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Manger sain, d’Hippocrate au Nutri-score

Dans votre dernier livre, vous faites remonter les débuts de la diététique à l’Antiquité grecque. Comment émerge-t-elle ?
Bruno Laurioux1 À l’origine, autour du Ve siècle av. J.-C., la diététique est l’un des trois piliers de la médecine, au même titre que la chirurgie et la pharmacologie. La spécificité de la diététique antique, qui va durer, vise à entretenir le corps et à le garder sain, dans une approche préventive, mais aussi à combattre les maladies, dans une démarche thérapeutique. Les traités d’Hippocrate (ou qui lui sont attribués à l’époque) décrivent ainsi les effets des aliments sur la santé.
Au IIe siècle, l’autre grande figure de la médecine antique, Galien, qui se présente un peu comme son héritier, s’intéresse aussi à la diététique. Cet auteur prolifique, qui a commencé comme médecin de gladiateurs en Asie mineure avant de soigner des empereurs et la haute société romaine, va notamment développer la « théorie des humeurs ». Cette idée professe que le corps humain, le « microcosme », est constitué de fluides – le sang, le flegme (lymphe), etc. –, qui sont des combinaisons des qualités premières de chaleur et d’humidité, comme le monde et l’univers, le « macrocosme », avec lequel il est mis en parallèle. Galien expose en détail que les aliments sont également des composés de qualités premières, produits de leur environnement, qui définissent leurs propriétés sur la santé.
Ces traités s’accompagnent de bien d’autres ouvrages, qui invitent à la modération et déclinent des règles de conduite de vie : l’exercice, les bains, l’activité sexuelle ou la prise en compte de l’environnement. Dans l’Antiquité, la maîtrise du corps porte un idéal social et relève du devoir civique.

Au Moyen Âge, le monde arabo-musulman reprend l’héritage antique et introduit de nouveaux produits, à commencer par le sucre. Comment arrive-t-il en Occident ?
B. L. Venu de l’Inde, qui cultive la canne depuis des siècles, le sucre connaît un destin complexe en diététique. Les pays d’Islam, qui l’utilisent pour leur cuisine aigre-douce, le dotent de vertus médicales. Et en traduisant les traités arabes (qui vont d’ailleurs permettre à l’Occident latin de redécouvrir Galien), l’Europe l’importe depuis l’Orient à partir du XIIe siècle. Il est alors considéré comme un aliment et comme un médicament, prescrit par exemple contre la toux.
Mais, déjà dénoncé au XVIIe siècle pour « la noirceur qu’il cache sous sa blancheur », il reste aujourd’hui un « poison » à combattre. À l’inverse, jusqu’au XVIIIe siècle, le melon, prisé dans le bassin méditerranéen, est jugé dangereux s’il est consommé excessivement froid et humide, car difficile à digérer. On conseille de le consommer à jeun ou en début de repas, en l’accompagnant de correctifs, de sel ou d’un vin puissant.
Dans l’ancienne diététique, on compose avec les goûts en tentant de limiter les effets néfastes des aliments. Et les médecins écrivent même des traités de cuisine en proposant des compensations. Par exemple, on utilise le lait d’amande pour les malades en remplacement des laitages, comme aujourd’hui.


Le classement des aliments, qui détermine leurs usages, ne cesse aussi d’agiter la médecine, cette « philosophie naturelle », comme elle se définit. Et les produits du Nouveau Monde suscitent des interrogations. Où classer la tomate, qui inspire la méfiance ? Source de désir et de plaisir, le chocolat, lui, déplaît aux théologiens. Est-il in fine une boisson, que l’on peut consommer pendant le Carême, ou un aliment, qu’il faut bannir pendant le jeûne ?
Autre produit qui traverse toute l’histoire de la diététique, la viande connaît maintes fluctuations quant à sa perception…
B. L. Absolument, même si les quantités consommées ne sont pas comparables à celles d’aujourd’hui. Car, même à la fin du XVIIIe siècle en France, on en mange moins de 20 kg par an et par personne, contre environ 80 kg aujourd’hui. La viande est au cœur d’enjeux éthiques, médicaux, religieux, économiques et, récemment bien sûr, environnementaux.
Dans l’Antiquité, dès le Ier siècle av. J.-C., les néopythagoriciens (un courant philosophique et ésotérique qui s’inspire de Pythagore à partir du Ier siècle av. J.-C.), bien que très minoritaires, estiment déjà qu’il n’est pas nécessaire de tuer des animaux pour manger. Il existe même un peu ce que nous appellerions « véganisme », d’aucuns proscrivant les matières animales comme le cuir ou la laine pour les vêtements.
Au Moyen Âge, des médecins, dont Arnaud de Villeneuve (1240-1311), jugent, eux, que la viande a des effets néfastes sur la santé. Tandis qu’au XVIIIe siècle, un violent débat oppose ses partisans et ses détracteurs à la faculté de médecine de Paris. Mais le végétarisme s’affirmera vraiment au XIXe siècle, aux États-Unis, avec des réformateurs comme le pasteur presbytérien Sylvester Graham, et en Grande-Bretagne. L’Église, elle, pense que la viande échauffe et conduit à la luxure…
Comment, justement, les préceptes religieux croisent-ils la diététique ?
B. L. Des textes théologiques ou de droit canonique font des préconisations et désignent des interdits alimentaires, en utilisant parfois l’argument médical pour renforcer leur légitimité. Mais la médecine peut aussi en retour s’inspirer de positions morales en matière de diététique. Aux États-Unis, par exemple, le médecin et chirurgien John Harvey Kellogg, qui est adventiste, promeut le végétarisme et les céréales pour le petit déjeuner. Cet inventeur des corn flakes lancera avec son frère la fameuse compagnie devenue firme qui porte leur nom.
La digestion suscite aussi d’âpres débats scientifiques.
B. L. On s’envoie même des insultes à son sujet ! Dans l’esprit de Galien, il s’agit d’une cuisson successive, comme dans un four, qui commence dans l’estomac et se poursuit dans d’autres organes. Ses héritiers voient dans la digestion une fermentation, soit un processus chimique. D’autres médecins l’identifient plutôt, comme de rares auteurs dans l’Antiquité, à un processus mécanique, la trituration, au cours duquel les organes digestifs broient les aliments comme une meule. Cet affrontement se solde par la victoire des partisans de la fermentation, ouvrant la voie à la science nutritionnelle au XVIIIe siècle.
En quoi cette évolution constitue-t-elle un basculement majeur dans l’histoire de la diététique ?
B. L. L’ancienne diététique, qualitative, qui pensait des régimes « haute couture » adaptés à l’individu, est remise en question et marginalisée. Avec le développement d’une science mathématisée, s’y substitue une diététique quantitative, rationalisée et axée sur la mesure, avec pour précurseur l’inventeur italien Santorio Santorio (1561-1636) et sa balance, avec laquelle il mesure les apports et les dépenses énergétiques du corps.
Dans son sillage, et sous l’impulsion des chimistes, on s’intéresse désormais non plus à la combinaison équilibrée des aliments, mais aux nutriments, pourvoyeurs énergétiques pour le corps – à savoir les glucides, les protéines et les lipides. Dès le début du XIXe siècle, des expériences sont menées à la recherche d’une alimentation idéale pour presque tout le monde, entre raison et ration.
La calorie s’impose en unité de mesure dans la médecine, mais aussi dans les politiques de santé. Ce modèle, qui se généralise, va être appliqué dans les lieux collectifs : écoles, hôpitaux, centres d’internement, ou au sein de l’armée.
De quelle façon la révolution industrielle va-t-elle servir ce processus ?
B. L. Des machines, comme le calorimètre, favorisent la mise en œuvre de ce modèle. D’autant que, alors que l’urbanisation s’accélère, il faut nourrir le plus efficacement possible la population laborieuse des grandes villes afin d’augmenter la productivité. Car la diététique est évidemment aussi une affaire politique.


Ce modèle de nutrition est traversé par des modes, qui apparaissent souvent aux États-Unis. Paradoxalement, l’Amérique importe à la fois l’idée du véganisme, dans un esprit conservateur, avec des diététiciens comme Graham, et l’incitation à consommer toujours plus de viande, des médecins prescrivant des rations hypercaloriques au tournant du XXe siècle. La promotion des produits laitiers, en rupture avec l’ancienne diététique, vient également des États-Unis. Plus tard, à la suite de l’explosion des maladies cardio-vasculaires dans le pays, les diététiciens inciteront à manger moins gras, avant de déclarer le sucre ennemi public, en lien avec l’émergence du diabète.
