Sections

Les mille paysages de la géométrie algébrique

Les mille paysages de la géométrie algébrique

01.06.2016, par
Mis à jour le 08.06.2016
Le 2 juin, la mathématicienne Claire Voisin donnait sa leçon inaugurale au Collège de France consacrée à la géométrie algébrique. François Charles, professeur à l’Université Paris-Sud Orsay, nous en dit plus sur cette discipline millénaire.

Les premiers questionnements de géométrie algébrique remontent à l’Antiquité. Depuis lors, c’est une longue histoire des idées, jalonnée d’avancées étonnantes effectuées par des personnalités marquantes. Pouvez-vous nous expliquer ce sur quoi travaillent les géomètres algébristes ?
François Charles: La première clé de cette association, c'est le fait que certaines figures géométriques peuvent se décrire avec des équations. Dans le plan par exemple, on repère les points avec deux coordonnées, la coordonnée horizontale, notée traditionnellement « x » et la coordonnée verticale « y ». Beaucoup de figures usuelles ont une description simple en termes de ce x et de ce y. Par exemple, le cercle de centre (0,0) et de rayon 1 est l’ensemble des points (x,y) tels que x2+y2=1. Cette relation est une « équation algébrique », elle définit un lieu géométrique qui est appelé « variété algébrique ». Si on s'intéresse à ces objets – par exemple à la géométrie des cercles, paraboles, etc. – on peut étudier leurs équations par des méthodes d'algèbre, en regardant des polynômes, en résolvant des équations. La seconde clé, qui est plus difficile à saisir, c'est que l'association est à double sens : si l'on s'intéresse à une équation, on peut regarder la variété algébrique qui lui correspond, et on peut essayer d'appliquer des méthodes géométriques pour dire quelque chose d'intéressant sur notre équation de départ. C'est une des beautés du sujet : utiliser des méthodes algébriques pour faire de la géométrie, et des méthodes géométriques pour faire de l'algèbre.

Géométrie algébrique
Représentations de coniques issues d'un ouvrage de mathématiques publié en 1862.
Géométrie algébrique
Représentations de coniques issues d'un ouvrage de mathématiques publié en 1862.
 

Pour un non-mathématicien, il peut paraître très étrange de réunir ces deux mondes ! Comment est-on venu à cette idée ?
F. C.: C'est une longue histoire. L'étude des variétés algébriques, les plus simples au moins, est très ancienne : les Grecs déjà connaissaient bien les coniques (des courbes définies par des équations de type ax2 + by2 + cx + dy +e =0). Mais ils ne s'intéressaient pas vraiment aux équations elles-mêmes. Il a fallu attendre bien plus tard pour que les notations et les méthodes algébriques apparaissent, sous la forme des équations utilisées aujourd’hui.  À la fin du XIXème siècle, notamment en Allemagne, l'algèbre pure se développe, avec par exemple les travaux de Max Noether, puis de sa fille Emmy Noether, et de Hilbert. C'est le moment où des idées d'algèbre abstraite commencent à prendre leur place dans la géométrie. On commence, en Italie notamment, à étudier des variétés algébriques de plus en plus compliquées, à mélanger de plus en plus intuition géométrique et raisonnements algébriques. C'est une période très riche.

Géométrie algébrique, topologie
Exemples de formes étudiées en topologie.
Géométrie algébrique, topologie
Exemples de formes étudiées en topologie.

Ensuite, tout se complique un peu. Il y a au moins deux mouvements. Le premier part de l'analyse complexe et de la topologie. La topologie, c’est une discipline des mathématiques qui discourt (logos) sur la forme et les caractéristiques du « lieu » (topos) d’étude. Pour nous, il s’agit de décrire les propriétés de notre variété algébrique : est-ce qu’elle se referme sur elle-même comme le cercle ? Est-ce qu’elle est constituée de plusieurs parties disjointes ? Avec Poincaré, on commence à se poser ce type de questions. Au même moment, on se rend compte que l'analyse – celle des intégrales et des dérivées de fonctions – se mêle à ces idées géométriques. Ces idées sont développées par Hodge, et par Lefschetz. L'histoire de Lefschetz est d'ailleurs assez étonnante (voir l’infographie de CNRS Le Journal). Né en Russie, il émigre en France, fait ses études d’ingénieur à l’Ecole Centrale, puis émigre aux Etats-Unis. Il devient géomètre à la suite d’un accident qui lui a fait perdre ses deux mains : pendant sa convalescence, il a étudié les mathématiques. L’école mathématique américaine lui doit beaucoup et ces idées continuent à se développer là-bas. L’école française lui est aussi redevable, puisqu'il est le grand-père scientifique d’Harold Rozenberg qui forma un certain nombre de nos collègues géomètres ! D'un autre côté, il y a un mouvement de refondation de la géométrie algébrique, qui commence avec Zariski et Weil au milieu du XXème siècle.

Qu’entendez-vous au juste par refondation ?
 F. C.: Les importantes avancées de la géométrie algébrique en Italie ne sont pas si faciles à comprendre à cette époque. Et ce, notamment parce que tous ces travaux n'étaient pas entièrement rigoureux. Certains de nos géomètres du début du XXème siècle ont même énoncé des théorèmes faux. Bien sûr, ce n'est pas qu'ils étaient de mauvais mathématiciens, c’est plutôt qu'ils ne disposaient pas d'un langage pour traduire avec précision leurs intuitions. Et cette précision est cruciale en mathématiques : c'est seulement quand on travaille avec des bases solides que l'on peut traduire “ce qui se voit sur le dessin” en des théorèmes rigoureux. Oscar Zariski et André Weil, ont beaucoup travaillé pour donner des fondements à la géométrie algébrique. Un peu plus tard, dans les années 1950 et 1960, c'est la théorie des schémas de Grothendieck, développée notamment en France par de nombreux mathématiciens, qui introduit le langage utilisé aujourd'hui. Mais Alexandre Grothendieck fait beaucoup plus que fixer un langage : ce faisant, il élargit de manière très importante le champ de nos intuitions géométriques. Il imagine des concepts qui permettent de faire de la géométrie, et de la topologie – d'utiliser notre intuition visuelle, finalement –  sur des objets très généraux, venant de l'arithmétique par exemple.

Géométrie algébrique
Alexandre Grothendieck avec Laurent Schwartz.
Géométrie algébrique
Alexandre Grothendieck avec Laurent Schwartz.

Certains géomètres algébristes comme Alexandre Grothendieck sont des personnalités dont on parle beaucoup. Aujourd’hui, quels sont les géomètres algébristes les plus connus dans le monde et en France ?
F. C.: Nous avons la chance d'avoir en France une communauté de géomètres algébristes mondialement reconnue et très variée. La géométrie algébrique n'est pas une discipline monolithique et elle interagit aujourd'hui de manière très fertile avec de nombreux domaines des mathématiques. Cela se traduit par une grande diversité des approches, des méthodes et des motivations des chercheurs, et c'est une partie importante de la richesse de la recherche française dans ce sujet. On peut ainsi tisser des liens entre l'arithmétique, la topologie, la géométrie, l'analyse complexe, l'algèbre... Cette façon de procéder est extrêmement féconde : les deux médailles Fields de Laurent Lafforgue en 2002 et Ngô Báo Châu en 2010 viennent d'une application frappante d'idées géométriques profondes – certaines venant même de la physique mathématique – à des problèmes issus de l'arithmétique. Claire Voisin, académicienne et prix Heinz Hopf en 2015, a dans ses travaux mélangé topologie, analyse complexe et idées géométriques classiques, reprenant dans des termes très modernes des travaux et des questions très anciens.

C’est la première mathématicienne à entrer au Collège de France, c’est bien cela?
F. C.: Oui, elle y donne sa leçon inaugurale le 2 juin à 18h. Il y a des femmes au Collège de France mais dans d’autres disciplines : Françoise Combes en cosmologie, Christine Petit et Edith Heard pour les sciences du vivant, Anne Cheng en histoire et littérature et Claudine Tiercelin en sciences humaines. Mais Claire est la première en mathématique. Elle rejoint Pierre-Louis Lions et Jean-Christophe Yoccoz, médailles Fields 1994 ainsi que Alain Connes, médaille Fields 1982 et Gérard Berry pour les sciences du numérique. Claire Voisin a reçu le prix Clay en 2008, comme Alain Connes en 2000 et Andrew Wiles, qui a démontré le théorème de Fermat.
 
Un mot de conclusion ?
F. C.: La géométrie algébrique aujourd’hui est  très diverse : elle peut être, et sans ordre particulier, analytique, arithmétique, d'Arakelov, birationnelle, tropicale, dérivée, réelle, rigide, perfectoïde... Elle n'est pas isolée des autres disciplines : l'arithmétique en a toujours été proche, mais c'est maintenant aussi le cas de certains pans de la logique ou des systèmes dynamiques – les travaux de la lauréate de la médaille Fields Maryam Mirzhakani en sont un exemple. Les fondements de la géométrie algébrique sont toujours en travaux, et ils s'adaptent aux besoins des mathématiques actuelles.
 
Nous avons la chance en France d'avoir une école riche et dynamique. Chaque année, des jeunes venant de pays variés et travaillant en géométrie algébrique viennent en France pour se former ou collaborer avec des mathématiciens en poste ici. La tradition française est très forte, et de nombreux textes essentiels n'existent que dans notre langue. La géométrie algébrique n'est pas figée, et l'arrivée de Claire Voisin au Collège de France est un bel exemple de l'ouverture et de la modernité de cette discipline ancienne.

Pour en savoir plus: une version longue de l'interview sur le site de l’Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions (INSMI)

Commentaires

2 commentaires
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS