Sections

Enquête sur la génèse des œuvres littéraires

Dossier
Paru le 21.07.2022
La littérature traverse le temps

Enquête sur la génèse des œuvres littéraires

19.10.2018, par
À gauche, première page de la copie “au net” du poème “Die Schlesischen Weber”, à droite, première page du brouillon de l’article XXXIII de Lutezia. Manuscrits de Heinrich Heine.
Analyser les manuscrits d’œuvres littéraires afin de comprendre le processus de création des auteurs, voici la délicate mission de la critique génétique. Gros plan sur cette discipline née autour des manuscrits du poète allemand Heinrich Heine, et dont le congrès international de l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes célèbre ces jours-ci le cinquantième anniversaire.

« Je pense que la France devrait acheter les manuscrits d’Heinrich Heine. Signé : C.G. » Cinquante ans plus tard, Louis Hay s’amuse encore à raconter son émotion lorsqu’il découvrit que, derrière ses initiales, se cachait Charles de Gaulle lui-même, alors président de la République. Nous sommes en 1967 et le jeune maître assistant à la Sorbonne fait depuis quelques années la chasse aux manuscrits du poète allemand Heinrich Heine auquel il veut consacrer sa thèse de doctorat. Les documents, éparpillés entre Israël, la Suisse et les États-Unis, sont chers, et le germaniste frappe à toutes les portes, y compris à celle de l’Élysée. « De Gaulle a sans doute estimé que les manuscrits de Heine faisaient partie de notre patrimoine, parce que la plupart d’entre eux avaient été écrits en France », explique-t-il. Le coup de pouce présidentiel est décisif, et la Bibliothèque nationale débute l’acquisition des fameux manuscrits.

Devenue propriétaire d’un fonds Heine important, la Bibliothèque nationale ne sait pas trop par quel bout le prendre : les textes sont rédigés en gothique, une écriture que ne manie aucun de ses conservateurs. Elle confie donc à Louis Hay le soin d’en établir le classement. Mais lui est un littéraire, qui avoue ne rien connaître des techniques d’archivage. Il réussit à convaincre deux ou trois autres chercheurs de s’y coller avec lui : « Avec l’aide des instruments du CNRS, nous avons appris à identifier les types de papier, les encres, l’écriture de l’auteur ou celle de ses secrétaires… tous ces éléments qui entrent dans cette science appelée la codicologie, qui permettent d’authentifier et de dater un texte, ainsi que de le replacer éventuellement dans l’œuvre globale. »

Les traces non verbales de la création

Les premiers travaux du petit groupe Heine, abrités par l’École normale supérieure, débutent en 1968 : ils marquent la naissance de ce que les chercheurs appelleront plus tard la critique génétique. En 1974 se constitue un Centre d’histoire et d’analyse des manuscrits modernes, rebaptisé Institut des textes et manuscrits modernes (Item)1 deux ans plus tard, pour devenir un laboratoire du CNRS en 1982. Entre-temps, les chercheurs, dont plusieurs linguistes, ont entamé des travaux sur les manuscrits de Proust, puis sur ceux de Zola, Flaubert, Valéry ou Sartre parmi beaucoup d’autres, tandis que la critique génétique a réussi à se tailler une place à part entière au sein des sciences du texte. « À travers l’analyse de tous ces documents, l’objectif reste bel et bien d’établir la dimension historique de l’œuvre », insiste son fondateur. « Nos enquêtes consistent à retrouver toutes les traces matérielles et tous les réseaux complémentaires qui ont pu contribuer à l’émergence et à la création d’une œuvre », complète Aurèle Crasson, directrice adjointe scientifique de l’ITEM.

Nos enquêtes consistent à retrouver toutes les traces matérielles et tous les réseaux complémentaires qui ont pu contribuer à l’émergence et à la création d’une œuvre.

Heine lui-même en donne une bonne illustration, car le poète n’a jamais écrit un livre au sens strict du terme, mais plutôt des collections de textes : reconstituer ces groupes de textes a permis de mieux comprendre son œuvre.

Les manuscrits de Proust ouvrent, eux, un champ de recherche inépuisable, quand on sait que l’écrivain modifiait inlassablement la construction de ses textes. « La phrase qui ouvre La Recherche – “Longtemps, je me suis couché de bonne heure” – s’étale, dans les premiers brouillons, sur une bonne dizaine de pages », souligne Louis Hay.

La critique génétique s’attache aussi à comprendre ce qui se cache réellement derrière ce narrateur, très éloigné en réalité de l’auteur lui-même, ainsi que le démontre notamment la correspondance de Proust . « En étudiant ses brouillons, on a pu voir comment ce “je” ne se met en place que progressivement, comment il se construit pendant l’élaboration de l’œuvre », décrypte Jean-Louis Lebrave, linguiste et directeur de recherche émérite de l’ITEM.

 

Un dessin autographe d'Edmond Jabès évoquant la Shoah.
Un dessin autographe d'Edmond Jabès évoquant la Shoah.

La critique génétique permet aussi de révéler des particularités de chaque auteur, ce qu’Aurèle Crasson nomme ses éléments idiosyncrasiques, souvent profondément enfouis. Petite-fille d’Edmond Jabès, elle a minutieusement analysé les brouillons de cet écrivain né en Égypte au début du XXe siècle dans une famille juive francophone. « Jabès était asthmatique, détaille Aurèle Crasson, et l’on retrouve dans son écriture les rythmes aléatoires de sa respiration : ici de grands espaces entre des parenthèses et le texte, là des caractères beaucoup plus resserrés. » Il y a aussi tout l’aspect non verbal de la création, « tout ce qui ne relève pas du langage : Jabès se disait incapable de décrire la Shoah, alors était-ce pour l’évoquer qu’il avait recours au dessin ? C’est ce que l’on a découvert dans ses manuscrits ». La topographie, c'est-à-dire la manière dont un auteur utilise l’espace de la page pour placer son texte, entre elle aussi dans l’analyse du processus de création : les manuscrits de Georges Perec, avec leurs fragments de textes totalement éclatés, offrent l’image d’un formidable « work in progress » très éloigné de l’impression méthodique et ordonnancée que laisse l’œuvre publiée.

Largement reconnue en France, mais aussi au Brésil, au Japon et en Europe, la critique génétique n’a pourtant pas manqué de soulever des polémiques parmi les intellectuels – Bourdieu, par exemple, n’y voyait rien de plus qu’une simple régression vers la philologie classique, reprochant d’ignorer les révolutions structuraliste et psychanalytique qui ont traversé la critique littéraire du XXe siècle. Mais elle a aussi trouvé des défenseurs prestigieux, comme Louis Aragon, qui est venu rencontrer les membres de l’ITEM et leur a confié l’ensemble de ses manuscrits. « Cette discipline a le grand mérite, notamment grâce à la linguistique, d’avoir introduit dans la critique littéraire des outils d’analyse précis et objectifs, estime Jean-Louis Lebrave. Là où prédominait une interprétation très subjective de la littérature, nous avons permis une analyse objectivable des textes. »
 

La critique génétique a trouvé des défenseurs prestigieux, comme Louis Aragon, qui est venu rencontrer les membres de l’ITEM et leur a confié l’ensemble de ses manuscrits.

D’autres chercheurs ont poussé très loin cette approche, comme Irène Fenoglio, directrice de recherche émérite à l’ITEM, qui a consacré une vaste étude au grand linguiste Émile Benveniste. La critique génétique a d’ailleurs donné naissance à une nouvelle branche de la linguistique, celle de l’énonciation « écrite », qui identifie entre autres quatre opérations de base dans la production de textes : ajouter, supprimer, remplacer, déplacer. « En gros, les quatre fonctions de base communes à tous les logiciels de traitement de texte », fait remarquer Jean-Louis Lebrave.

 

Qui dit traitement de texte dit ordinateur : un objet qui a fait irruption dans le monde littéraire au cours des années 1980… et qui n’a pas manqué de bousculer les méthodes de la critique génétique. Jacques Derrida est la figure emblématique de cette nouvelle phase de la discipline, lui qui a travaillé toute sa vie sur la place du langage et du texte dans les sciences humaines. Très tôt, Derrida avait anticipé les effets pervers des futures machines connectées, susceptibles de déposséder les auteurs de leur œuvre.
 

Jacques Derrida dans son bureau, en mars 1990.
Jacques Derrida dans son bureau, en mars 1990.

Malgré ses réticences, il s’est mis à l’informatique pratiquement dès l’apparition des premiers ordinateurs personnels, en l’occurrence avec un Macintosh Plus, sorti en 1986. « Il gardait toutes ses archives, le moindre bout de papier, imaginant ceux qui, après sa mort, viendraient examiner ces témoins et les interroger », raconte Aurèle Crasson. Avec l’ordinateur, changement de méthode : le philosophe n’accumulait plus les traces de sa production. Mais il n’avait pas tout prévu : persuadé que lorsqu’il écrasait un texte, celui-ci était définitivement perdu, il ignorait que le disque dur gardait toutes les opérations en mémoire… et que les critiques littéraires du XXIe siècle adopteraient un jour les techniques de l’informatique « forensique », autrement dit les méthodes scientifiques mises au service des investigations légales en criminologie. « Avec Derrida, nous sommes entrés dans la grande aventure de l’analyse des disques durs, poursuit Aurèle Crasson, où nous cherchons à restaurer, avec les restes non recouverts de données numériques, les versions du texte que l’auteur a écrasées. »

 

 Nous sommes entrés dans la grande aventure de l’analyse des disques durs, où nous cherchons à restaurer (…) les versions du texte que l’auteur a écrasées.

Mais le disque dur n’enregistre pas tout : les griffonnages, les rythmes d’écriture, les croquis… beaucoup de traces ont disparu avec l’arrivée de l’ordinateur. Louis Hay n’est pas nostalgique pour autant : « L’ordinateur garde une trace et la date de toutes les étapes d’écriture, ce qui nous permet de suivre avec une très grande précision les différentes ébauches et les différentes phases du travail. » 

Le fondateur de la critique génétique s’attend même à une nouvelle révolution technologique, celle de l’abandon du clavier au profit de la commande vocale, ce qui obligera les chercheurs à adapter une nouvelle fois leurs méthodes.

En attendant, les membres de l’ITEM et les quelque 300 chercheurs dans le monde qui s’intéressent aux processus de création comptent bien élargir encore un peu plus le champ d’études qu’ils ont déjà ouvert au-delà de la seule littérature. La philosophie est entrée dans leur spectre avec Nietzsche, Sartre et depuis peu Derrida, mais il y a aussi la musique, l’architecture, les arts visuels tels que le dessin, la photographie et le cinéma, qui amènent du coup les chercheurs à s’aventurer dans le domaine de la création collective. Et qu’on se le dise dans les labos : l’histoire des sciences n’échappe pas davantage à la curiosité des critiques : physiciens, biologistes ou climatologues peuvent eux aussi se retrouver un jour sous la loupe « forensique » de l’ITEM, capable de retracer la vie d’une découverte depuis une note saisie sur un coin de paillasse jusqu’à la communication officielle à l’Académie des sciences.
 

Rendez-vous

Congrès international de l’Institut des textes et manuscrits modernes, jusqu'au 20 octobre à Paris.

Notes
  • 1. Unité CNRS/École normale supérieure, Paris/PSL Université Paris/BNF/Institut mémoires de l'édition contemporaine.

Commentaires

0 commentaire
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS