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Alain Aspect, prix Nobel de physique 2022
Directeur de recherche émérite au CNRS, Alain Aspect vient de se voir décerner, avec John F. Clauser et Anton Zeilinger, le prix Nobel de physique 2022 pour ses travaux expérimentaux sur les inégalités de Bell, ouvrant notamment la voie à l’informatique et à la cryptographie quantique. Voici les articles que le CNRS le Journal avait publiés lors de la remise de sa médaille d'or en 2005 :
ALAIN ASPECT, UN ECLAIREUR DANS LA LUMIERE
Médaillé d’or 2005 du CNRS, Alain Aspect a gravi plusieurs sommets d’une discipline des plus complexes : la physique quantique qui, malgré de puissantes théories sur la lumière, reste souvent bien obscur pour le commun des mortels. Pour débuter sa carrière, il clôt ainsi un débat cinquantenaire entre illustres physiciens, Albert Einstein en tête, en prouvant par des expériences restées célèbres l’existence du fascinant phénomène d’intrication. D’autres aventures l’attendent ensuite auprès de Claude Cohen-Tannoudji, futur prix Nobel de physique. Au menu : le refroidissement d’atomes, un domaine quasiment vierge à explorer. Nouveaux succès et nouveau départ : l’épopée se poursuit à Orsay où il crée en 1992 un groupe de recherche consacré à l’optique atomique. Là encore, notre aventurier continue de fréquenter assidûment les cimes de sa discipline. Et pourtant, entre deux éclats de rire, c’est avec simplicité que le scientifique nous livre les clefs de son monde. « Les principes de base de la physique quantique sont tout à fait choquants pour l’intuition, avoue Alain Aspect, directeur de recherche au CNRS et membre de l’Académie des sciences. Mais rassurez-vous, on finit par s’y habituer ! » Retour sur le parcours d’exception d’un des plus grands physiciens français de notre époque.
« Je suis une très bonne illustration du stéréotype français, celui du jeune provincial qui quitte son petit village de Gascogne pour monter à la capitale », s’amuse Alain Aspect, assis à son bureau de l’Institut d’optique d’Orsay. Fasciné dès l’âge de dix ans par ses brefs mais intenses contacts avec la science et la technologie – « Je ne faisais alors aucune distinction entre les deux » se souvient-il – le jeune adorateur de Jules Verne en redemande, plus que ne peut lui offrir sa région agricole. En attendant, il démonte entièrement son premier vélo et d’autres objets techniques pour en comprendre les rouages : « J’avais parfois du mal à reconstituer ce que je désossais », avoue-t-il en riant.
Il se souvient aussi très bien de savoureuses leçons de choses de l’école primaire, comme celle où le morceau de craie plongé dans le vinaigre éructe son nuage de dioxyde de carbone, capable d’éteindre une bougie : « Un avertissement pour l’imprudent qui descendrait sans précaution dans la cuve où fermente la vendange. » Ou de cette visite dans une petite usine à trente kilomètres de chez lui : « Savez-vous comment on coulait les tuyaux en fonte, ceux qui allaient permettre d’amener l’eau dans nos villages ? » demande-t-il aujourd’hui au visiteur, en lui décrivant aussitôt - et en détail - l’ensemble du procédé. En cette matinée automnale, Alain Aspect, affable, nous narre ainsi ses débuts, encouragés par une famille d’instituteurs « qui n’avaient que des connaissances élémentaires en science mais la valorisaient avec force ».
Après le lycée à Agen et la classe prépa à Bordeaux, il atterrit à l’École normale supérieure de Cachan qui « offrait une place très importante pour l’époque aux technologies comme l’électronique » et à l’université d’Orsay où il rencontre « une pléiade de professeurs exceptionnels » qu’il retrouvera avec bonheur, trente-cinq ans plus tard, à l’Académie des sciences. L’agrégation et une thèse consacrée à l’holographie marquent son entrée dans le monde de l’optique.
Mais le vrai tournant a lieu quelques mois plus tard... au Cameroun, où le frais diplômé effectue sa coopération en compagnie de sa femme, elle-même professeur de chimie. Lui qui enseigne alors la physique se fait envoyer un ouvrage tout juste publié, Mécanique quantique par Claude Cohen-Tannoudji, Bernard Diu et Franck Laloë. Une révélation : « À l’époque, la physique quantique était enseignée de manière un peu obscure. Certaines propriétés me semblaient relever de la schizophrénie et je me posais beaucoup de questions sur le formalisme quantique. J’ai commencé à avoir des réponses claires avec ce livre. »
Premiers exploits
À son retour à l’ENS Cachan, en 1974, le futur directeur de l’Institut d’optique théorique et appliquée Christian Imbert lui remet des textes précieux sur un sujet encore peu connu, que l’on appelle aujourd’hui l’intrication, une propriété du monde quantique découverte par Albert Einstein en 1935, dont l’interprétation fut l’objet d’une polémique à vie avec Niels Bohr.
Parmi ces textes, un court article de John Bell qui montre que le débat pourrait être tranché par des expériences. « Sa lecture fut comme un coup de foudre, j’ai su que c’était sur ce sujet que je voulais travailler », avoue le chercheur. Huit ans plus tard, en compagnie de Philippe Grangier, Jean Dalibard et Gérard Roger, Alain Aspect procède à des expériences qui vont clore le débat « Bohr-Einstein » et par la même occasion, valider une propriété quantique bien étrange : l’intrication, qui unit deux particules, même très éloignées l’une de l’autre, par des liens indéfectibles. Le résultat fait le tour de la planète et, en 1982, le jeune chercheur qui n’a pas encore soutenu sa thèse sur le sujet se retrouve pendant une heure à présenter ses travaux devant le gratin mondial de la physique atomique. (lire l'article sur les expériences ci-après)
Dans la lancée, avec son étudiant Philippe Grangier qui effectue sa thèse à ses côtés, il parvient à produire des photons uniques à des instants bien identifiés, une première mondiale ! Mais ce n’est pas tout... Les deux scientifiques mettent en évidence de façon particulièrement frappante une autre propriété mythique de la physique quantique : la « dualité onde-particules » pour un photon unique. La discussion se résumait ainsi : un photon seul peut-il interférer ? Autrement dit, un photon unique peut-il passer en deux endroits à la fois, bien qu’on ne puisse l’observer qu’en une seule position ? Les expériences précédentes n’étaient pas vraiment convaincantes, faute d’une source de photons uniques bien isolés. Or la source que nos chercheurs ont mise au point est capable de produire un seul photon à la fois...
Rapidement, ils montent donc l’expérience idéale à l’aide d’une lame semi-réfléchissante, de quelques miroirs... et de tout le savoir-faire accumulé à l’Institut d’optique sur les interféromètres. Le résultat sans appel confirme définitivement l’existence de ce phénomène qui n’a pas fini de hanter les nuits de ceux qui cherchent à se représenter le monde quantique : le photon unique est bien passé par deux endroits distincts mais si on cherche à l’observer, il n’apparaîtra qu’une fois. Les récompenses commencent à baliser le parcours d’Alain Aspect, comme le prix Servan de l’Académie des sciences ou le Common Wealth Award for Science and Invention, annonciateurs du Prix de la Commission internationale d’optique de 1987. Malgré ces succès, Alain Aspect procède alors à un changement de voie plutôt inattendu.
Le froid des cimes
La seconde vie scientifique du médaillé d’or débute en 1985. Claude Cohen-Tannoudji, professeur au collège de France et référence internationale en physique quantique et physique atomique, fait appel à lui pour lancer un groupe de recherche consacré au refroidissement d’atomes par laser. « Avec Jean Dalibard et Christophe Salomon, nous étions alors les trois mousquetaires de Claude Cohen-Tannoudji », s’amuse aujourd’hui le physicien en lissant sa moustache digne de d’Artagnan. Une collaboration fructueuse qui leur « donnera la joie d’être présents aux cérémonies du prix Nobel 1997 » attribué à Bill Phillips, Steven Chu... et Claude Cohen-Tannoudji, déjà lauréat de la Médaille d’or du CNRS un an plus tôt.