L’histoire de la diététique est aussi jalonnée d’angoisses.
B. L. Il y a d’abord, à toutes les époques, la peur suscitée par la nouveauté (la néophobie), ainsi que la terreur de l’aliment empoisonné. Si l’industrialisation, avec la rationalisation de la production, a d’un côté rassuré quant à la limitation du risque, elle a généré d’autres craintes récurrentes – notamment sur l’hygiène des abattoirs pour la viande, dès le XIXe siècle. Mais, dans nos sociétés contemporaines, l’angoisse liée à l’alimentation a pris une place énorme.
Emblématique aussi des maux de l’époque, l’obésité est aujourd’hui un problème majeur de santé publique. Comment en est-on arrivé là ?
B. L. Un renversement s’est produit. Autrefois maladie des riches et des gourmands, l’obésité a progressé au cours des dernières décennies avec l’augmentation du niveau de vie, pour devenir une « épidémie » qui frappe les pauvres presque partout dans le monde, avec des taux qui explosent, de l’Amérique aux archipels du Pacifique. Le principal facteur de ce fléau reste alimentaire.
Mais, alors que dans les années 1970, on se préoccupait surtout de l’anorexie, qui touchait plutôt des jeunes filles de milieux favorisés, cette pathologie des classes dominées n’a été vraiment prise en compte qu’à l’aube des années 1980. Par contraste, l’obsession du corps impose un modèle normatif de minceur et, pour maigrir, on recourt à des régimes qui, dans l’ancienne diététique, avaient d’abord vocation à prévenir ou à soigner.
À partir de quand la science nutritionnelle est-elle remise en question ?
B. L. En réalité, elle l’a toujours été de façon marginale, par exemple au début du XXe siècle avec le docteur Paul Carton (1875-1947), qui clame que l’alcool, la viande et le sucre sont trois poisons à bannir. Ce sont les dérives de la production agroalimentaire qui vont conduire à sa contestation plus large et provoquer la méfiance. La multiplication des acteurs (gourous, pseudo-médecins, associations de consommateurs, influenceurs, mais aussi experts de l’industrie) renforce ce climat anxiogène, en individualisant l’approche, a fortiori à l’heure des réseaux sociaux.
En outre, dans les librairies, les rayons diététiques ne cessent de s’étendre. Autant d’injonctions contradictoires, en partie à l’origine de l’orthorexie, cet extrémisme diététique qui pousse à une interrogation permanente et presque pathologique sur sa nourriture. Or la diététique doit s’appuyer sur la persuasion plutôt que sur l’injonction.
Le Nutri-score, ce logo inscrit sur les emballages des produits pour informer sur leur qualité nutritionnelle, s’inscrit-il dans cette obsession de ne pas se tromper ?
B. L. Selon moi, c’est un outil utile pour alerter toutes les personnes un peu démunies face à des choix alimentaires. L’application Yuka, elle, qui permet de scanner les produits alimentaires pour décoder leur composition et évaluer leur impact sur la santé et l'environnement, s’adresse à une population plus informée.
Quant à l’avenir, en tant qu’historien, je me garderai de me lancer dans des projections sur ce que l’intelligence artificielle va changer en diététique. Mais je crains qu’elle reproduise seulement le discours dominant en la matière. En revanche, je me réjouis de l’attention que nombre de jeunes portent aujourd’hui à ce qu’ils mangent. L’alimentation est une affaire sérieuse.
À lire
Une histoire de la diététique – D’Hippocrate au Nutri-score, CNRS Éditions, 692 pages, mai 2025, 27 €.
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- 1. Enseignant chercheur au Centre d’études supérieures de la Renaissance (CESR, unité CNRS/Université de Tours) et président de l’Institut européen d’histoire et des cultures de l’alimentation (IEHCA).
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Auteur
Journaliste et scénariste, Sylvie Dauvillier a travaillé pour Radio France, Libération, Le Figaro, Point de vue et Arte, entre autres.