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« Le Moyen Âge a sorti Épicure des Enfers »
Du philosophe grec Épicure (341-270 av. J.-C.), l’image qui nous est parvenue est celle d’un bon vivant qui poursuivait sans fin la quête de tous les plaisirs terrestres. Ce portrait correspond-il au « véritable » Épicure ?
Aurélien Robert1. Non. C’est une caricature dont j’essaie de retracer l’histoire. L’éthique que défendait Épicure tendait vers une forme d’ascétisme assez radical. Le plaisir, pour ce penseur antique, est certes un guide fiable pour s’orienter dans la vie, mais tous les plaisirs ne doivent pas être poursuivis aveuglément. Le sage doit apprendre à se contenter des plaisirs naturels et nécessaires à la satisfaction de besoins vitaux (boire, manger, dormir…).
La morale épicurienne n’est donc en rien une injonction à la débauche et à la luxure. Elle définit le bonheur comme un état rendu possible par l’absence de troubles pour l’âme et de douleurs pour le corps. Par ailleurs, Épicure ne nie pas l’existence des dieux, mais demande qu’on les imagine sans troubles, tout à fait paisibles, indifférents aux affaires humaines, et donc qu’on les prenne comme modèles. Pour atteindre le bonheur, dit-il, il importe de vivre « tel un dieu parmi les hommes », c’est-à-dire mener une vie dénuée des soucis liés à la peur, à la mort, et orientée par la recherche de plaisirs modérés et durables.
Quand a émergé la figure de l’épicurien impie, immoral, jouisseur invétéré ?
A. R. Un auteur grec du IIIe siècle, Diogène Laërce, rapporte que l’on calomniait déjà Épicure de son vivant. Toutefois, on observe une nette accélération de ce processus de dévalorisation au IIe siècle. C’est qu’à l’époque, les épicuriens étaient encore actifs dans la partie la plus orientale de l’Empire romain, là où étaient implantées les premières communautés chrétiennes. En Asie mineure (actuelle Turquie), en Syrie, en Palestine et en Égypte, les écoles épicuriennes concurrençaient territorialement et intellectuellement les sectes chrétiennes.
En réponse aux persécutions dont ils étaient victimes, les chrétiens ont rédigé des apologies du christianisme qu’ils ont envoyées aux principaux dignitaires romains, voire à l’empereur lui-même, pour montrer combien leurs pensées et leurs pratiques n’étaient pas moins conformes aux mœurs romaines que celles de leurs adversaires païens, en particulier épicuriens. Pour les besoins de leur cause, les chrétiens ont progressivement inventé de toutes pièces l’image de l’épicurien athée, hédoniste et, ce qui était nouveau, hérétique. Le christianisme a finalement eu gain de cause au IVe siècle avec la conversion de l’empereur Constantin.
Comment se fait-il qu’en Occident, l’anti-épicurisme chrétien ait prospéré au Moyen Âge malgré la disparition totale des épicuriens ?
A. R. Mon hypothèse est que de nombreux théologiens médiévaux ont utilisé à des fins pastorales l’image – totalement fictive – de l’épicurien esclave de ses désirs et vivant comme si Dieu n’existait pas. Autrement dit, l’épicurien buvant, mangeant, se vouant entièrement au plaisir et faisant fi de toute religion, donc condamné à brûler en Enfer, servait d’épouvantail que l’on brandissait dans les sermons pour asséner un message de peur aux fidèles et prévenir l’émergence d’hérésies.
Pour ce faire, on a rapproché la figure ultra-négative de l’épicurien de personnages bibliques bien connus du peuple. Par exemple, pour faire d’Épicure un athée, on évoquait « l’insensé » du psaume 52 qui « a dit dans son cœur : Dieu n’existe pas ». La Divine Comédie de Dante, au début du XIVe siècle, a participé de cette rhétorique anti-épicurienne en faisant d’Épicure le seul philosophe antique présent dans le sixième cercle de l’Enfer, celui réservé aux hérétiques.
Pour autant, votre essai démontre que la réhabilitation d’Épicure date du Moyen Âge, et non de la Renaissance, contrairement à une idée encore répandue…
A. R. En effet. Depuis près d’un siècle, on répète à l’envi qu’à l’aube du XVe siècle, la redécouverte fortuite, par un humaniste italien du nom de Poggio Bracciolini, du De natura rerum de Lucrèce, un texte du Ier siècle avant notre ère dans lequel se trouve résumée toute la philosophie épicurienne, aurait permis le retour d’Épicure sur la scène philosophique. Or, cette thèse est un mythe. Aussi paradoxal que cela paraisse, c’est le Moyen Âge qui a sorti Épicure des Enfers. Simplement, cette redécouverte est passée inaperçue, jusqu’ici, parce qu’on s’est focalisé sur les textes (sermons, traités de théologie, poèmes…) qui stigmatisaient les épicuriens.
Quand on étudie le dossier médiéval de l’épicurisme sous toutes ses facettes, on découvre que, dès le XIIe siècle, des penseurs comme le philosophe Pierre Abélard, son élève Jean de Salisbury ou l’érudit anglais Guillaume de Malmesbury ont vanté la grandeur des idées d’Épicure, en particulier dans le domaine de l’éthique. Par ailleurs, au début du XIIIe siècle, des recueils de « Vies de philosophes », dont certains présentaient Épicure comme un modèle de moralité, y compris pour les chrétiens, se sont mis à fleurir. Je montre que les clercs, au Moyen Âge, ont tenu un double discours. Tout en connaissant parfaitement le contenu de la philosophie d’Épicure, ils n’en débattaient qu’au sein de l’élite à laquelle ils appartenaient et diffusaient sciemment auprès du peuple, pour lui faire peur, une image simple et fausse, mais efficace, des épicuriens.
Selon vous, quelle serait l’attitude d’Épicure face à l’épidémie de Covid-19 que nous traversons ?
A. R. Puisque la crise sanitaire nous prive d’un certain nombre de plaisirs, ce qui nous rend malheureux, il nous inviterait sans doute à réfléchir sur la nécessité des plaisirs et des biens qui nous manquent et à jouir de ceux qui nous restent. Et lui qui avait fondé son école hors des murs d’Athènes, et préconisait de mener une existence cachée, loin des affaires publiques, entre amis, serait probablement aujourd’hui un défenseur des « néoruraux » qui fuient à toutes voiles les villes confinées ! ♦
À lire
Épicure aux Enfers. Hérésie, athéisme et hédonisme au Moyen Âge, Aurélien Robert, Fayard, 2021.
- 1. Aurélien Robert est philosophe, directeur de recherche CNRS au laboratoire Sciences, Philosophie, Histoire (Sphere – unité CNRS/Université de Paris). Il a reçu la médaille de bronze du CNRS 2019 pour l'ensemble de ses travaux.
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Auteur
Philippe Testard-Vaillant est journaliste. Il vit et travaille dans le Sud-Est de la France. Il est également auteur et coauteur de plusieurs ouvrages, dont Le Guide du Paris savant (éd. Belin), et Mon corps, la première merveille du monde (éd. JC Lattès).