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Rafle du Vel d’Hiv : nouvel éclairage sur un crime français
Comment expliquer la rafle du Vel d’Hiv à quelqu’un qui n’en aurait jamais entendu parler ?
Laurent Joly1. On peut partir de son nom. Une « rafle », cela veut dire que des personnes sont arrêtées en masse. Ce ne sont pas des interpellations individuelles ou ponctuelles. C’est une vaste opération de la police parisienne qui vise 35 000 juifs étrangers et leurs enfants (qui eux sont français, car nés en France, pour la majorité d’entre eux), à Paris les 16 et 17 juillet 1942. En moins de deux jours, 12 884 sont arrêtés au final. Et puis il y a le « Vel d’Hiv », ou « Vélodrome d’Hiver », qui était un palais des sports dans le 15e arrondissement. Les familles arrêtées y sont incarcérées sans connaître leur sort. Les Allemands ne disent pas clairement ce qui attend les prisonniers. À Auschwitz, les chambres à gaz sont prêtes, mais pas les crématoires. Les nazis ont donc besoin d’un peu de temps avant de déporter les enfants, tous destinés à la chambre à gaz, contrairement aux adultes dont certains rentrent dans le camp pour y périr comme esclaves. Au final, presque toutes les personnes arrêtées ont été déportées dans les deux mois. Seule une centaine de ces victimes survivra.
C’est la plus grande rafle ayant lieu en Europe de l’Ouest durant la Seconde Guerre mondiale (les plus importantes menées en zone libre, à Berlin ou encore Amsterdam feront par la suite environ 5 000 ou 6 000 victimes). Pour mener une telle opération, la collaboration du régime de Vichy et de la police française est nécessaire. C’est la mise en œuvre concrète de la politique génocidaire des nazis en France. En même temps, il y a quelque chose d’effroyablement banal dans la façon dont les choses se déroulent. Seuls des agents ordinaires sont impliqués, des gardiens de la paix, des gendarmes, des chauffeurs de bus...
Le fait que des enfants soient arrêtés et séparés de leurs familles choque une partie de l’opinion qui ne peut comprendre ce que cachent les séparations et déportations annoncées dans des convois différents.
Quelles sont les recherches historiques qui avaient été menées jusqu’à présent ? Quelle est l’originalité de votre livre-enquête ?
L. J. Les mécanismes de la collaboration étaient bien connus, notamment grâce aux travaux d’historiens comme Michaël Marrus, Robert Paxton et surtout Serge Klarsfeld. On sait généralement comment ont œuvré l’État français, les politiques et les services administratifs pour livrer des milliers de juifs à l’occupant. En revanche, la recherche avait moins avancé sur le recueil et l’analyse de témoignages et surtout sur la dimension policière de la grande rafle. Les sources étaient à la fois abondantes depuis une trentaine d’années, extraordinairement disséminées et parfois enfouies au sein de milliers de documents d’archive. Le seul livre de recherche dont on disposait était La Grande Rafle du Vel d’Hiv de Claude Lévy et Paul Tillard, deux anciens résistants, paru en 1967. C’est un livre important, principalement fondé sur des témoignages émouvants, qui marqua les esprits lors de sa parution. Mais c’est un livre « militant », forcément lacunaire – dans les années 1960, les archives de l’État étaient encore fermées (elles n’ont été ouvertes que dans les années 1980 et, sans restriction, que depuis une vingtaine d’années).
Il fallait donc reprendre le dossier à zéro, en fonction de ce que je pouvais découvrir aujourd’hui, et écrire un ouvrage pour le plus grand nombre, qui restitue toutes les dimensions de cette tragédie tout en rectifiant les erreurs propagées depuis plus de cinquante ans (comme le mythe du nom de code « Opération vent printanier », celui de l’implication de militants collaborationnistes aux arrestations, la rumeur de centaines de suicides, etc.).
Il fallait aussi affiner les chiffres et mettre au jour de nouveaux aspects, comme la rafle après la rafle, l’opération continuant en fait à bas bruit jusqu’à la fin du mois d’août 1942, aboutissant à l’arrestation de 1 200 victimes supplémentaires. J’ai également quantifié le nombre d’individus arrêtés les 16 et 17 juillet 1942 en conséquence de la loi de Vichy du 22 juillet 1940 instituant la révision des naturalisations opérées depuis 1927 (ces personnes devenaient dès lors étrangers ou apatrides car déchues de la nationalité française suite à cette loi de 1940, NDLR) : cela représente environ 100 personnes sur les 12 884 arrêtées en tout.
Comment avez-vous procédé pour étudier de nouvelles sources ?
