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De l'urgence d'innover et d'investir dans la lutte contre le paludisme
La ville de Lyon accueille pendant deux jours la sixième Conférence de reconstitution du Fonds mondial. Quel est le bilan humain du paludisme aujourd'hui dans le monde ?
Josselin Thuilliez1 : Le paludisme reste une menace majeure sur la planète. Chaque année, plus de 200 millions de nouveaux cas sont répertoriés et environ 400 000 personnes meurent de la maladie, surtout des jeunes enfants. Avec plus de 90 % des décès, c'est l'Afrique subsaharienne, où sévissent à la fois les espèces d'anophèles – les moustiques vecteurs du paludisme – les plus efficaces, et le parasite le plus virulent Plasmodium falciparum, qui paie le plus lourd tribut.
Certes, la situation actuelle est meilleure qu'il y a 20 ans puisque depuis 2000, les efforts de lutte ont permis de faire reculer considérablement la maladie. Entre 2000 et 2015, on estime ainsi que le nombre de cas et la mortalité ont été divisés par deux. Malheureusement, depuis quelques années, les progrès sont au point mort. Pire encore : dans certains pays, le paludisme revient à la hausse. Le retour au premier plan de ce fléau historique est extrêmement inquiétant.
Comment expliquer cette résurgence du paludisme ?
J. T. : Pour l'Organisation mondiale de la santé, ce retour s'explique d'abord par le fait que les investissements financiers consacrés à la lutte contre le paludisme, aujourd'hui en stagnation, ne sont pas à la hauteur des besoins.
Dans les pays à faible revenu en effet, l'accès aux traitements et aux mesures de prévention est principalement une question d'argent. Pour continuer à faire reculer la maladie comme on est parvenu à le faire entre 2000 et 2015 et se donner une chance d'atteindre l'objectif de la Stratégie technique mondiale de lutte contre le paludisme, à savoir réduire d'ici à 2030 d'au moins 40 % la mortalité par rapport à 2015, il faudrait augmenter le montant des investissements nationaux et internationaux.
C'est précisément ce qui s'est passé pendant les années 2000. De nombreux pays et organisations publiques ou privées ont fait alors de la lutte contre le paludisme une priorité et ont décidé d'investir massivement. C'est notamment à cette époque qu'a été créé le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, l’un des principaux acteurs dans le domaine.
Dans un article récent que vous avez coécrit avec le prix Nobel d'économie américain Eric Maskin, le chef économiste de la Banque africaine de développement Célestin Monga, et Jean-Claude Berthélemy, professeur émérite à l'Université Paris 1, vous expliquez toutefois que l'aide sanitaire à elle seule ne peut pas tout. Pouvez-vous nous en dire plus ?
J. T. : Dans cet article2, nous avons voulu apporter un regard plus économique sur la lutte contre le paludisme que les études précédentes. Pour cela, nous avons examiné l'évolution entre 2000 et 2015 d'un des indicateurs les plus simples utilisés en épidémiologie : le taux de reproduction de base de la maladie, qui donne le risque de propagation du paludisme au sein d'une population saine une fois qu'un individu malade apparaît. Nous avons alors observé que ce risque a décliné sur cette période en suivant une forme bien particulière, dite en « S ».
En économie, ce profil est bien connu et est révélateur d'un processus de diffusion d'une innovation : lorsque de nouveaux produits sont introduits sur le marché, ils entraînent une forte croissance industrielle qui ralentit ensuite progressivement au fur et à mesure que la demande diminue. On peut citer par exemple l'arrivée de la voiture, de l'ampoule à incandescence, ou encore des technologies de l'information. Appliqué au paludisme, et c'est la première fois qu'une telle interprétation est proposée, cela signifie que l'innovation a joué un rôle majeur pour faire reculer la maladie pendant ces quinze années. En d'autres termes, même avec une aide internationale conséquente, il aurait été difficile de lutter contre le paludisme sans innovations.
De quelles innovations s'agit-il ?
J. T. : Dans les années 2000, deux innovations majeures ont vu le jour : les traitements antipaludéens à base d'artémisinine et de nouvelles générations de moustiquaires imprégnées d'insecticides à longue durée d'action, pour se protéger des piqûres de moustiques tout en les éliminant. On savait déjà que ces deux nouvelles formes de lutte avaient été cruciales pour faire reculer le paludisme, mais la courbe vient le confirmer clairement.
Cela ne veut pas dire pour autant que l'aide sanitaire n'a servi à rien, bien au contraire. Les investissements ont permis en effet de diffuser plus largement et plus longuement ces innovations, en finançant par exemple la distribution gratuite de moustiquaires. Sans cette aide, le déclin du paludisme aurait été beaucoup moins marqué et plus bref encore. Autrement dit : pour lutter efficacement contre le paludisme, la clé est d'associer l'innovation à de forts investissements.
