quelques jours de réflexion j’entrevois une solution. J’en avise Christian Imbert qui me dit qu’il est prêt à parrainer et financer mon expérience à la condition que John Bell donne un avis favorable à ma proposition, ce qu’il fait ! Je me mets donc au travail.
Concrètement, comment se présente la situation ?
A. A. Tout est à construire en partant de zéro ! En revanche, l’Institut d’optique offre un environnement scientifique et technique remarquable. Les ateliers et les bureaux d’études y sont exceptionnels, et grâce au soutien de Christian Imbert, j’ai la possibilité de recruter un opticien, Gérard Roger, et un électronicien, André Villing, dont les savoir-faire seront extrêmement précieux pour la réalisation du montage expérimental.
En parallèle, de plus en plus de physiciens s’intéressent à votre travail…
A. A. Effectivement, pour mener à bien mon projet, je sollicite de nombreux physiciens à qui je commence par expliquer ce que j’ai en tête. Or à chaque fois je constate que s’ils acceptent de m’écouter, ils sont rapidement convaincus que c’est un sujet intéressant, à l’encontre de leur préjugé négatif... Je reçois ainsi notamment une aide précieuse de physiciens du Laboratoire Kastler Brossel, en particulier de Bernard Cagnac et Franck Laloë, ainsi que du laboratoire d’électronique du Département de physique nucléaire à basse énergie au CEA Saclay. C’est aussi à cette période, en 1978, que je fais une première expérience avec Claude Cohen-Tannoudji (prix Nobel de physique 1997) avec qui je collaborerai par la suite.
D’une grande complexité, votre expérience est assemblée pas à pas avec patience et rigueur. À quel moment êtes-vous enfin prêt ?
A. A. Je me suis fixé une règle d’airain : ne pas tester les inégalités de Bell tant que chaque sous-partie de l’expérience n’aura pas été testée et validée, afin de n’introduire aucun biais. Je réalise ainsi ma première expérience en 1981 avec Philippe Grangier qui m’a rejoint pour son stage de DEA puis sa thèse de troisième cycle. Précisément, nous reproduisons l’expérience de Clauser, mais en quelques minutes contre des centaines d’heures. De plus, les polariseurs que nous utilisons pour mesurer la polarisation de chaque photon sont à six mètres de la source, soit pour la première fois au-delà de la longueur de cohérence des photons, ce qui exclut une échappatoire envisagée par Wendell Furry suivant laquelle l'intrication disparaîtrait à une distance suffisamment grande. Résultat : les inégalités de Bell sont violées.
Viennent ensuite deux autres expériences…
A. A. L’année suivante, pour se rapprocher du schéma théorique discuté par Bell, nous utilisons de nouveaux polariseurs qui permettent d’obtenir les deux résultats possibles dans une mesure de polarisation, alors qu’on ne détectait qu’un seul résultat auparavant, l’autre étant déduit d’une calibration annexe.
Nous refaisons l’expérience qui viole les inégalités de Bell avec une signification statistique inouïe, en parfaite conformité avec les prédictions de la mécanique quantique. Reste alors à mettre en œuvre l’expérience dans laquelle l’orientation des polariseurs sera choisie en quelques nanosecondes, après l’émission des photons, ce qui sera fait avec Jean Dalibard qui effectue son service militaire à mes côtés comme scientifique du contingent. Cette fois-ci preuve est faite que même dans une situation où cela aurait beaucoup étonné Einstein, la mécanique quantique est validée.
Que ressentez-vous alors ?
A. A. Je me dis « Enfin ! » L’idée remonte à 1974, je vois Bell en 75, on est en 82… Le résultat me déçoit un peu, car intellectuellement c’est la vision du monde d’Einstein qui m’attire le plus, mais en tant qu’expérimentateur, je n’avais pas d’a priori et je prends acte du résultat. Il en est de même de John Bell, qui m’a beaucoup influencé.
Vos expériences closent-elles toutes les questions sur les inégalités de Bell et la complétude, ou pas, de la mécanique quantique ?