L. J. Une des premières difficultés tient au fait que beaucoup d’archives ont été détruites après la guerre. La plupart des documents ayant trait à la préparation administrative, logistique et policière sont généralement perdus. En revanche, depuis une vingtaine d’années, nous avons accès à ce que l’on appelle les « fichiers juifs », un ensemble de fiches établies par la Préfecture de police pour recenser les juifs alors présents à Paris et en banlieue. En croisant ces documents avec une base de données établie par Serge Klarsfeld à partir des listes détaillées des convois de l’ensemble des déportés juifs de France, j’ai pu identifier 90 % des personnes arrêtées les 16 et 17 juillet 1942. Une autre source importante a été ce qu’on appelle les « dossiers d’épuration administrative ». Ce sont des documents établis à la Libération et qui incriminent les agents de la Préfecture de police accusés de « collaboration ». Il en existe environ 4 000, ouverts à la recherche depuis une vingtaine d’années. La seule méthode possible a été de les consulter un par un.
Au final j’ai pu en identifier 150 ayant directement trait à la rafle et à ses suites. Ces dossiers sont très riches. Ils contiennent des « paroles » de policiers (pour se justifier), des témoignages de victimes, de concierges (souvent accablants), et des copies de rapports d’arrestation, totalement inédits.
Cela permet notamment de comprendre dans quel esprit opéraient les policiers et quelle était leur marge de manœuvre, s’ils disposaient de ressources pour sauver des juifs ou si au contraire certains ont fait du zèle… Différents cas de figure se rencontrent, ce qui explique en partie qu’on observe de fortes variations d’un arrondissement de Paris à l’autre. Au centre de la capitale par exemple, seuls 27 % des juifs étrangers visés ont été arrêtés, contre 36 % dans les arrondissements périphériques et 42 % en banlieue.
Que vous ont plus généralement appris ces documents et témoignages inédits ?
L. J. Ils permettent de reconstituer ce qui s’est passé de façon extraordinairement fine et concrète. Cela concerne le rôle de voisins ou de concierges par exemple. À l’époque, le nom des locataires n’est pas indiqué comme aujourd’hui sur les boîtes aux lettres ou les interphones. Tout passe par les concierges qui distribuent le courrier et collectent les loyers. Les policiers sont obligés de leur demander d’identifier les familles pour procéder aux arrestations. Or les concierges peuvent avoir des attitudes très différentes d’un immeuble à l’autre. Certains prétendent que les personnes sont absentes, alors qu’ils savent qu’elles sont dans leur appartement. D’autres au contraire insistent pour que les policiers cherchent mieux, lorsqu’ils pensent que des familles sont restées cachées dans l’immeuble. À l’époque les loyers sont collectés tous les trois mois, le 15, et ce fut le cas la veille de la rafle qui a débuté le 16 juillet. Les concierges savent exactement qui est présent et sous quel nom. En croisant les documents que j’ai retrouvés avec d’autres, comme les rares rapports d’arrestation qui nous sont parvenus, on redécouvre toute l’histoire d’un quartier ou d’un immeuble durant la rafle.
Pourquoi ces documents n’ont-ils pas été étudiés plus tôt ?
L. J. Les retrouver ou les croiser était un travail long, difficile et souvent ingrat. Vous pouviez passer des semaines à éplucher des centaines de dossiers d’épuration sans trouver la moindre information sur la rafle du Vel d’Hiv. Et puis d’autres fois vous aviez plus de chances et vous découvriez une mine de renseignements dès le premier dossier ouvert.
Au-delà de ce travail fastidieux, il fallait savoir comment chercher et repérer des sources pertinentes. C’était plus facile pour moi car je travaille depuis plus de vingt-cinq ans sur ces questions. Ma thèse de doctorat portait déjà sur les dossiers des agents du commissariat général aux questions juives, véritable ministère de l’antisémitisme d’État sous l’Occupation. J’ai également mené des recherches sur les archives des services spéciaux de Vichy, ou encore la dénonciation des juifs durant l’Occupation.
J’ai l’habitude d’éplucher ce type de documents, de les rattacher à un contexte ou à des évènements connus par ailleurs. En tout cas ces données, ainsi que le travail de collecte archivistique que j’ai réalisé, sont désormais disponibles pour tout historien qui souhaiterait aller plus loin.
Certains récits vous ont-ils particulièrement ému, frappé, intéressé… ?
L. J. Oui bien entendu. D’autant que j’ai écrit ce livre tout en participant à un film documentaire donnant la parole à des témoins et survivants de cet évènement. Forcément, j’ai été particulièrement ému lorsque les récits de personnes ayant vécu la rafle entraient en résonance avec les archives que j’avais étudiées. D’un seul coup l’histoire se dotait d’une épaisseur dont aucun document ne peut rendre compte.
