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Des réseaux intelligents pour mieux distribuer les énergies renouvelables
« La gestion des réseaux électriques est aujourd’hui répartie entre les gestionnaires du Réseau de transport d’électricité (RTE) et ceux des réseaux de distribution (Enedis et les gestionnaires locaux de distribution, comme GreenAlp, à Grenoble). Ils mobilisent d’ores et déjà des centaines de milliers de producteurs d’électricité d’envergure locale ou individuelle, qui seront vraisemblablement des millions dans quelques années. Comment continuer à gérer ce système, qui devient de plus en plus complexe, tout en assurant sa résilience et son accessibilité économique ? », s’interroge Gilles Debizet, aménagiste et prospectiviste des flux au laboratoire de sciences sociales PACTE1.
Le bon fonctionnement d’un système électrique repose sur une contrainte physique centrale : à chaque instant, la puissance consommée sur le réseau doit être égale à la puissance produite, aux pertes près. En France, la production électrique dépend pour l’essentiel d’infrastructures fournissant de l’électricité en continu. Les centrales nucléaires assurent les trois quarts de la production électrique nationale, les barrages hydroélectriques 11 % et les centrales thermiques à flamme (combustion de fioul, gaz et charbon) 8 %.
Équilibrer production et consommation
À ces grandes infrastructures s’ajoutent depuis plusieurs décennies les sources d’énergie renouvelables – éolien (6 %) et solaire (2 %) en tête. Elles sont en plein essor, mais leur caractère intermittent impose une nouvelle contrainte. En effet, la puissance de sortie de ces énergies varie en fonction de la vitesse du vent ou du taux d’ensoleillement, difficilement prévisibles.
Il incombe alors au gestionnaire de réseau de maintenir à tout instant l’équilibre entre production et consommation – en pilotant la quantité d’électricité produite par des centrales classiques, en vendant ou achetant l’électricité en surplus ou manquante sur le marché européen, voire par anticipation des moments critiques, en invitant les consommateurs à la modération (comme le fait EDF avec les jours rouges du contrat Tempo).
Pour résoudre ce problème de non-équilibrage entre production et consommation, le stockage semble a priori l’une des solutions les plus évidentes. Si ce n’est que l’électricité se stocke assez mal à long terme et en grande quantité. Ce stockage doit en effet passer par une transformation plus ou moins efficace de l’électricité en une autre énergie, qu’elle soit d’ordre mécanique, chimique ou physique. C’est le cas des centrales hydroélectriques qui, grâce au pompage/turbinage, peuvent convertir à la demande l’énergie électrique grâce à l’énergie potentielle de pesanteur2.
Stocker de l’électricité sous forme de chaleur
Mais les barrages hydroélectriques, aux fortes contraintes géographiques et environnementales, ne peuvent pas être déployés partout. C’est pourquoi « des recherches sont menées afin de stocker de l’électricité sous forme de chaleur dans de grandes cuves composées de matériaux réfractaires tels que le basalte, que l’on retrouve sur l’ensemble du globe, avant de convertir de nouveau plus tard cette chaleur en électricité. Mais cette technologie est encore en cours de maturation », indique Anne Blavette, chargée de recherche CNRS à l’Institut d’électronique et des technologies du numérique3.
« Cet usage pourrait être étendu au chauffage des bâtiments. Mais son déploiement s’avère socialement complexe car, au-delà du gestionnaire de réseau, il implique le consommateur-occupant, le propriétaire immobilier et le fournisseur d’énergie », précise Gilles Debizet.
Qu’en est-il des batteries électrochimiques – bien plus communes que les barrages hydroélectriques –, comme celles des véhicules électriques ? Si cette technologie est relativement viable pour du stockage individuel, l’investissement nécessaire pour leur production et leur entretien ne permet pas d’en faire un modèle économique viable pour du stockage en masse sur du long terme. Sans parler de l’impact environnemental et géopolitique de l’extraction de lithium, un composant essentiel de cette technologie.
Autre piste de stockage chimique, le power to gas, qui convertit l’électricité en hydrogène, que l’on peut ensuite stocker sur de longues périodes avant de l’utiliser pour recréer de l’électricité. « Cette méthode demeure encore chère à l’heure actuelle, mais de nombreux travaux de recherche sont en cours », assure Anne Blavette.