A. A. La science avance par confirmation – ou infirmation – de résultats antérieurs par des expériences toujours plus précises. Ainsi, au milieu des années 1990, Anton Zeilinger, aujourd’hui colauréat avec moi du prix Nobel, m’informe qu’un de ses étudiants, Gregor Weihs, veut refaire ma manip en choisissant l’orientation de ses polariseurs de manière totalement aléatoire alors que je le faisais d’une façon quasi-périodique, compte tenu de la technologie existante. Lorsqu’en 1998, Zeilinger et Weihs publient leurs résultats qui concordent avec les miens, j’avoue que je me sens soulagé, car un résultat scientifique n’est acquis que s’il est reproduit dans un autre laboratoire, dans une expérience qui n’est jamais strictement identique.
Cela dit, c’est moins pour cette dernière expérience qu’Anton Zeilinger partage avec vous le prix Nobel que pour ses travaux sur la téléportation quantique ?
A. A. En montrant que l’intrication quantique était une réalité nouvelle, nous avons ouvert la voie à toute une série de manipulations de ces états qui ont par exemple conduit Anton Zeilinger à réaliser la première expérience de téléportation de l’état quantique d’une particule sur une autre distante. La mise en évidence de la réalité de l’intrication quantique et les applications qui en découlent constituent ce que j’aime appeler la « deuxième révolution quantique ». Parmi ces applications inédites, citons la cryptographie quantique, qui permet des communications inviolables, la métrologie quantique, qui permet de mesurer avec une précision accrue par exemple des accélérations et des rotations ; et bien sûr l’ordinateur quantique, qui pourrait permettre de réaliser des calculs inaccessibles aux ordinateurs classiques.
D’une façon générale, quelle est votre vision de l’articulation entre recherche fondamentale et recherche appliquée ?
A. A. Au début de ma carrière, la coupure était nette. Mais quand à la fin des années 1980, le théoricien Arthur Ekert m’a expliqué que mes expériences lui avaient inspiré son protocole de cryptographie quantique, je me suis dit que cette séparation n’avait pas de sens. Par la suite, j’ai toujours dit à mes collaborateurs que s’ils avaient une idée d’application de leurs travaux, il ne fallait pas hésiter à la développer. Ce n’est pas par hasard que l’on retrouve aujourd’hui nombre de mes étudiants dans les start-up quantiques, de Pasqal à Muquans et d’autres !
Allez-vous vous servir de votre prix pour porter des messages ?
A. A. Absolument ! Comme je l’ai fait après avoir reçu la médaille d’or du CNRS, en 2005, je vais me servir du porte-voix qui m’est offert pour marteler deux choses : d’une part qu’il faut davantage de crédits pour la recherche, et de plus des crédits qui arrivent plus vite dans les laboratoires ! Par ailleurs, que la société a plus que jamais besoin de science. Le jour de la conférence de presse qui a suivi l’annonce du prix Nobel, à l’Institut d’optique, une étudiante m’a apostrophé sur le fait que tout cela était bien joli mais ne répondait pas aux attentes de sa génération préoccupée par le devenir de la planète. Je lui ai répondu qu’il est essentiel de sauver la planète, mais qu’on n’y parviendra pas sans la science. Et pour lui montrer que ces questions sont aujourd’hui dans nos têtes, j’ai indiqué qu’il n’était pas déraisonnable de penser que l’ordinateur quantique pourrait peut-être faire les mêmes calculs qu’un ordinateur classique en consommant beaucoup moins d’électricité. Je pense qu’il y a quelques années nous ne nous serions pas posé ce genre de question. ♦
Pour en savoir plus sur les travaux d'Alain Aspect et leurs applications, retrouvez notre dossier :
Au cœur de la nouvelle révolution quantique
- 1. Alain Aspect est directeur de recherche émérite au CNRS, au Laboratoire Charles Fabry (Institut d’optique Graduate School/CNRS), professeur à l’Institut d’optique Graduate School/Université Paris-Saclay, professeur affilié avec distinctions à l’ENS Paris-Saclay et professeur associé à l’École polytechnique.
Mots-clés
Partager cet article
Auteur
Né en 1974, Mathieu Grousson est journaliste scientifique. Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, il est également docteur en physique.
Commentaires
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS