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Paris et ses banlieues : je t'aime, nous non plus

L’exposition « Banlieues chéries »1 raconte des territoires résolument contrastés. Comment le Grand Paris s’inscrit-il dans cette histoire ?
Emmanuel Bellanger2 Composites, les banlieues sont intrinsèquement forgées par la diversité, mais leur filiation commune reste le lien à la ville-mère. À Paris, comme dans d’autres métropoles en France ou en Europe, elles se déclinent en un jeu de couleurs. La banlieue verte désigne la banlieue nourricière, agricole et maraîchère, qui contribue à l’approvisionnement de la capitale, cette fonction fondamentale, gage de paix et de concorde sociales.
Très tôt, s’y ajoute la banlieue bleue, cossue et de villégiature, où les classes les plus aisées, cherchant à échapper dès le XIXe siècle à la promiscuité, à la densité et aux miasmes parisiens, viennent se ressourcer. Épousant le plus souvent le tracé du chemin de fer vers la capitale, elle deviendra peu à peu la banlieue résidentielle, essentiellement bourgeoise, avec ces paysages de bords de fleuves et ces maisons en meulière, que l’on retrouve notamment à l’ouest mais aussi en Seine-Saint-Denis – au Raincy par exemple.
Et, avec la révolution industrielle émergent, surtout à partir du Second Empire, les banlieues noires, ouvrières, qui vont beaucoup compter dans l’histoire du « Grand Paris », une terminologie utilisée dès la Belle Époque, à la veille de la Grande Guerre. De la deuxième moitié du XIXe siècle aux années 1940, Paris concentre plus de la moitié de la croissance urbaine du pays : 1 rural sur 2 qui quitte sa campagne vient s’y installer.
C’est dans ce mouvement que Paris absorbe les communes limitrophes…
E. B. Sous le Second Empire, en 1860, le préfet Haussmann décide de façon discrétionnaire d’annexer la « petite banlieue », soit les territoires du XIIe au XXe arrondissement actuels, jusqu’alors constitués de 11 communes indépendantes3. 13 quartiers de villes comme Charenton, et les bois de Boulogne et de Vincennes sont aussi intégrés à la capitale. Mais, si Paris, réputée ville séditieuse – celle de la Révolution de 1789 – se soulèvera à nouveau en 1871, lors de la Commune, cette annexion, qui double son territoire, suscite peu de résistance.


Dans l’exposition, deux caricatures de Charles Vernier (ci-dessus), parues dans Le Charivari en 1859 et 1860, à un an d’intervalle, illustrent ce paradoxe et montrent deux visages de Paris. Dans la première, la capitale, puissance tutélaire, colonise et dévore sa banlieue, représentée par des enfants, quand dans la seconde, c’est une mère bienfaitrice qui, à l’inverse, en prend soin. Cette dernière se révèle peut-être la plus juste, car, en les absorbant, la riche capitale apporte à ces communes les bienfaits de ses politiques sociales et permet à leurs habitants de jouir des mêmes droits et commodités que les Parisiens.
Comment la banlieue parisienne se structure-t-elle en espace politique ?
E. B. Après cette annexion, qui dessine les contours du Paris d’aujourd’hui, plus jamais les communes de banlieue n’accepteront de se soumettre aussi aisément à l’hégémonie de la capitale. Un patriotisme de clocher, signe d’appropriation de ce territoire suburbain, va même progressivement se développer.
Dans ces banlieues, la conscience communale naît aussi avec l’élection d’un maire et d’un conseil municipal, contrairement à Paris, placée sous tutelle préfectorale et qui restera sans maire jusqu’en 1977 et l’élection de Jacques Chirac. Or, sous la IIIe République, les maires disposent d’un réel pouvoir d’administration et d’action.
Ces identités locales sont aussi renforcées par un contentieux entre Paris et ses banlieues aux motifs multiples. Le premier concerne la ville haussmannienne et la pierre de ses immeubles, extraite des carrières souterraines de banlieue, estimées à 4 000 hectares, qui fragilisent les fondations de ces villes et entravent leur aménagement jusqu’à aujourd’hui. Avec le réseau du tout-à-l’égout parisien, les eaux usées de ces immeubles modernes sont en outre déversées sur des terres d’épandage de 5 000 hectares situées en banlieue, notamment dans les plaines de Gennevilliers et d’Achères.
Les cimetières constituent un autre sujet de crispation. Paris va en effet enterrer ses morts, particulièrement les plus pauvres, dans des nécropoles extra-muros, dont les plus vastes, à Pantin et Bobigny (à la fin du XIXe siècle) ou à Thiais (la dernière ouverte, en 1923), s’étalent sur des centaines d’hectares.
Enfin, l’inauguration du métro, en 1900, pour l’Exposition universelle, avec son réseau strictement parisien, achève de traduire l’égoïsme de la capitale. En recourant à une main-d’œuvre qui vit dans les banlieues, Paris s’enrichit pourtant en exploitant leurs ressources humaines et naturelles.
Quand ces territoires commencent-ils à être perçus comme une menace ?
E. B. Cette peur naît précocement avec la révolution industrielle et l’avènement des banlieues ouvrières, peuplées de déracinés venant de Bretagne, d’Alsace, d’Espagne, d’Italie ou de Pologne, puis plus tard des colonies, de l’Algérie à l’Afrique subsaharienne. Comme l’a étudié l’historienne Michelle Perrot, la presse de la Belle Époque mentionne déjà ces « Apaches », fantasme récurrent d’une jeunesse insoumise, qui inquiète le régime et les Églises, d’autant que le marxisme imprègne la conscience de classe de ce prolétariat. Ces banlieues rouges entraînent ainsi l’avènement de nouvelles cultures politiques, devenant un berceau de la radicalisation.