Gestion de l’énergie décentralisée
À défaut de pouvoir aisément stocker l’électricité, on peut en flexibiliser la consommation, notamment grâce à des réseaux intelligents (ou smart grids) fondés sur des méthodes décentralisées de gestion d’énergie. Par exemple, en programmant sa machine à laver ou son engin industriel pour qu’ils fonctionnent de préférence lorsque des énergies renouvelables sont disponibles. Ce comportement doit cependant satisfaire de nombreuses contraintes pour éviter les congestions.
« Il faut pouvoir réagir de manière automatisée et en temps réel, précise Anne Blavette. Cela peut être fait à l’aide de petits systèmes de monitorage qui reçoivent et envoient de l’information à un système de gestion de l’énergie qui, à son tour, envoie des signaux (ordres, prix, etc.) à des actionneurs sur ces machines, telles les bornes de recharge de véhicules électriques4. »
« La production décentralisée d’énergie renouvelable bouscule les systèmes physiques et les systèmes de pilotage. C’est pour cela que nous établissons des modèles afin que l’offre et la demande correspondent », souligne Nadia Brauner, professeure à l’université Grenoble Alpes au laboratoire Sciences pour la conception, l’optimisation et la production de Grenoble5.
Des modèles complexes d’optimisation
« En recherche opérationnelle, nous tâchons de trouver des modèles complexes d’optimisation, qui impliquent des connaissances opérationnelles sur le terrain et des outils mathématiques et algorithmiques prenant en compte de nombreux paramètres, explique Pierre Fouilhoux, professeur à l’université Sorbonne Paris-Nord au Laboratoire d’informatique de Paris-Nord6. Il s’agit notamment de décider des emplacements et de l’organisation des câbles et les boîtiers de manière optimale. Une fois la structure en place, des outils d’apprentissage numérique peuvent, en analysant les données statistiques, décider dynamiquement de basculer d’un mode de fonctionnement à l’autre. »
« Ces réseaux intelligents, à la croisée des réseaux physiques et des technologies de l’information et de la communication, offrent davantage de possibilités de pilotage et d’observabilité du réseau et ainsi de faire face à une variation rapide des énergies renouvelables. Entre autres, car ils permettent aux consommateurs finaux de participer à l’équilibrage en effaçant certains usages à des moments donnés, moyennant une forme de valorisation financière », détaille Nouredine Hadjsaïd, professeur à Grenoble INP et directeur du Laboratoire de génie électrique de Grenoble7.
Surveiller la tension
L’un des défis scientifiques majeurs soulevés par l’introduction des énergies intermittentes dans le réseau électrique concerne les réglages de tension et de fréquence dans un contexte de forte variabilité et d’incertitudes. En effet, les panneaux photovoltaïques produisent du courant en continu qu’il convient de convertir via des moduleurs en courant alternatif à 230 V et 50 Hz.
« Mais pour raccorder des énergies renouvelables en masse, il faudrait que ces formes de production puissent participer aux réglages de fréquence et de tension dans les réseaux. Compte tenu de la nature fortement distribuée et de la difficulté de leur pilotage, il est nécessaire de repenser ces réglages pour introduire plus d’intelligence et d’adaptabilité. Dans ce domaine, de nouvelles technologies en cours d’expérimentation pourraient changer la donne8 », assure Nouredine Hadjsaïd.
L’avènement des communautés énergétiques
À l’échelle locale, de nombreuses initiatives permettent d’expérimenter les smart grids en plaçant le consommateur au centre du processus de transition énergétique. Le paquet législatif « Une énergie propre pour tous les Européens », adopté par le Parlement européen en 2019 et transposé dans le droit français en 2023, facilite l’initiative de la part des particuliers, des entreprises et des collectivités locales dans la mise en place d’énergies renouvelables.
À l’échelle de quartiers, des regroupements de personnes peuvent par exemple installer des panneaux solaires sur des écoles. « Ces dernières ne consommant que peu d’énergie pendant les week-ends et les vacances scolaires, l’énergie qu’elles produisent peut, à ce moment-là, être rediffusée dans le quartier, en alimentant par exemple une piscine ou une patinoire », relate Pierre Fouilhoux.