Il y a quelque chose d’irréductible dans la parole de personnes qui ont vécu les faits que vous décrivez, alors qu’elles avaient à peine 8, 15 ou 17 ans. Aujourd’hui, quatre-vingts ans après cet évènement tragique, il est important de comprendre que nous vivons probablement les dernières grandes commémorations en compagnie de ces témoins et survivants. Nous devons accueillir leur parole et lui donner toute sa place avant qu’elle ne disparaisse. En tant qu’historien, cela nous ramène à plus de modestie quant à l’impact que nos recherches peuvent avoir, et en même temps au fait que notre travail est d’autant plus nécessaire qu’il conservera et transmettra les traces de ces témoignages.
Pourriez-vous donner des exemples ?
L. J. La famille Dzik est emblématique. À l’époque c’est un foyer pauvre, la mère est handicapée et le père malade. L’un de leur fils a été arrêté puis libéré de Drancy pour des raisons médicales ; il souffre de graves problèmes psychologiques et d’un ulcère. Deux de leurs filles, Esther et Fanny, échappent à la grande rafle, mais se retrouvent livrées à elles-mêmes. Fanny, 16 ans, est arrêtée en novembre 1942. Esther est prise lors d’un contrôle à la sortie du métro en août 1943. Les deux sœurs se retrouvent par hasard à Auschwitz. Alors que Fanny perd ses dernières forces, elle supplie Esther de survivre : « Maintenant tu me promets, tu as encore une chance, la guerre va bientôt finir, si tu reviens fais ton possible pour revenir, pour raconter ce qui est arrivé. » Elle meurt le soir même, mais Esther survit. Elle a 94 ans aujourd’hui, continue de témoigner sans relâche et fait partie des personnes que j’ai rencontrées. Son histoire constitue un fil rouge de mon livre et du film documentaire.
Je pense aussi à quelqu’un comme Jenny Plocki, 16 ans et demi à l’époque. Avec son petit frère, elle parvient à sortir du centre de rassemblement de Vincennes, mais se retrouve sans avoir de quoi payer un loyer. Elle se débrouille pour récupérer une allocation, se fait aider et passe entre les mailles de la traque. Ces récits nous renseignent sur ce que pouvaient être les conditions de survie à Paris. Tout le monde n’avait pas les moyens de partir en zone libre. Mais Jenny Plocki a survécu et témoigne aujourd’hui encore, à 96 ans passés.
Comment percevez-vous l’évolution du débat public et des points de vue sur la rafle du Vel d’Hiv ces dernières années ?
L. J. Les faits historiques sont de mieux en mieux connus, et il n’y a plus vraiment de débat dans le monde de la recherche sur la responsabilité de l’État français dans la politique de déportation des juifs. Il peut y avoir des discussions sur des points précis : par exemple sur les raisons d’un ralentissement de la déportation durant certaines périodes, ou sur la façon dont évolue le statut des juifs durant l’Occupation. Mais il n’y a pas de controverse sur la dynamique générale. Du côté du grand public, le discours de Jacques Chirac de 1995 a également mis des mots justes et courageux sur ce consensus2.
Force est malheureusement de constater que, en parallèle, certaines formes de falsification de l’histoire gagnent du terrain. J’interviens par exemple dans des formations destinées à des professeurs des écoles et des enseignants. Depuis une dizaine d’années, ils sont régulièrement confrontés à des élèves qui – répétant ce que disent leurs parents –, prétendent que le régime de Vichy aurait tout fait pour sauver les juifs français. Il est difficile de ne pas faire le lien avec l’essor de discours mensongers chez un polémiste d’extrême droite, candidat à la dernière élection présidentielle, Éric Zemmour.
J’ai récemment publié un livre pour déconstruire sa rhétorique fallacieuse. C’est quelque chose que je n’aurais jamais imaginé devoir faire au début des années 2000. Mais c’est également le rôle des historiens : rétablir les faits et rappeler ce qu’ont signifié concrètement les évènements dont on parle, pour celles et ceux qui les ont vécus. ♦
À lire
La rafle du Vél d’Hiv, Laurent Joly, Grasset, mai 2022, 400 p., 24 €.
La falsification de l’Histoire. Éric Zemmour, l’extrême droite, Vichy et les juifs, Laurent Joly, Grasset, janvier 2022, 140 p., 12 €.
À voir
La rafle du Vel d'Hiv, la honte et les larmes (documentaire de 102 minutes, Roche Productions, France Télévisions, 2022, réalisé par David Korn-Brzoza, écrit par Laurent Joly et David Korn-Brzoza), diffusé le 11 juillet sur France 3 et le 17 juillet 2022 sur France 5.
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Auteur
Formé à l’École supérieure de journalisme de Lille, Fabien Trécourt travaille pour la presse magazine spécialisée et généraliste. Il a notamment collaboré aux titres Sciences humaines, Philosophie magazine, Cerveau & Psycho, Sciences et Avenir ou encore Ça m’intéresse.
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Isimat-Mirin Pa... le 17 Juillet 2022 à 22h29Connectez-vous, rejoignez la communauté
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