Plus précisément, au Laboratoire Kastler Brossel1, Alain Aspect travaille sur un procédé baptisé « refroidissement sub-recul ». Explications : pour refroidir des atomes, il faut réduire leur vitesse d’agitation, sachant que celle-ci, à température ambiante, peut être de l’ordre de plusieurs centaines de mètres par seconde. Réduisez cette vitesse d’un facteur 100, vous diviserez la température par 10 000. En 1987, on pense qu’il existe pour chaque atome une vitesse minimale en dessous de laquelle on ne peut descendre : la « vitesse de recul » de l’atome quand il émet un seul photon, analogue au recul encaissé par un fusil qui tire une balle. Mais quand notre médaillé et Claude Cohen-Tannoudji rendent leur copie, tout est remis en question : grâce à certaines recettes de la physique quantique, Alain Aspect a freiné des atomes d’hélium métastable2 jusqu’à un quart de leur vitesse de recul... atteignant ainsi des températures inférieures au microkelvin, soit un millionième de degré Celsius au-dessus du zéro absolu ! « Pour atteindre ce résultat, il a fallu mettre l’atome dans un état quantique où chaque atome est présent simultanément à plusieurs endroits, comme le photon dans l’interféromètre », explique le médaillé d’or.
Les applications commencent bientôt à pointer le bout de leur nez, notamment dans le domaine de la mesure spatiale où le GPS par exemple pourrait gagner énormément en précision. Mais aussi celui de la mesure temporelle, comme l’atteste le développement de nouvelles horloges beaucoup plus fines. Un exemple ? Les horloges à atomes froids du Laboratoire national d’essai (LNE) et de l’Observatoire de Paris, fruits d’une collaboration entre l’unité Syrte3 et le Laboratoire Kasler Brossel, tout simplement les plus précises au monde depuis 1994 !
A la recherche du laser à atomes
Mais revenons à notre physicien. Malgré ces nouveaux succès, un cycle s’achève en 1992 : « J’ai toujours défendu l’idée que les seniors ne devaient pas rester trop longtemps et trop nombreux dans un groupe, explique-t-il. Alors je me suis appliqué ce principe et je suis parti créer une nouvelle équipe d’optique atomique à l’Institut d’optique d’Orsay, avec le soutien enthousiaste du département Sciences physiques et mathématiques du CNRS. » Ses collaborateurs ? Nathalie Westbrook, Robin Kaiser et Chris Westbrook, trois chercheurs qui reviennent des États-Unis. Leur but ? Utiliser les acquis du refroidissement d’atomes pour l’optique atomique. Pour notre médaillé, ces connaissances vont permettre de faire avec les atomes tout ce que l’optique traditionnelle sait déjà faire avec les photons, c’est-à-dire, par exemple, les réfléchir sur un miroir, les focaliser, les faire diffracter ou même interférer.
Nos chercheurs commencent donc à développer des miroirs à atomes quand survient, en 1995, un événement qui va changer la donne : à la surprise générale, des chercheurs américains sont parvenus à créer le premier condensat de Bose-Einstein gazeux. Qu’est-ce donc ? Tout simplement un ensemble d’atomes assemblés dans le même état quantique4 et dont la température avoisine le zéro absolu. Pas l’ombre d’un doute : « Pour l’optique atomique, il s’agit d’une révolution comparable à l’invention du laser pour l’optique classique », analyse Alain Aspect. En effet, dans un laser, tous les photons sont dans un même mode de champ électromagnétique (la même onde), ce qui explique qu’un faisceau laser diverge si peu, ou qu’on puisse le concentrer sur les microgravures des CD. Avec le condensat de Bose-Einstein gazeux, c’est la mise au point du laser à atomes qui se profile.
Notre homme fait monter son groupe, bientôt renforcé par Philippe Bouyer, rapatrié de Stanford grâce à un poste CNRS, dans le bon wagon : en quelques mois, l’activité du laboratoire se tourne presque exclusivement vers le développement de condensats de Bose-Einstein. L’affaire n’est pas mince. Mais en 1998, nos chercheurs font naître leur premier condensat de rubidium avec un composant original : un électroaimant, réalisé par le laboratoire Satie5 (ex-Lesir), qui « permet de diviser par dix la puissance électrique nécessaire, ce qui ouvre la voie aux condensats transportables ». Dès lors se profilent des recherches fondamentales excitantes, en particulier sur des condensats très allongés, les « quasi-condensats ». Et évidemment, sur les lasers à atomes que le groupe d’Orsay apprend à produire et à décrire en généralisant les méthodes inventées pour les lasers classiques.
Mais les applications possibles sont aussi alléchantes. Première d’entre elles : la puce atomique, développée avec les moyens de nanofabrication du Laboratoire de physique et nanostructures de Marcoussis. « En miniaturisant la production des condensats de Bose-Einstein, on rend envisageables des applications sortant du laboratoire », commente Alain Aspect. Autre exemple, nos chercheurs collaborent avec le Syrte pour développer des interféromètres atomiques qui s’avéreraient précieux pour les systèmes de navigation inertielle : « Il s’agit par exemple pour un avion de déterminer sa trajectoire sans aucune observation externe de façon à ne pas être à la merci d’une défaillance éventuelle des systèmes de localisation par radiobalise ou par satellite », explique Alain Aspect.
En parallèle, son groupe devient en 2001 le premier au monde à produire un condensat de Bose-Einstein constitué d’atomes d’hélium métastable. Une spécialité française puisque le second groupe à y parvenir n’est autre qu’une certaine équipe de l’ENS, deux semaines plus tard... le Laboratoire Kastler Brossel ! Les atomes de ce condensat, les chercheurs d’Orsay ont appris à les détecter séparément, « une avancée qui fait penser au développement dans les années 50 du comptage de photons, point de départ de l’optique quantique moderne ». Autre exploit plus récent : l’observation de la tendance qu’ont certains atomes, pourtant indépendants a priori, à se faire détecter ensemble. L’équivalent pour les atomes d’un phénomène connu pour les photons depuis 1956 sous le nom d’ « effet Hanbury-Brown et Twiss ». Objet de nombreux débats, son interprétation avait stimulé l’émergence de l’optique quantique (photonique) moderne au début des années 1960. « Avec l’effet Hanbury-Brown et Twiss atomique, nous ouvrons une page de l’optique quantique atomique. Et nous ne comptons pas en rester là : Pourquoi ne pas envisager des paires d’atomes intriqués ? » s’enthousiasme Alain Aspect.
Infatigable, l’homme aux multiples vies scientifiques semble avoir gardé l’excitation et la curiosité de ses débuts. Même ses loisirs ont souvent trait à la science. Dès qu’il le peut, notre physicien dirige sa lunette vers la Lune. Il se prend alors à « méditer sur ce photon qui a voyagé pendant des millions d’années » avant de venir exciter sa rétine. À cet instant, ce passionné de l’histoire des sciences – il a participé à un groupe de travail pendant dix ans – ne peut s’empêcher de rendre hommage à Galilée et à la justesse de ses interprétations. Autre violon d’Ingres : les manuscrits scientifiques originaux. A l’occasion de l’Année mondiale de la physique, Alain Aspect a relu l’intégrale des papiers d’Albert Einstein traduits et commentés par des physiciens français. « Une merveille absolue que l’on ne trouve malheureusement plus en librairie, commente le médaillé d’or. Même sur des points où la suite lui donnera tort, Einstein pose les problèmes avec une telle clarté… »
La science, le physicien aime aussi en parler, aux érudits comme aux profanes. C’est ainsi que vous le trouverez près de son député pour l’instruire des choses de la science... et plaider pour le soutien à la recherche. De même, membre de l’Académie des technologies, il est depuis toujours un ardent défenseur du dialogue avec les industriels ou les chercheurs de domaines plus appliqués : « Ces interactions sont essentielles pour faire tomber les préjugés présents des deux côtés », avance le médaillé. Une idée qu’il tente de faire passer auprès de ses étudiants. Car l’homme s’épanouit aussi dans l’enseignement : « Quel bonheur de préparer ses cours ! lance le chercheur. Là, on est obligé d’aller tout au fond des choses car, sait-on jamais, un étudiant inspiré va peut-être vous poser LA question gênante. » Truffée d’embûches pour l’esprit, la physique quantique, un siècle après sa naissance, reste aussi difficile à appréhender qu’à enseigner. « Par comparaison, la relativité peut sembler plus intuitive et on peut l’aborder plus progressivement », affirme le professeur de l’École polytechnique, également guide de luxe, au fil de sa carrière, de plus de vingt thèses. Selon lui, le jeu en vaut la chandelle : « Cette discipline reste un cadre indispensable pour comprendre la structure de la matière. »