Le déploiement de ces circuits courts consiste principalement à établir des circuits financiers de proximité selon une gouvernance qu’on qualifie désormais de « communauté énergétique ». Deux types prédominent en France. D’abord, les collectifs d’autoconsommation, qui rassemblent plusieurs milliers de membres. Leur nombre double chaque année depuis cinq ans. « Ces collectifs hétérogènes rassemblent des producteurs, des “prosommateurs9” et des consommateurs échangeant de l’électricité via le réseau public. À l’initiative de ce type d’opérations, on retrouve aussi bien des municipalités et des bailleurs sociaux que des développeurs privés d’énergie renouvelable », résume Gilles Debizet.
Des sociétés citoyennes
Ces opérations d’autoconsommation collective peuvent être également portées par des sociétés coopératives citoyennes, qui constituent le second type de communautés énergétiques. « Ces sociétés investissent dans des équipements de production et vendent le plus souvent l’électricité injectée au tarif garanti. Ancrées dans leur territoire, ces sociétés travaillent en intelligence avec les institutions territoriales : elles rassemblent des personnes physiques et morales qui font le choix, par délibération collective, d’investir dans les énergies renouvelables. Elles réinvestissent généralement les gains financiers au niveau local », explique l’aménagiste. Regroupées dans le réseau national Énergie Partagée, ces sociétés citoyennes locales partagent des objectifs environnementaux et coopèrent entre elles.
Le risque est grand, cependant, que l’autoconsommation individuelle n’exacerbe l’individuation sociale au détriment de la solidarité collective, observe Gilles Debizet : « Si des millions d’entités autoconsomment individuellement leur production, elles réduisent d’autant leur contribution au financement du réseau public. Qui plus est, leur relative résilience pourrait les conduire à refuser les efforts de solidarité aujourd’hui assurés par le réseau public. Le financement du réseau pèserait davantage sur les consommateurs les moins autonomes, entraînant par là une fracture entre les ménages propriétaires investissant dans l’autoproduction et ceux qui ne le peuvent pas, faute de revenus suffisants ou du fait de difficultés techniques de mise en œuvre, dans l’habitat collectif, par exemple. » Aussi le prospectiviste des flux plaide-t-il pour « réinventer des modalités de solidarité », à l’instar du réseau Énergie Partagée.
On le voit : si la dispersion de la production et les smart grids sont d’indéniables problématiques techniques, ils n’en demeurent pas moins des questions politiques. ♦
- 1. CNRS / Université Grenoble-Alpes / Sciences-Po Grenoble
- 2. L'eau du réservoir d'un barrage se trouve plus haut que celle de la rivière, de l'autre côté de la retenue. L'eau du réservoir possède donc une énergie potentielle gravitationnelle. Lorsque l'eau s'écoule à travers le barrage, elle est convertie en énergie cinétique.
- 3. Centrale Supélec / CNRS / Insa Rennes / Nantes Université / Université de Rennes.
- 4. Dans le cadre du projet Elfe, à côté de Redon, les habitants ont reçu des boîtiers qui leur indiquent la météo du réseau électrique. En fonction de cette dernière, ils peuvent programmer leur consommation, soit en mettant eux-mêmes en place leur stratégie soit de manière automatisée.
- 5. CNRS / Université Grenoble Alpes.
- 6. CNRS / Université Sorbonne Paris-Nord.
- 7. CNRS / Université Grenoble Alpes.
- 8. Certains dispositifs de réglage intelligent de tension s’adaptent automatiquement aux conditions de variabilité de ces sources de production et s’auto-coordonnent pour une meilleure optimisation de ce réglage. Ce type de dispositif permet d’augmenter le taux de pénétration des énergies renouvelables tout en optimisant les investissements dans les réseaux. Un autre exemple concerne les outils d’observabilité des réseaux de distribution avec peu de dispositifs de mesure, tels que des capteurs.
- 9. Personne qui participe à la production de l'objet qu'elle va consommer et qui devient par là même un acteur responsable du monde qu'elle façonne.
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Auteur
Spécialisé dans les thématiques liées aux religions, à la spiritualité et à l’histoire, Matthieu Sricot collabore à différents médias, dont Le Monde des Religions, La Vie, Sciences Humaines ou encore l’Inrees.