Mais la méfiance qu’elles suscitent se meut en peur réellement politique à partir des élections municipales de 1919, quand une vingtaine de communes portent au pouvoir des maires socialistes, qui adhéreront pour la plupart un an plus tard au Parti communiste, avec la création de la Section française de l’Internationale communiste (SFIC), soulignant le lien avec la révolution soviétique. S’installe alors l’idée d’une ceinture menaçant la capitale, avec l’image du bolchévique au couteau entre les dents, parti à la conquête de ces quartiers populaires. Cependant la réalité se révèle bien plus nuancée et contrastée, car en banlieue se nouent également des compromis entre ces villes rouges et l’État capitaliste ennemi du peuple.
Comment se traduisent ces compromis ?
E. B. D’abord, pour servir les intérêts du prolétariat, les élus des villes rouges vont devoir composer avec l’État bourgeois – et jacobin – afin qu’il valide et finance leurs politiques municipales. Car ces édiles transforment leurs communes en véritables laboratoires du social, à travers des politiques innovantes. Ils développent les services publics, ce « capital des pauvres », en matière de santé, avec des dispensaires visant à endiguer la tuberculose, la maladie sociale de l’époque, ou dans le champ de la culture. Les colonies de vacances vont aussi permettre aux enfants de la classe ouvrière de se ressourcer loin de la pollution urbaine.
En outre, les élus du Grand Paris, banlieues ouvrières et bourgeoises confondues, vont s’allier dans le cadre de l’intercommunalité pour démocratiser l’accès aux services publics. Avec les syndicats de l’électricité, du gaz ou des eaux, ils engagent un rapport de force face aux monopoles des compagnies concessionnaires, créant les plus grands réseaux d’Europe. Les archives attestent de ces politiques de mutualisation dans le sens d’une redistribution des territoires les plus riches vers les plus pauvres.