Certes, mais ce passionné sait aussi modeler son discours en fonction de l’assemblée, lui qui ne se désiste jamais pour partager son savoir avec le grand public. Comme ce soir d’hiver 2004, près de Gap, quand trois cents personnes motivées par l’association de culture scientifique Quasar vinrent l’écouter alors que la température extérieure frôlait les – 20 °C : « C’est notre devoir de faire circuler un peu de savoir dans la société, ne serait-ce que parce qu’elle nous finance, mais surtout pour que la science soit considérée comme une partie intégrante de la culture de l’honnête homme... » Une démarche illustrée également par la participation à l’ouvrage Demain la physique coordonné par Édouard Brézin, président de l’Académie des sciences. Un véritable geste militant : « Je suis ulcéré de voir certaines célébrités se vanter de ne rien comprendre aux sciences, s’agace-t-il. Car les mêmes ne se vanteront jamais de leur ignorance de la littérature, ou de la peinture ! »
Autre sujet d’énervement, un certain discours antiscience « qui fait l’impasse sur les bénéfices de la science, attestés par l’augmentation de la durée de vie grâce évidemment aux progrès de la médecine mais aussi aux machines qui ont réduit la peine des hommes. Quelle différence entre mes conditions de vie et celles de mon arrière-grand-père, paysan misérable sur les contreforts pyrénéens ! » affirme l’homme, lui-même déjà sept fois grand-père. Et la physique quantique a joué son rôle dans l’évolution de la société : « Elle a notamment permis l’invention d’objets révolutionnaires comme le transistor, les circuits intégrés ou le laser. Elle est en quelque sorte à la base des nouvelles technologies de l’information et de la communication. » Où sera-t-il dans un an ? « Il est dérisoire de vouloir planifier une vie de chercheur, conclut notre scientifique. Il y a trop de hasard dans tout cela. Et dans mon cas, j’ai eu beaucoup de chance. » Il en faudrait aussi pour deviner les futurs objectifs que se fixera cet homme aussi insaisissable que les particules lumineuses qu’il affectionne tant.
Matthieu Ravaud
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DANS LES COULISSES DE LA SECONDE REVOLUTION QUANTIQUE
Réalisées en 1982 par Alain Aspect, Philippe Grangier, Gérard Roger et Jean Dalibard, les expériences d’Orsay ont marqué l’histoire de la physique quantique, en levant le voile sur l’une des plus fantastiques propriétés intimes de la matière : l’intrication, découverte par Albert Einstein et objet d’un débat entamé en 1935 avec une autre immense figure de la physique du XXe siècle, Niels Bohr. Prenez une paire de photons dits « intriqués ». Même très éloignées l’une de l’autre, les deux particules semblent unies par un lien indéfectible : la polarisation de l’une livre celle de l’autre. Rien de trop choquant jusqu’ici, mais précisons à présent que ces particules ne peuvent accorder leur violon en cours de route, car cette communication devrait aller plus vite que la lumière. Et surtout qu’il est impossible de connaître par avance leur comportement : « Ces photons ne sont pas comme deux personnes jumelles : ils n’ont pas l’équivalent d’un patrimoine génétique identique qui expliquerait leurs points communs », note Alain Aspect. On comprend que le sujet ait fait débat pendant un demi-siècle, jusqu’aux fameuses expériences d’Orsay...
