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Dans le secret des langues à clics
Cela fait longtemps que la région du rift tanzanien intéresse les linguistes. « C’est la seule région d’Afrique où l’on retrouve les quatre grandes familles de langues africaines, raconte Didier Demolin, chercheur en phonétique expérimentale1 et directeur de l’Institut de linguistique, phonétique générale et appliquée, à Paris . À savoir : les langues nilo-sahariennes (comme le masaï), les langues du groupe Niger-Congo (comme les langues bantoues), les langues afro-asiatiques comme l’iraqw que nous étudions, et les langues khoïsans surtout localisées dans le sud de l’Afrique et qui sont présentes en Tanzanie via le hadza et son millier de locuteurs. » L’iraqw et le hadza : deux langues à consonnes complexes du rift tanzanien qui intéressent tout particulièrement les spécialistes par leur incroyable richesse.
Une étude biomécanique inédite
« Les langues khoïsans, auxquelles appartient le hadza, peuvent compter jusqu’à 130 phonèmes, contre une trentaine en moyenne dans les langues du monde, rappelle Didier Demolin. Elles représentent à elles seules une bonne moitié de la capacité phonatoire de l’homme, soit la moitié de tous les phonèmes que notre conduit vocal et nos articulateurs sont physiologiquement capables de produire ! »
Le hadza possède ainsi 65 consonnes différentes, dont une douzaine de clics, ces claquements sonores produits par une diminution de la pression de l’air dans le conduit vocal. L’iraqw, lui, n'a pas l'usage des clics, mais ses consonnes dites « éjectives », caractérisées par une véritable explosion du son, ne laissent pas d’intriguer les phonéticiens.
Plonger dans la structure de ces deux langues et en étudier les caractéristiques biomécaniques : c’est tout l’enjeu de la mission inédite menée en février dernier par une équipe internationale de chercheurs, sous la houlette de Didier Demolin et de son complice de trente ans Alain Ghio, ingénieur spécialiste de phonétique au Laboratoire parole et langage2 d’Aix-en-Provence. « L’iraqw et le hadza ont déjà fait l’objet d’études linguistiques poussées sur leur syntaxe, leur phonologie, leur lexique. Ce qui nous intéressait, c’était de faire une description instrumentale précise de ces langues et de la manière dont les locuteurs produisent leurs phonèmes si caractéristiques », précise Alain Ghio. Pour ce faire, les deux scientifiques ont emporté sur le terrain une panoplie d’instruments qu’on retrouve habituellement dans les seuls laboratoires de phonétique – « soit 70 kilos de matériel par personne, à transporter jusqu’aux villages de Kwermusl et de Mwangeza, au beau milieu du bush tanzanien, où nous avons fait nos mesures et enregistrements ! »
Des dispositifs de laboratoire
Parmi les appareils véhiculés, la Rolls des études phonétiques : la machine Eva (pour évaluation vocale assistée), un appareil conçu par Alain Ghio (et Bernard Teston, aujourd’hui décédé) pour mesurer avec précision le flux d’air et la pression dans le conduit vocal – l’un des outils les plus puissants à ce jour pour faire de l’aérophonométrie. « Afin de pouvoir procéder aux mesures, le locuteur est équipé d’un masque et d’une sonde jetable qu’il introduit lui-même dans la cavité buccale via le nez », détaille Alain Ghio. Autre technique déployée simultanément : l’électroglottographie. « Cela consiste à placer deux électrodes sur le cou au niveau de la trachée, de chaque côté des cordes vocales, afin de mesurer l’activité de celles-ci et les mouvements du larynx », explique l’ingénieur.
Pour compléter le dispositif, les « labiofilms » filment le mouvement des lèvres à très haute vitesse – 300 images/seconde – grâce à un appareil photo grande vitesse, tandis que la palatographie permet d’observer les contacts entre la langue et le palais lors de l’articulation d’un son. « La langue est peinte en noir grâce à un mélange d’huile et de charbon médicinal, puis une photo du palais est prise grâce à un miroir, explique Alain Ghio. Cela permet notamment de voir si l’articulation se fait derrière les dents ou un peu plus loin. »
Au total, une dizaine de locuteurs hadzabe et autant de locuteurs iraqw ont pu être enregistrés. « C’est déjà beaucoup, compte tenu du temps que cela prend – une demi-journée par personne – et des défis techniques que nous avons dû relever. Pour assurer l’alimentation des appareils, nous ne pouvions compter que sur un panneau solaire et une batterie électrique », rappelle Alain Ghio. Sans compter les cris intempestifs des coqs locaux venant perturber les enregistrements... « Des mesures réalisées très loin des conditions classiques de laboratoire ! », soulignent les chercheurs.
Des mouvements du larynx surprenants
Si les centaines d’enregistrements vont prendre des mois, voire des années à être analysés – « on a de quoi faire plusieurs thèses ! », assure Didier Demolin – les premières observations n’ont pas manqué de surprendre les deux chercheurs français et leurs collègues néerlandais, canadien et américain. « En français et dans les langues européennes en général, on fait très peu de mouvements marqués du larynx. Dans ces langues-là, le larynx ne cesse de faire des mouvements verticaux, haut-bas. C’est ce qui se produit notamment avec les consonnes éjectives de l’iraqw, et cela fait partie de ce que nous étions venus valider avec nos instruments, raconte Didier Demolin. Mais à notre grande surprise, nous avons aussi enregistré des mouvements horizontaux du larynx qui n’avaient jamais été bien observés jusque-là ! Ces mouvements d’avant en arrière s’apparenteraient pour nous, Européens, au mouvement de notre larynx lorsque nous déglutissons. »
Autre constat : en langue iraqw, où les consonnes éjectives supposent la fermeture des cordes vocales et des mouvements verticaux du larynx, il n’existe pas de mouvements d’avant en arrière de la langue, comme l’on retrouve par exemple dans les langues nilo-sahariennes. « Les langages semblent éviter de concilier des mouvements d’articulateurs difficiles à enchaîner », explique le chercheur.
« Ce type d’études n’a pas qu’un intérêt linguistique et culturel, ou un intérêt pour la phonétique humaine de façon plus large. L’analyse biomécanique des langues du rift tanzanien, classe de sons par classe de sons, va permettre de les comparer et de retracer les contacts entre les populations au cours de l’histoire, de voir la façon dont elles ont (ou non) emprunté des phonèmes aux autres groupes », insiste Didier Demolin, qui prépare déjà sa prochaine mission de terrain. Ce n’est pas la dernière fois que les populations du bush tanzanien vont voir débarquer les scientifiques et leurs drôles d’instruments. ♦
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Auteur
Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.
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