Sections

Percer les secrets des génomes marins

Percer les secrets des génomes marins

26.09.2023, par
Un tube à essai contenant un échantillon de corail étudié dans l'enceinte du Genoscope à Évry. À l'issue des compagnes exploratoires d'ATLASea, plusieurs milliers d'échantillons de ce type y seront séquencés puis analysés.
Lancé cette année, le programme de recherche ATLASea va scruter huit années durant la biodiversité marine française, en métropole et dans les outre-mer. Objectif : collecter un maximum d’organismes afin de constituer une banque de génomes marins unique au monde.

Le port de Leucate, situé à quelques encablures de Narbonne, accueille ces jours-ci une délégation de marins très particuliers. Une centaine de scientifiques, hommes et femmes, présents dans un seul but : percer les secrets de la diversité marine française, et plus précisément les secrets de son matériel génétique. « Contrairement à la biodiversité terrestre, la biodiversité marine est encore mal connue, révèle Hugues Roest Crollius, chercheur à l’Institut de biologie de l’École normale supérieure1  et co-directeur du programme de recherche ATLASea2. C’est pourquoi nous avons décidé d’échantillonner un maximum d’espèces présentes le long des côtes françaises, mais aussi plus au large. »

Séquencer les génomes entiers de près de 4 500 espèces

Il n’est pas question, ici, de se livrer à un inventaire exhaustif des espèces marines présentes dans la zone économique exclusive française (ou ZEE, qui s’étend sur 200 miles marins), même si les scientifiques d’ATLASea n’excluent pas de découvrir de nouvelles espèces de crustacés, algues ou poissons au cours de plus d’une dizaine de campagnes océanographiques prévues d’ici à 2029. « Documenter l’ensemble des espèces présentes dans les eaux françaises, c’est davantage la mission du Museum national d’histoire naturelle, que nous accompagnons d’ailleurs lors de cette première opération à Leucate, explique Hugues Roest Crollius. Ce qui nous intéresse, nous, ce sont les génomes des organismes marins que nous allons prélever. » Avec un objectif ambitieux : séquencer les génomes entiers de près de 4 500 espèces (sur les 12 000 à 14 000 espèces déjà répertoriées dans les eaux françaises), dont 3 900 en France métropolitaine et 600 dans les régions d’outre-mer : Nouvelle-Calédonie, Martinique, Guadeloupe, Mayotte ou encore Polynésie française. Et ce afin de constituer une vaste banque de génomes marins. Une première mondiale.

Un ingénieur utilisant un filet pour prélever des espèces phyto-planctoniques lors d'une campagne d'échantillonnage au large de la station biologique de Roscoff.
Un ingénieur utilisant un filet pour prélever des espèces phyto-planctoniques lors d'une campagne d'échantillonnage au large de la station biologique de Roscoff.

Le programme se déroulera donc en deux phases : une phase de collecte en mer, suivie à l’issue de chaque campagne d’une phase de séquençage au Genoscope à Évry, en région parisienne. « Pour pouvoir séquencer des génomes complets, qui deviendront des génomes de référence pour chaque espèce considérée, il est impératif de recueillir des individus de très bonne qualité. En ce sens, la mission à Leucate est pour ainsi dire un véritable banc d’essai », indique Hugues Roest Crollius.

« Lors de cette première phase de collecte sur les fonds meubles de Méditerranée, les scientifiques vont devoir notamment tester la mise en place de la chaîne du froid, indispensable pour faire de la génomique », précise en écho Line Le Gall, la responsable du volet « explorations » d’ATLASea, également directrice scientifique du pôle Explorations scientifiques du Muséum national d’histoire naturelle. Le protocole à bord devra donc être extrêmement rigoureux. Une fois les échantillons prélevés, les scientifiques les placeront d’abord dans des glacières remplies d’eau glacée puis, une fois arrivés au port, dans de l’azote liquide à très basse température (-196°C), seul moyen de préserver la qualité de l’ADN qui sera extrait et séquencé plus tard au Genoscope.

Herbier de "Posidonia oceanica", typique des fonds sableux de Méditerranée. Ces dernier sont l'objet de la mission pilote menée depuis le port de Leucate.
Herbier de "Posidonia oceanica", typique des fonds sableux de Méditerranée. Ces dernier sont l'objet de la mission pilote menée depuis le port de Leucate.

Dans les années qui viennent, une dizaine de campagnes en mer d’une durée d’un mois sont programmées. À bord des navires, les chercheurs s’attèleront à collecter des organismes depuis la surface de l’océan jusqu’au plancher océanique. À chaque retour à terre, les navires seront accueillis par une flopée de taxonomistes, des spécialistes de la classification des organismes vivants, qui s’empareront des échantillons pour les identifier, les classer, les mesurer, pour in fine les placer dans l’azote qui garantira leur bonne conservation jusqu’au séquençage.