Petit détour historique. En 1935, Albert Einstein, Boris Podolsky et Nathan Rosen publient un article resté célèbre. Son titre : « La description quantique de la réalité physique peut-elle être considérée comme complète ? » Ils y exposent l’étrange propriété d’intrication et affirment que le mystère qui en découle témoigne d’une carence de la théorie quantique. Le physicien danois Niels Bohr s’inscrit en faux. Selon lui, il faut accepter cette étrangeté : il n’existe pas de variables cachées permettant de prévoir les valeurs des observables quantiques6 avant leur mesure. Le recours aux probabilités est inévitable. Cette controverse semble s’éteindre avec la mort des protagonistes. Mais en 1965, un physicien britannique travaillant au Cern, John Bell, relance le débat en le formalisant à l’aide d’inégalités. Soit elles se vérifient par l’expérience et c’est Einstein qui avait raison. Soit elles sont violées et la théorie quantique s’en tire saine et sauve. Reste à concevoir un protocole permettant des expériences convaincantes, ce qui n’est pas vraiment le cas jusqu’aux travaux d’Alain Aspect : « Plusieurs équipes américaines avaient obtenu des résultats intéressants bien que contradictoires lors d’expériences pionnières, mais elles étaient encore loin du schéma idéal sur lequel raisonnent les théoriciens : l’ expérience de pensée chère à Einstein. »
En 1974, notre médaillé entre en scène. Son directeur Christian Imbert lui remet une série de documents sur ce problème. En quelques semaines, le jeune chercheur conçoit un projet capable de s’approcher de ce fameux schéma idéal et donc de trancher définitivement. Pour s’en convaincre, il part à Genève à la rencontre de John Bell lui-même. « Avez-vous un poste stable ? » lui demande celui-ci. Réponse positive. « Alors allez-y, votre idée est bonne mais méfiez-vous : ce sujet a mauvaise presse. » C’est ainsi qu’Alain Aspect se lança dans la périlleuse aventure, avec quelques soutiens précoces comme celui de Franck Laloë, l’un des auteurs du fameux livre Mécanique quantique qui a changé sa vie. Première étape : la création d’une source de paires de photons intriqués beaucoup plus efficace que celles existantes7. En 1979, c’est chose faite : pour la même précision, il lui suffira de 100 secondes là où ses prédécesseurs devaient accumuler les données pendant des dizaines d’heures ! Seconde marche, construire des polariseurs d’un nouveau genre : « Nous avons donc mis au point des polariseurs dont l’orientation était modifiée toutes les dix nanosecondes », explique Alain Aspect.
Entre-temps, la communauté scientifique a pris conscience de l’importance du débat et suit de près l’évolution des travaux. Préparées avec une rare rigueur, les expériences ont finalement lieu à Orsay en 1982. « Je n’avais aucune idée de ce que nous allions trouver », avoue notre scientifique. Le résultat est sans appel : les inégalités de Bell sont violées, la théorie quantique sauvée. Conclusion : « Une paire de photons intriqués doit donc être considérée comme un système quantique global et inséparable, affirme le physicien. Les propriétés de la paire ne se résument pas à la somme des propriétés de chaque photon. L’intrication est vraiment une propriété globale de la paire. » Vingt ans après, on s’aperçoit que les expériences d’Orsay ont contribué à ouvrir les vannes de la seconde révolution quantique, avec ses méthodes de cryptographie quantique... et peut-être la possibilité de tapoter un jour sur le fameux ordinateur quantique. Une question s’élève alors : notre chercheur connaîtrait-il quelque regret d’avoir délaissé ses premières amours scientifiques pour l’attrait de nouvelles aventures ? « Au départ, les expériences sur l’intrication visaient à trancher un débat conceptuel qui semblait devoir se clore avec nos travaux, répond celui-ci. Aurais-je quitté si facilement les photons intriqués si j’avais anticipé les développements actuels ? Mais l’aventure des atomes froids était si belle... » Malice d’un sourire qui plonge le visiteur dans le doute... « Il n’y a pas de lumière sans ombre », disait Aragon. Assurément une maxime qui s’applique tant à la physique quantique qu’à l’un de ses plus grands artisans. MR
- 1. Unité CNRS/Collège de France/ENS-PSL/Sorbonne Université.
- 2. Un élément métastable peut mettre plusieurs heures à se désintégrer.
- 3. Système de référence temps-espace (CNRS/Observatoire de Paris-PSL/Sorbonne Université).).
- 4. L’état d’un système quantique détermine l’ensemble des valeurs de ses observables, c’est-à-dire les quantités physiques mesurables.
- 5. Laboratoire Systèmes et applications des technologies de l’information et de l’énergie (CNRS/ENS Paris-Saclay/Cnam/CY Cergy Paris Université/Université Paris-Saclay).
- 6. Celles-ci décrivent les quantités physiques mesurables. Pour les définir, on doit préciser comment se fait l’observation.
- 7. Il va pour cela mettre à profit le phénomène d’excitation à deux photons, qui venait d’être mis en évidence au Laboratoire Kastler Brossel par Bernard Cagnac et ses élèves.