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Ruwen Ogien, le libre penseur

Ruwen Ogien, le libre penseur

27.12.2017, par
Ruwen Ogien en 2007.
Radical, stimulant, malicieux, le philosophe Ruwen Ogien, promoteur d’une éthique minimaliste, est décédé cette année, le 4 mai 2017. Il laisse une œuvre majeure dans laquelle, du consentement au rôle de l’État, du clonage à la liberté d’expression, il nous amène à penser plus librement. Retour sur son parcours avec ce portrait paru dans le numéro 3 de la revue «Carnets de science».

«Faut-il être un ascète ou un hédoniste? Un épargnant raisonnable ou un flambeur? Un aventurier des mers ou un chercheur qui passe sa vie en laboratoire? Faut-il être un hétérosexuel engagé dans un projet familial ou un échangiste bisexuel qui n’a aucune intention de se fixer?», égrenait-il en conférence, d’une voix douce et espiègle, recourant aux exemples les plus inventifs pour éclairer son argumentation. À ces questions, amusantes, quoique fort sérieuses, Ruwen Ogien, directeur de recherche au CNRS1, ne répondait pas, refusant de rallier les rangs des philosophes toujours enclins à mettre de l’ordre dans la vie des autres… Ou plus exactement, il n’avait à ces interrogations sur la « vie bonne » qu’une seule réponse : d’un point de vue moral, ce que vous faites de votre vie n’importe pas, pourvu que vous ne portiez pas préjudice aux autres. Si bon vous semble, vous pouvez, développait-il devant un auditoire attentif et surpris, passer des heures devant la télévision en mangeant des gâteaux, ruiner votre don pour le piano en jouant à la console ou vous droguer. « Je soutiens que ce que nous faisons de nous-mêmes n’a aucune importance morale », écrit-il dans l’introduction de L’Éthique aujourd’hui2, ouvrage dans lequel il explicite les principes de son éthique « minimaliste ».
 

Je soutiens que ce que nous faisons de nous-mêmes n’a aucune importance morale.

En parfait iconoclaste, Ruwen Ogien conteste les fondements de la tradition philosophique. Première cible : la notion de devoirs envers soi-même, centrale en philosophie morale, notamment chez Kant, mais aussi dans l’éthique des vertus d’Aristote et même dans l’utilitarisme. « Dans L’Éthique aujourd’hui, Ruwen Ogien contrecarre un argument de Kant qui n’avait jamais été discuté jusqu’alors : l’argument selon lequel non seulement on ne peut pas attenter à sa vie, mais on ne peut pas non plus gâcher ses talents, et mutiler ou dégrader son corps », explique la philosophe Marie Gaille, directrice de recherche CNRS à l’unité Sphère3.

Pour Ruwen Ogien, la notion de devoirs envers soi-même est incohérente. En prenant l’exemple de la promesse, il démontre, entre autres arguments : « Celui qui fait une promesse (à quelqu’un) se place sous l’obligation de la tenir. (...) Comment ce genre de schéma pourrait-il s’appliquer à une promesse envers soi-même ? (...) En tant qu’auteur de la promesse, je ne suis pas libre de l’annuler. Mais en tant que destinataire, je suis libre de l’annuler. N’est-ce pas contradictoire ? »4 Exit les devoirs envers soi-même. Ruwen Ogien soutient la thèse de l’asymétrie morale : le rapport à soi ne compte pas autant que le rapport à l’autre, autrement dit, d’un point de vue moral, se trancher l’oreille a moins d’importance que trancher l’oreille d’un passant dans la rue. Mieux vaut donc faire reposer la morale sur une notion parfaitement claire : celle des devoirs envers autrui.

Ruwen Ogien en 2009.
Ruwen Ogien en 2009.

Or ces devoirs sont de deux types : ils sont « négatifs », comme ne pas torturer les autres, ne pas leur mentir, ou bien « positifs », tels que leur faire la charité ou leur porter assistance. Les premiers sont des « devoirs parfaits » au sens où ils peuvent être appliqués tout le temps, à tout le monde, tandis que les seconds sont « imparfaits » : dans le cas de la charité, on doit choisir à qui, quand, combien donner... Second critère rédhibitoire pour Ruwen Ogien, les devoirs « positifs » envers autrui contiennent un risque de paternalisme, « cette attitude qui consiste à vouloir protéger les gens d’eux-mêmes ou à essayer de faire leur bien sans tenir compte de leur opinion »5, dont il pointe l’influence néfaste dans nos sociétés. Exit les devoirs moraux positifs envers autrui.

Pour fonder une éthique rigoureuse en « ramenant les notions morales à ce qu’elles ont d’incontestables » (selon la philosophe Monique Canto-Sperber, directrice de recherche au laboratoire République des savoirs : lettres, sciences, philosophie ), il faut donc garder un seul et unique principe : le devoir de ne pas nuire délibérément aux autres. Si ce principe, inspiré par le philosophe utilitariste John Stuart Mill (De la liberté, chapitre  2), n’est pas neuf (il apparaît dans le serment d’Hippocrate), ses implications philosophiques, elles, sont nouvelles et «embarrassantes», disait Ruwen Ogien sur le ton de la plaisanterie : outre que nous n’avons pas de devoirs envers nous-mêmes, le consentement des personnes devient le seul critère du licite et de l’illicite moralement.

Pour une éthique pauvre ou « déflationniste »

Afin de donner plus de consistance à cette éthique délibérément « pauvre », le philosophe libertaire exclut de la condamnation morale les « crimes sans victimes », une notion formulée par les penseurs des Lumières (Montesquieu, Voltaire, Beccaria) pour séparer le droit de la religion.
 

Les conceptions minimalistes de la morale recommandent de réserver l’application du mot “immoral” aux relations injustes envers les autres.

Ne doivent pas être jugés immoraux : les offenses à des entités abstraites ou symboliques (« Dieu », la « Patrie », la « Nature », la « Société », les drapeaux et les hymnes nationaux...) ; les actes auxquels les personnes consentent et qui ne causent aucun dommage direct à des tiers (comme les relations sexuelles tarifées, sado-masochistes, homosexuelles, etc.) ; et les conduites qui ne causent de tort qu’à soi-même (se tuer, s’automutiler...).

« Comme les conceptions rationalistes du droit, les conceptions minimalistes de la morale recommandent de réserver l’application du mot “immoral” aux relations injustes envers les autres (humiliation, discrimination, exploitation et manipulation cynique, atteintes aux droits, gestion des relations par la menace, la violence ou d’autres formes de contraintes, etc.). »6

Ruwen Ogien applique enfin ces principes à des questions de société qui suscitent une forme de « panique morale »7 : clonage reproductif humain, gestation pour autrui, liberté de diffuser des œuvres dites « pornographiques », dépénalisation du cannabis ou aide active à mourir pour les personnes qui en font la demande. Si l’on accepte les principes de l’éthique minimale, affirme le philosophe, il n’existe aucune raison de stigmatiser ces pratiques, ni même de les interdire.

Une pensée en discussion

Bien qu’elle défende nos libertés individuelles et promeuve une coopération sociale équitable, l’éthique minimaliste, souvent considérée comme radicale, n’est pas la chose du monde la mieux partagée. Mais, loin de refuser le débat, Ruwen Ogien anticipe les objections pour rendre ses propositions plus justes, plus cohérentes. « Dans le genre de philosophie que je pratique (la philosophie analytique8,  NDLR) (...), le modèle n’est pas celui du héros solitaire et incompris, écrit-il. Je cherche, autant que possible, à solliciter et à discuter l’opinion des uns et des autres. (...) Au bout du compte, ce que j’écris ressemble à la conclusion d’une sorte de longue conversation (pas toujours pacifique)... »9
 

Il tenait à se faire comprendre des non-philosophes, c’était pour lui un gage de qualité.

Bien qu’il assume ses intuitions jusqu’au bout, Ruwen Ogien ne pense pas seul : « Quand il terminait un texte, il l’envoyait à une vingtaine de personnes, dont plusieurs au Québec comme Sandra Lapointe et Christian Nadeau, puis il le retravaillait en fonction de leurs commentaires », raconte Christine Tappolet, philosophe à l’université de Montréal avec laquelle il collaborait10.

Il rassemble autour de ses travaux une communauté d’ami.e.s lecteurs et lectrices : « Il tenait à se faire comprendre des non-philosophes, c’était pour lui un gage de qualité, précise son frère, Albert Ogien, sociologue et directeur de recherche CNRS émérite au Centre d’étude des mouvements sociaux11, mais il discutait aussi ses thèses pied à pied avec des philosophes comme Charles Larmore ou Philip Pettit. » Conséquence ? « Je recevais par mail les versions numéro 38, 57, 70, 82 de ses manuscrits qui correspondaient à l’état d’avancement de la discussion... », confie Patrick Savidan, professeur de philosophie politique à l’université Paris-Est Créteil, son éditeur chez Grasset, puis Albin Michel. Ruwen Ogien, lui-même, est un lecteur insatiable : « Il était d’une exigence très forte à l’égard de ce qu’il lisait, déconstruisant et décortiquant les positions adverses de manière amusante et imparable », conclut-il.

Ruwen Ogien pratique une philosophie qui lui ressemble : drôle, accessible, rigoureuse. La philosophie analytique ? « C’est une question de style et de façon de faire, répond Christine Tappolet, elle met l’accent sur les exemples, les thèses précises, une analyse des arguments pour et contre... Ruwen tenait à ce que ses propos soient concrets, clairs, et même ironiques parfois. Il avait l’humour “ analytique ”. » Outre les exemples empruntés au quotidien, ses raisonnements s’appuient sur des arguments de type logique, des références aux principes du raisonnement moral, l’analyse de théories morales et des expériences de pensée.

L’expérience du tramway qui tue.
L’expérience du tramway qui tue.

Dans le dernier hommage qu’elle lui a rendu, Monique Canto-Sperber dit : « Il n’aimait pas la pensée floue, les mots ronflants, l’absence de preuves, il s’imposait un exercice presque ascétique de l’argumentation (…) Il alliait la douceur d’être à la netteté de la pensée et aux concepts tranchants. » Ensemble, ils ont œuvré, durant trente ans, à introduire et à développer en France la philosophie analytique morale, un courant majoritaire dans les pays anglo-saxons mais largement ignoré ici.
 

C’est par la question des normes sociales que Ruwen a été amené à s’intéresser aux normes morales.

Outre leurs activités d’éditions plurielles12, ils animent, de 1995 à 2006, puis à partir de 2014, un séminaire hebdomadaire de philosophie morale analytique à l’École normale supérieure, où ils convient les grands philosophes anglo-saxons de la discipline : Bernard Williams, Thomas Nagel, Richard Hare, Philippa Foot...

« C’est par la question des normes sociales que Ruwen a été amené à s’intéresser aux normes morales... », explique Monique Canto-Sperber en revenant sur sa « conversion » à la philosophie à la fin des années 1980. Car c’est à l’anthropologie sociale qu’il consacre d’abord ses études universitaires puis sa carrière de chercheur. « Son idole et son projet de vie s’appelait Claude Lévi-Strauss, il avait même pour ambition d’en proposer une critique… », souligne Albert Ogien avec humour, qui loue au passage ses qualités d’anthropologue. Après une année de licence à Bruxelles, où il travaille avec l’anthropologue Luc de Heusch, il mène en Israël un terrain dans les bidonvilles de Tel-Aviv avec Emanuel Marx et fait une thèse de sociologie à la Sorbonne, sous la direction de Georges Balandier (Théories ordinaires de la pauvreté, 1983). Pauvreté et immigration sont ses principales thématiques de recherche.

Une philosophie égalitaire et libertaire

Né un 24 décembre peu après la Seconde Guerre mondiale, dans un camp de réfugiés à Hofgeismar, en Allemagne, de parents juifs polonais rescapés de la Shoah, Ruwen Ogien soutiendra toujours, contre la pensée conservatrice, la « perspective d’une société (à la fois) beaucoup plus égalitaire du point de vue économique et social (et) plus libertaire du point de vue des mœurs. »13 Entré au CNRS en 1981 en sociologie, déjà au fait du corpus analytique anglo-saxon, il entreprend une thèse de philosophie morale14 sous la direction de Jacques Bouveresse, « non sans avoir appris le grec pour lire Aristote ! », poursuit Albert Ogien.

Prolixe, il publie dès lors plus d’une vingtaine d’ouvrages de philosophie, grâce auxquels il renouvelle les concepts de l’éthique et leur application à des questions de société, et amène à la philosophie un lectorat plus large (Philosopher ou faire l’amour). Jusqu’à son dernier livre, Mes milles et une nuits15, où tout en évoquant son expérience personnelle du cancer, il analyse « la maladie comme drame et comme comédie » et porte une charge contre le dolorisme, cette idée selon laquelle « à quelque chose malheur est bon » dangereuse politiquement en ce qu’elle encourage les personnes les plus démunies à accepter l’injustice sociale comme une fatalité.

« Faut-il être un lève-tôt qui en fait le plus possible ou un lève-tard qui essaie d’en faire le moins possible ? », demandait-il avant d’ajouter : « Enfin... on peut être un lève-tard et en faire beaucoup ! » Infatigable, Ruwen Ogien, lui, n’aura eu de cesse de pourfendre les idées reçues et de construire une pensée libérale, et libérée. ♦
 

Lire aussi notre article « L’amour n’est-il que pour les gogos ? »
 

Notes
  • 1. Longtemps chercheur au Centre de recherche sens, éthique et société (Cerses), il a ensuite intégré le laboratoire République des savoirs : lettres, sciences, philosophie (Unité CNRS/École normale supérieure/Collège de France).
  • 2. L’Éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, éditions Gallimard, 2007.
  • 3. Unité CNRS/Université Paris-Diderot/Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
  • 4. L’Éthique aujourd’hui, op. cit., p. 35.
  • 5. Ibid., p. 14.
  • 6. Ibid., p. 23.
  • 7. La Panique morale, éd. Grasset, 2004.
  • 8. Fondée au tournant du XXe siècle sur les travaux du mathématicien Gottlob Frege et des philosophes Bertrand Russell et G.E. Moore, elle renouvelle la philosophie « traditionnelle » grâce à la logique moderne.
  • 9. La Panique morale, op. cit., p. 12.
  • 10. Ils ont coécrit Les Concepts de l’éthique, éd. Hermann, 2008. Il était aussi membre du Centre de recherche en éthique de l’université de Montréal, qu’elle dirige.
  • 11. Unité CNRS/EHESS.
  • 12. Unité CNRS/EHESS.
  • 13. L’État nous rend-il meilleurs ?, Gallimard, 2013, p. 11.
  • 14. La Faiblesse de la volonté, PUF, 1993.
  • 15. Albin Michel, 2017.
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Auteur

Stéphanie Arc

Diplômée de philosophie morale et politique à la Sorbonne, Stéphanie Arc est journaliste (CNRS Le journal, Science et Santé, Science et Vie Junior, Arts Magazine, Première…) et écrivaine. Elle travaille depuis 2005 sur les questions de genres et sexualités (Identités lesbiennes, en finir avec les idées reçues, 3e édition, 2015). Auteure d’un roman (Quitter Paris,...

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