Préserver l'intégrité des génomes

« C'est la phase critique sur laquelle aujourd'hui on a le plus d'incertitude », explique Hugues Roest Crollius. Car s’il est nécessaire de réduire au maximum le temps entre la collecte et la congélation, afin de préserver l’intégrité des génomes, le travail des taxonomistes ne peut pas être bâclé. Il est en effet impératif de mettre chaque échantillon en sachet et de l’étiqueter avec un code-barre unique, qui portera des informations du type « c'est un crabe, de telle espèce, pêché à tel endroit, tel jour, par telle personne ». Ce qu'on appelle les métadonnées. Le tout sera enregistré dans des tableaux afin d’alimenter une base de données.

L’idée n’est pas de se limiter à la biodiversité marine française, mais bien de constituer une base de données d’envergure mondiale.

La suite ne se déroule plus sur le terrain mais dans les séquenceurs du Genoscope qui dépend du CEA. Là, les scientifiques auront pour tâche d’extraire l’ADN des échantillons, le séquencer, et ainsi déchiffrer entièrement les génomes de chacune des 4 500 espèces collectées. Seuls des eucaryotes, des organismes vivants dont tout le matériel génétique est contenu dans un noyau, se feront tirer le « portrait génomique ». « Globalement, on aura trois quarts d’animaux, mollusques, crustacés, vers et poissons principalement. Le quart restant se partagera entre les plantes, les champignons et des organismes unicellulaires souvent regroupés sous le nom de protistes », énumère Line Le Gall.

Pour ce faire, les scientifiques du Genoscope emploieront deux techniques de séquençage dites de « troisième génération » : la technologie Oxford Nanopore et la technologie Pacific Biosciences ou PacBio. La première permet le séquençage de très longs fragments d’ADN, parfois constitués de plusieurs centaines de milliers de paires de bases. La seconde consiste, quant à elle, en la circularisation des brins d’ADN de sorte qu’il puissent être lus plusieurs fois de suite lors d’une même réaction. « C’est un peu comme si vous faisiez tourner un élastique autour de votre doigt. Au fur et à mesure que l’élastique tourne, la même région de l’élastique peut entrer en contact avec votre doigt 10, 20, 30 fois, explique Hugues Roest Crollius. Si l’on revient à notre ADN circulaire, on comprend qu’au bout d’un certain nombre de passages, l’ADN est entièrement lu et surtout, il n’y a pratiquement plus d’erreur de séquençage. »

Au Genoscope, les scientifiques auront pour tâche de scanner, avant leur séquençage, tous les échantillons ramenés par les expéditions océaniques. Ils alimenteront ainsi de grandes bases de données exploitables par des chercheurs du monde entier.
Au Genoscope, les scientifiques auront pour tâche de scanner, avant leur séquençage, tous les échantillons ramenés par les expéditions océaniques. Ils alimenteront ainsi de grandes bases de données exploitables par des chercheurs du monde entier.

Le tout devrait constituer à terme la plus vaste banque de génomes d’organismes marins jamais constituée à ce jour. Une banque qui, espèrent les chercheurs, suscitera des vocations ailleurs dans le monde. « L’idée n’est pas de se limiter à la biodiversité marine française, mais bien de constituer une base de données d’envergure mondiale », appuie Hugues Roest Crollius.

Compléter l'arbre du vivant

Une fois le séquençage terminé, viendra le troisième et dernier temps d’ATLASea : l’analyse de tous les génomes, chacun renfermant en son sein des informations exploitables tant au niveau fondamental que pratique. « On veut savoir pour chaque espèce quels sont les gènes qui lui permettent de se développer, de se nourrir, ou encore de survivre à son environnement, explique Hugues Roest Crollius. C’est de la biologie fondamentale, qui nous aidera à mieux comprendre le fonctionnement des organismes marins, mais aussi de tout le vivant dans son ensemble. »

Autre ambition : mieux placer les espèces marines sur l’arbre phylogénétique, le grand arbre du vivant qui permet de retracer toute l’histoire évolutive sur Terre. « Les espèces marines n’y sont pas forcément très bien intégrées, commente le chercheur. Le séquençage complet du génome de tel ou tel organisme devrait aider à mettre de l’ordre dans cet arbre. »

Sur un plan plus pratique, ces données génétiques aideront les scientifiques à « comprendre, par exemple, comment des espèces invasives marines s’intègrent à leur nouvel écosystème ou encore si elles sont capables de s’hybrider avec les espèces résidentes », ajoute le biologiste. Dernier objectif d’ATLASea : déceler, enfouies au cœur des génomes, les recettes de molécules d’intérêt pour l’agriculture ou encore la médecine, qui pourraient bénéficier directement de la découverte de nouveaux antifongiques, pesticides et autres anti-cancéreux. ♦

 

Notes
  • 1. Unité CNRS/ENS-PSL/Inserm.
  • 2. Prévu pour une durée de huit ans, le Programme et équipement de recherche prioritaire exploratoire ATLASea (http://www.atlasea.fr) bénéficie d’un financement de plus de 41 millions d’euros.

Commentaires

0 commentaire
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS