Sections

Ce que les arts disent des âges de la vie (et réciproquement)

Ce que les arts disent des âges de la vie (et réciproquement)

01.06.2022, par
Caspar David Friedrich, « Les étapes de la vie », huile sur toile, vers 1834 (Leipzig, Museum der Bildenden Künste).
Philosophe des arts et du langage, Jean-Marie Schaeffer dépeint la relation entre les arts et les différents âges de la vie. Il interroge les représentations de ces étapes de l’existence par les œuvres et décrit l’évolution de notre rapport à la création au cours de notre vie.

Selon les sociétés, observe-t-on dans les œuvres d’art des différences dans les représentations de la jeunesse, de la vieillesse… des âges de la vie en général ?
Jean-Marie Schaeffer1. Le rôle qu’une société accorde aux différents âges de la vie peut se lire à travers la manière dont ils sont dépeints : on représente ce qui est important dans sa culture. Il y a des constantes et des variations d’une culture à l’autre. Dans beaucoup d’entre elles, on accorde une attention particulière portée à l’enfance. C’est sans doute parce que c’est le point de départ de la vie humaine. Dans la culture antique, et surtout grecque, c’est surtout l’âge de jeune adulte qui est très important. Les dieux y sont d’ailleurs souvent de jeunes adultes, car c’est une représentation idéale. En fait, l’âge adulte est une phase majeure de la vie dans toutes les sociétés, car il est celui de la reproduction. Il est investi par beaucoup de rituels, de symbolismes… Les sociétés d’Extrême-Orient ont quant à elles la particularité d’accorder une grande importance à la représentation de la vieillesse, parce que cet âge y a toujours eu un statut particulier. Dans les cultures chinoise et japonaise traditionnelles notamment, la vieillesse est l’âge où l’on développe toutes les potentialités de ce qu’on est.
 
Vous expliquez aussi que le nombre d’âges représentés dans les arts peut varier d’une culture à l’autre…
J.-M. S. En effet, chaque culture découpe le continuum biologique qui va de la naissance à la mort selon des classifications qui n’ont pas une origine naturelle, mais sont liées à la contingence du développement des catégorisations culturelles. Le nombre d’âges représentés varie beaucoup selon les époques et les cultures, mais il y en a deux dont les différences sont particulièrement importantes : la représentation en trois âges et celle en escalier. La distinction classique en trois âges – enfance, âge adulte, sénescence – est partagée pratiquement partout et restera toujours prégnante, car ces étapes décrivent l’évolution de l’organisme. Dans toutes les sociétés, cette représentation correspond à trois phases biologiques critiques : la naissance, l’âge de la reproduction et la mort.

Représentation occidentale très hiérarchisée des différents âges, développée à partir du XVIIᵉ siècle. Ce modèle en escalier comprend dix marches représentant chacune dix années de vie (« L’âge de l’homme », lithographie vers 1850).
Représentation occidentale très hiérarchisée des différents âges, développée à partir du XVIIᵉ siècle. Ce modèle en escalier comprend dix marches représentant chacune dix années de vie (« L’âge de l’homme », lithographie vers 1850).

À l’autre extrême, il y a le modèle de l’escalier, qui est une vision beaucoup plus affinée et très hiérarchisée des différents âges. Il est composé généralement de dix marches représentant chacune dix années de vie. Partant de la naissance, l’escalier monte jusqu’à l’âge adulte qui est le sommet, puis redescend jusqu’à la mort. Ce modèle, qui n’existe qu’en Occident, y est aujourd’hui dominant. Il s’est développé à partir du XVIIe siècle et s’explique notamment par l’apparition de l’adolescence et l’augmentation de l’espérance de vie : il fallait ajouter des phases supplémentaires dans la représentation des âges…
 
Si elles sont le reflet de nos sociétés, les œuvres y jouent aussi un rôle. Quelles fonctions et quels impacts peuvent-elles avoir dans le domaine des âges de la vie ?
J.-M. S. Il faut partir du fait qu’il y a une interaction entre ce qui semble a priori relever d’une classification purement abstraite et la gestion sociale de la vie des personnes. Ainsi les représentations artistiques liées aux âges de la vie interpellent les individus et leur proposent toujours une façon spécifique de se situer dans le parcours de leur propre vie.