Le réformateur Henri Sellier, qui sera président du Conseil du département de la Seine, lieu de délibération de ce Grand Paris, incarne cette volonté. Les élus de la banlieue rouge, qui se légitiment en bâtisseurs, partent ainsi à la conquête du pouvoir de la métropole pour faire financer avec succès par Paris leur logement social et les cités-jardins des Habitations à bon marché (HBM). Ce Grand Paris solidaire, dont pourrait s’inspirer celui d’aujourd’hui, panse ainsi les maux de la croissance urbaine exceptionnelle, favorisant la paix sociale et politique.
Sur quelles compétences ces politiques pionnières de la ville s’appuient-elles ?
E. B. Sous l’impulsion d’Henri Sellier encore, on professionnalise les métiers de la ville. Fondée en 1919, la première École des hautes études urbaines forme des générations d’urbanistes. S’y rattache aussi l’École nationale d’administration municipale (Enam), où étudient des légions de secrétaires de mairie, avant même l’ENA, qui vont mettre en œuvre ces orientations. Pensé dans une volonté de réforme sociale, l’aménagement du territoire forge de nouveaux outils.
Quand ce premier chapitre du Grand Paris s’achève-t-il ?
E. B. Le 10 juillet 1964, l’État, qui lancera pourtant deux ans plus tard les communautés urbaines, décide, contre l’avis des élus du Département de la Seine, de démembrer ce Grand Paris, qui contrarie le dessein du pouvoir gaullien. Les liens solidaires entre la capitale et sa proche banlieue sont rompus. Paris devient ville et département, tandis que la banlieue est éclatée en trois départements, la Seine-Saint-Denis, le Val-de-Marne et les Hauts-de-Seine.
Cette réforme est inspirée par des considérations géopolitiques, à l’heure où la métropole risque d’être à nouveau présidée par un communiste, comme au temps de Georges Marrane, l’emblématique maire d’Ivry-sur-Seine de 1925 à 1965. Incarnation de ce communisme municipal, modèle des villes rouges, il avait été porté à la tête du Grand Paris à la faveur du Front populaire, en 1936, puis à nouveau à la Libération.
Mais cette réforme répond aussi à un autre enjeu, à l’heure où la croissance de la grande banlieue pavillonnaire s’accélère et que surgissent les villes nouvelles. L’aménagement du territoire se pense désormais à l’échelle régionale. En 1961, Paul Delouvrier, figure de la haute administration et de l’Algérie coloniale, est nommé délégué général du « district de la région de Paris », avec pour mission de « remettre de l’ordre », selon l’expression prêtée au général de Gaulle. Bientôt, le premier schéma directeur d’aménagement du territoire de la région Île-de-France entérinera la création du RER et des villes nouvelles.
Le réseau de transport de la métropole redessine sa cartographie. Selon quels critères est-il conçu ?
E. B. Le tracé des transports en commun, produit d’une vision très radioconcentrique, traduit encore la domination de Paris sur la banlieue, quand le chemin de fer qui dessert ces territoires les morcelle et les fragilise. Il faut attendre 2010 pour qu’un transport banlieue-banlieue marque enfin la reconnaissance d’une polycentralité, qui existait historiquement avec Saint-Denis, sa nécropole royale et sa Maison de la Légion d’honneur, bien avant le Grand Stade.
Comment l’idée du Grand Paris ressurgit-elle à l’aube des années 2000 ?
E. B. Oubliée pendant quatre décennies, non sans rapport avec le grand choc de la désindustrialisation, qui entraîne le déclin du communisme municipal, elle fait peu à peu son retour sur la scène politique à partir de 2001, avec Bertrand Delanoë. Le maire socialiste crée une délégation à la coopération territoriale entre Paris et sa banlieue, et nomme à sa tête un adjoint au maire communiste, Pierre Mansat, lequel peut reprendre le flambeau d’un Georges Marrane et d’un Henri Sellier.

En 2016, la Métropole du Grand Paris est créée, incluant 131 communes, au lieu des 81 d’autrefois, mais elle ne dispose pas des pouvoirs de redistribution du Département de la Seine et n’a pas la main sur les politiques sociales, de santé et de logement. La question sociale, qui ne se réduit plus à l’intégration du monde ouvrier, est pourtant toujours d’actualité. Les banlieues populaires sont toujours au cœur de la métropole. L’exposition « Banlieues chéries »4 témoigne aujourd’hui encore de l’acuité inventive des cultures suburbaines avec, par exemple, ce texte du rappeur Médine5 : « La banlieue influence Paname, et Paname influence le monde / Le 9-3 influence Paname C’est nous le Grand Paris. » ♦
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- 1. Exposition « Banlieues chéries », au Musée de l’histoire de l’immigration, à Paris, jusqu’au 17 août 2025 : https://www.histoire-immigration.fr/programmation/expositions/banlieues-...(link is external) Pour en savoir plus : texte extrait du catalogue publié dans « Métropolitiques » : https://metropolitiques.eu/Banlieues-populaires-banlieues-cheries-imagin...(link is external)
- 2. Historien, Emmanuel Bellanger est directeur de recherche au CNRS et directeur du Centre d'histoire sociale des mondes contemporains (CHS, unité CNRS/Université Panthéon-Sorbonne).
- 3. Auteuil, Passy, Batignolles, Montmartre, La Chapelle, La Villette, Belleville, Charonne, Bercy, Vaugirard et Grenelle.
- 4. Voir aussi https://histoire-sociale.cnrs.fr/exposition-banlieues-cheries/
- 5. Extrait du titre « Grand Paris », de Médine, sur l’album « Prose élite », sorti en 2017 : https://youtu.be/6sfVkZYIyik(link is external)
Auteur
Journaliste, scénariste et documentariste, Sylvie Dauvillier a travaillé pour Radio France, Le Figaro, Point de vue et Arte, entre autres.