Une leçon importante à tirer pour les années à venir...
J. T. : Oui, tout à fait. Dans notre article, nous avons justement estimé, grâce à notre modèle, le montant de l'aide internationale nécessaire qu'il faudrait déployer pour garder le paludisme sous contrôle en Afrique. Il est de 25 à 30 dollars par habitant et par an, soit bien au-dessus du niveau d'investissement actuel qui se situe en dessous de 5 dollars. Il va sans dire que la communauté internationale va devoir mobiliser plus de fonds, même si cela est plus facile à dire qu'à faire en cette époque où les ressources sont limitées et les enjeux planétaires multiples.
Côté innovation, la courbe montre clairement que nous sommes arrivés à une fin de cycle. Cela peut s'expliquer en partie par les phénomènes de résistance tant des moustiques aux insecticides que du parasite aux traitements. Pour continuer à faire reculer le paludisme, il va donc falloir innover à nouveau.
Par quoi devra passer l'innovation dans le futur ?
J. T. : D'abord par la mise au point de nouveaux traitements et moyens de prévention. Mais innover ne consiste pas seulement à découvrir de nouvelles technologies purement médicales. Il s'agit aussi d'inventer de nouvelles formes de mise en œuvre des solutions déjà existantes. Dans certains pays d'Afrique, on distribue par exemple des médicaments préventifs uniquement pendant la saison des pluies, la période de transmission du paludisme, une stratégie moins coûteuse qui porte déjà ses fruits. On peut aussi imaginer mieux informer les ménages via des rappels par SMS sur les mesures à prendre pour se protéger des piqûres de moustiques ou se traiter efficacement, là aussi de façon intermittente pour limiter les coûts.
Au-delà du bilan humain, le paludisme fait aussi peser un lourd fardeau sur l'économie des pays touchés...
J. T. : Oui et le public n'en est pas toujours conscient. La maladie est souvent liée à la pauvreté mais elle représente aussi un frein important au développement économique et humain d'un pays. Plusieurs études scientifiques, notamment celles menées dans les années 1920 aux États-Unis et plus récemment les nôtres menées en Afrique, ont permis de décrypter le phénomène et ont montré comment les campagnes de lutte peuvent avoir un effet économique positif.
En réduisant la mortalité infantile, ces campagnes font du même coup baisser la fécondité, exerçant une pression moindre sur l'économie du pays. La lutte contre la maladie augmente également le niveau de scolarité et l'offre de main-d’œuvre adulte. Le paludisme est en effet une cause importante d'absentéisme à l'école et affecte les résultats scolaires. Plus largement, le paludisme affecte la cognition et l’attention des enfants qui constitueront les forces vives de demain. Tous ces mécanismes ont des effets sur le développement économique et entraînent les pays ou les populations les plus touchées dans des spirales de pauvreté. C'est une autre raison, s'il en était besoin, pour faire de la lutte contre le paludisme une priorité.
Au moment où se tient la Conférence du Fonds mondial, votre dernier article revêt un écho particulier. Quels messages souhaitez-vous faire passer à cette occasion ?
J. T. : Le premier message, qui s'applique autant au paludisme qu'au sida et à la tuberculose, ou à d’autres maladies infectieuses, c'est qu'étant donné le rôle moteur de l'innovation dans la lutte contre les pandémies, soutenir la recherche scientifique dans le domaine reste un impératif crucial. Le second, c'est que les financements comme ceux du Fonds mondial restent plus que jamais primordiaux pour accompagner la recherche et rendre accessibles, sur le terrain et au plus grand nombre, les fruits de cette recherche.
Enfin, dernier point, il n'y aura pas de lutte efficace sans une mise en œuvre efficace. Collaboration entre les pays et les instances, organisation des systèmes de santé, surveillance et collecte de données appropriées, c'est sur tous ces points qu'il faut progresser. Des exemples récents, dont celui du Sri Lanka, qui a été déclaré exempt de paludisme en 2016, montre qu'en mettant les fonds nécessaires, en misant sur l'innovation et en se dotant de la bonne stratégie, on peut relever un tel défi. Certes, le cas de l'Afrique plus lourdement touchée par la maladie est bien différent, mais cela donne de l'espoir pour l'avenir.
- 1. Josselin Thuilliez est spécialiste en économie du développement, chargé de recherche CNRS au Centre d'économie de la Sorbonne (Unité CNRS/Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne).
- 2. « The economics of malaria control in an age of declining aid », E. Maskin, C. Monga, J. Thuilliez et J.-C. Berthelemy, Nature Communications, 10:2269, mai 2019. <https://www.nature.com/articles/s41467-019-09991-4>
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Auteur
Julien Bourdet, né en 1980, est journaliste scientifique indépendant. Il a notamment travaillé pour Le Figaro et pour le magazine d’astronomie Ciel et Espace. Il collabore également régulièrement avec le magazine La Recherche.
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