Les représentations artistiques liées aux âges de la vie interpellent les individus et leur proposent toujours une façon spécifique de se situer dans le parcours de leur propre vie.

Lorsqu’elles sont standardisées, elles peuvent aussi amener à une optimisation de la gestion politico-sociale des histoires de vie. Par exemple, la manière dont les sexagénaires sont représentés dans les films, les tableaux, les romans peut avoir un impact non seulement sur l’autoreprésentation de ces personnes, mais aussi sur la question de l’âge du départ à la retraite, à 60 ans ou jusqu’à 65 ans. Ce débat n’est pas sans lien avec le fait que la vieillesse est maintenant subdivisée en de nombreuses phases, et que les premières phases ne sont justement plus vraiment considérées comme relevant de la vieillesse.

La manière dont se perçoivent les personnes peut donc changer la donne : si l’on pense que l’on est encore dans la force de l’âge, on accepte plus facilement de travailler plus longtemps… Il peut cependant y avoir des conflits entre la manière dont la société voit un certain âge, et la situation réelle dans laquelle se trouve une partie des couches de la société.

« Les sept âges de la femme », Hans Baldung, huile sur bois, 1544 (Leipzig, Museum der Bildenden Künste).
« Les sept âges de la femme », Hans Baldung, huile sur bois, 1544 (Leipzig, Museum der Bildenden Künste).

De plus, toute représentation a entre autres des fonctions idéologiques, et cela vaut aussi pour les œuvres d’art. À la sortie du Moyen Âge par exemple, notamment dans la tradition allemande, il ressort du travail des peintres à la fois une fascination pour l’âge de la reproduction et une sorte de dégoût du grand âge. Si la Vénus ou l’Ève sont représentées jeunes et idéalisées, la vieillesse, notamment féminine, est représentée sous la forme de la décrépitude. Cette vision très dure du parcours de vie est sans doute liée à la religion chrétienne. Elle a pour but de rappeler aux croyants que leur jeunesse ne va pas durer, qu’ils sont en fait un corps périssable qui va retourner à la terre. L’idée transmise est que ce qui peut respirer la santé, la beauté, n’est finalement qu’une illusion, remplacée vite par la décrépitude et la mort…
 
Vous avez aussi étudié le rapport que nous entretenons à la création au cours de notre vie. Comment évolue-t-il ? 
J.-M. S. Les pratiques créatrices naissent à la petite enfance. Dans notre société, tous les enfants dessinent, chantent, racontent des histoires… Le fait de projeter des contenus mentaux dans des objets pouvant les incarner fait partie de la maturation cognitive. Dans les compétences qu’elles présupposent et mettent en œuvre, ces activités constituent alors le socle des pratiques créatrices artistiques. Mais chez la plupart des enfants, ces pratiques disparaissent avec l’âge… Il y a beaucoup moins d’adultes qui dessinent que d’enfants ! Cela s’explique par le fait que les arts ne sont pas les seules activités humaines dans lesquelles il faut disposer de ressources cognitives. En grandissant, on est obligé de faire des choix entre les domaines qu’on va privilégier, ce qui est beaucoup moins le cas lors de l’enfance (du moins dans nos sociétés).

Selon Jean-Marie Schaeffer, les pratiques créatrices naissent à la petite enfance puis ont tendance à disparaître avec l'âge.
Selon Jean-Marie Schaeffer, les pratiques créatrices naissent à la petite enfance puis ont tendance à disparaître avec l'âge.

Si tous les enfants sont des créateurs en puissance, comment expliquer que certains se détournent des pratiques artistiques, tandis que d’autres les poursuivent à l’âge adulte ?
J.-M. S.  On distingue chez les êtres humains deux grands styles cognitifs : le style convergent, plus pratique et axé sur la recherche de solutions, et le style divergent, plus intuitif et imaginatif. Ce dernier prédestine plutôt aux pratiques artistiques.

On distingue chez les êtres humains deux grands styles cognitifs : le style convergent, plus pratique et axé sur la recherche de solutions, et le style divergent, plus intuitif et imaginatif.

Ce qui distingue par exemple un poète d’un locuteur normal est sa capacité à faire autant attention à la sonorité qu’au sens des mots, à investir son attention dans différents niveaux… On ne peut cependant pas dissocier ces prédispositions du milieu social. Un style cognitif peut être fortifié ou au contraire bridé dans certaines circonstances. Par exemple, l’école traditionnelle telle qu’elle fonctionne dans nos sociétés bride le style divergent, pour une question d’efficacité de l’éducation, tandis qu’une école Montessori par exemple donnera peut-être plus de chance à un enfant de cultiver cet aspect-là de sa personnalité.

Les pratiques artistiques évoluent-elles aussi en vieillissant ? Et quel regard porte-t-on sur le grand âge dans la création ?
J.-M. S. Alors que les historiens et critiques d’art ont longtemps vu la vieillesse comme le moment où les artistes commençaient à se répéter, on a en fait constaté que certains changent profondément de style avec l’âge. Souvent, on observe un style plus libre que durant leur âge adulte. Le Titien a par exemple totalement changé de manière de peindre dans le grand âge. Mais malgré ces découvertes sur le style de vieillesse, la conception occidentale actuelle reste celle, classique, selon laquelle l’âge adulte est l’âge d’or de la création.

Liu Haisu (1895-1990), l’un des plus grands maîtres de la peinture traditionnelle chinoise, en 1984 à Qingdao. Jean-Marie Schaeffer souligne que contrairement à la vision occidentale, en Chine, « on ne devient un grand artiste que dans sa vieillesse ».
Liu Haisu (1895-1990), l’un des plus grands maîtres de la peinture traditionnelle chinoise, en 1984 à Qingdao. Jean-Marie Schaeffer souligne que contrairement à la vision occidentale, en Chine, « on ne devient un grand artiste que dans sa vieillesse ».

Pour rentrer dans le circuit mondial de l’art par exemple, il s’avère qu’un artiste doit y rentrer de plus en plus tôt. S’il n’y est pas rentré à 40 ans, c’est fini ! Donc si Kandinsky, qui est devenu peintre vers 40 ans, souhaitait faire une carrière aujourd’hui, ce serait très difficile du point de vue institutionnel.

Dans la conception occidentale actuelle, l’âge adulte reste l’âge d’or de la création.

Comme je l’ai déjà dit, il en va autrement dans les sociétés extrême-orientales, dans lesquelles le grand âge est valorisé. Dans l’art chinois par exemple, on ne devient un grand artiste que dans sa vieillesse. Mais l’art étant aujourd’hui mondialisé, cela ne correspond pas à la représentation dominante du développement de la puissance créatrice au fil de la vie.

Concernant la réception d’une œuvre d’art, quelles différences observe-t-on selon les âges de la vie ? Vous vous êtes notamment intéressé au cas des enfants.
J.-M. S. On s’est longtemps focalisés sur l’expérience à l’âge adulte, érigée comme norme de la bonne réception. Mais on constate qu’il se passe des choses très compliquées aussi chez les enfants ! En réalité, ils se comportent de la même manière que les adultes, c’est-à-dire qu’ils essaient de comprendre. Mais ils le font autrement. Dans le cadre d’une étude menée par Michel Menu, Pablo Fontoura et moi-même, « Création, cognition et société » sur une œuvre de Grünewald2, nous avons pu découvrir que les enfants faisaient bien plus attention aux couleurs, et se fixaient davantage sur les détails que sur l’ensemble – qui leur restait souvent obscur. Ils n’ont pas la vision intégratrice ni les connaissances qu’ont les adultes, donc ils font feu de tout bois !

Grünewald et Nicolas de Haguenau, retable d’Issenheim, panneaux du « Concert des anges » et de « La Vierge à l’enfant », 1512-1516 (musée Unterlinden, Colmar).
Grünewald et Nicolas de Haguenau, retable d’Issenheim, panneaux du « Concert des anges » et de « La Vierge à l’enfant », 1512-1516 (musée Unterlinden, Colmar).

Selon vous, les enfants jouiraient d’une spontanéité et d’une liberté plus grandes que les adultes…
J.-M. S. Oui, parce que les enfants ne sont pas autant acculturés. Certes ils ratent des éléments, mais en compensation ils ont une liberté face aux œuvres que n’ont plus les adultes. Cela se voit bien dans les réponses que donnent les enfants et les adultes quand on les questionne sur une œuvre. Les adultes sont souvent très gênés. Dès qu’ils ne sont pas sûrs d’avoir bien compris un élément, ils n’en parlent pas et se limitent à ce qu’ils pensent être une réponse acceptable. D’une certaine manière, cette idée qu’il faut être à la hauteur, maintenir son capital social, châtre le regard. Beaucoup d’adultes ne regardent pas vraiment les œuvres : ils ne découvrent pas quelque chose, mais reconnaissent un signe. Bien sûr, il y a des exceptions, de vrais amateurs… Cela dépend aussi beaucoup du statut qu’ont les arts en question. Contrairement à la peinture, il est par exemple plus facile d’exprimer ses goûts dans le cinéma, qui est un art moins hiérarchisé. Même en France, un pays ayant une grande tradition cinéphile, les personnes ont la sensation de pouvoir donner leur avis, plus que de devoir se conformer à une norme. C’est pareil pour les musiques dites « populaires », dont on parle beaucoup plus librement. On observe aussi un fonctionnement différent sur Internet, même dans les autres arts. La multiplication des sites sur lesquels on peut donner son avis anonymement, avec un pseudo, redonne de la liberté.

Un père et sa fille devant le tableau de Wilhelm Herbig « La Famille de l’artiste », exposé à la Alte Nationalgalerie à Berlin. Interrogés sur une œuvre d’art, les enfants et les adultes réagissent différemment, les enfants se sentant plus libres dans leur interprétation.
Un père et sa fille devant le tableau de Wilhelm Herbig « La Famille de l’artiste », exposé à la Alte Nationalgalerie à Berlin. Interrogés sur une œuvre d’art, les enfants et les adultes réagissent différemment, les enfants se sentant plus libres dans leur interprétation.

Et aux époques antérieures, posait-on un regard différent sur les œuvres d’art ?
J.-M. S. Il est très difficile de savoir quelle était l’attitude des récepteurs dans le passé, car en général les œuvres d’art n’étaient pas mises dans une catégorie à part, ou destinées à une expérience particulière. Dans beaucoup de sociétés, par exemple chez nous au Moyen Âge, les tableaux étaient placés dans les églises et avaient une fonction votive. Certes, elles provoquaient le même type d’expérience perceptive et mimétique que pour nous… Mais cette expérience n’était pas thématisée, évaluée, ni peut-être valorisée pour elle-même, parce que ce qui importait était la fonction que remplissait l’œuvre. Le retable de Grünewald, représentant la Crucifixion, avait par exemple été peint pour donner du courage aux malades souffrant d’ergotisme. ♦

À lire
Communications, n° 109, 2021/2, « Les arts et les âges de la vie »

 

Notes
  • 1. Directeur d'études à l'EHESS, directeur de recherche émérite au CNRS, Centre de recherches sur les arts et le langage (CRAL, unité CNRS/EHESS). Il a été le responsable scientifique de l’Initiative de recherche interdisciplinaire stratégique (Iris) « Création, cognition, société » de l’université PSL.
  • 2. Matthias Grünewald. Retable d'Issenheim, Crucifixion (1512-1516). Musée d'Unterlinden, Colmar (France).

Commentaires

0 commentaire
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS