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Pourquoi les stéréotypes ont la peau dure

Pourquoi les stéréotypes ont la peau dure

12.06.2019, par
Réseaux sociaux, conversations quotidiennes, discours politiques, médias, arts : aucune forme de communication n’échappe aux stéréotypes. S’ils sont parfois destinés à faire rire, ils visent souvent à stigmatiser. Paradoxalement, ils peuvent aussi éveiller le goût de la complexité. Entretien croisé avec Anne Lehmans et Vincent Liquète, coordinateurs du dernier numéro de la revue Hermès qui nous invite à mieux appréhender ces simplifications de la réalité.

Le dernier numéro de la revue Hermès est consacré aux stéréotypes. Mais à quoi les reconnaît-on ?
Anne Lehmans1
 : Un stéréotype est une simplification de la réalité, une représentation figée et catégorisante, souvent discriminante. Par exemple, lorsque l’on dit que les femmes ne savent pas s’orienter dans l’espace, ou que les Américains parlent fort, ou que le football est un sport d’homme, on use de stéréotypes. D’un point de vue anthropologique, il s’agit de phénomènes sociaux de communication et il y a tout lieu de penser qu’ils sont aussi vieux que le langage lui-même. Le concept de stéréotype est toutefois, lui, plus récent. Il est né aux États-Unis en 1922 sous la plume du spécialiste américain des médias Walter Lippmann. Dans son ouvrage Public Opinion, il fut le premier à utiliser ce mot, issu de l’imprimerieFermerLe stéréotype est une forme en relief obtenue par moulage pour effectuer des impressions., dans son acception moderne. Il cherchait alors à décrire des représentations sociales figées, des pictures in our heads – littéralement des « images dans nos têtes ». Le terme a ensuite été repris aussi bien par le grand public que par les sciences humaines.

Walter Lippmann (New York, 1934), spécialiste américain des médias, a été le premier à utiliser le mot stéréotype, en 1922 dans son ouvrage Public Opinion.
Walter Lippmann (New York, 1934), spécialiste américain des médias, a été le premier à utiliser le mot stéréotype, en 1922 dans son ouvrage Public Opinion.

Internet et les réseaux sociaux ont-ils modifié notre rapport aux stéréotypes ?
Vincent Liquète2 : Les conditions de leur diffusion ont indéniablement changé avec l’arrivée d’Internet. Les modes de circulation de l’information se sont amplifiés et les stéréotypes peuvent désormais se disséminer plus rapidement. Mais, au-delà des aspects quantitatifs, les stéréotypes véhiculés par nos sociétés globalisées sont aujourd’hui plus difficiles à décrypter. Au milieu des tentatives de captation de l’attention et de stigmatisation, se mêlent des détournements et des usages critiques des stéréotypes par les individus et les organisations.
 
 

Les modes de circulation de l’information se sont amplifiés et les stéréotypes peuvent désormais se disséminer plus rapidement.

A.L. : Des contre-stéréotypes circulent d’ailleurs tout aussi rapidement que les stéréotypes sur les réseaux sociaux comme l’illustre l’article sur les « mèmes »3 publié dans la revue. On trouve ainsi sur Internet aussi bien des clichés racistes ou sexistes que leur critique. Mais cette multiplication des critiques des stéréotypes ne contribue pas nécessairement à leur neutralisation. La communauté à l’origine de la diffusion d’un stéréotype et celle amenée à le critiquer se rencontrent rarement sur les réseaux sociaux, sinon sur le mode conflictuel.

Cette globalisation des communications a-t-elle modifié en profondeur le concept de stéréotype ?
V.L. : C’est justement sur ce point que nous souhaitions réinterroger cette notion de « stérérotype », en se demandant si elle avait encore du sens. En effet, le concept de stéréotype est-il toujours actuel et pertinent à l’heure des réseaux numériques et de la rationalité technique qui l’accompagne ? Nous avons souligné qu’il est d’ailleurs moins abordé et traité ces dernières années par les chercheurs en sciences humaines et sociales. On se préoccupe désormais davantage des « fake news » ou de distinguer la vraie et la fausse information, que des représentations et des symboles. Est-ce que ça a du sens de parler encore et toujours des stéréotypes ? La réponse est oui, et c’est même indispensable pour appréhender et comprendre les phénomènes massifs de communication à travers le monde.
 
A.L. : D’autant que leurs modalités d’usage continuent de fonctionner à double sens, avec cet aspect négatif et réducteur bien connu mais aussi ses aspects positifs. Cela n’est pas nouveau en soi : les travaux en sémiologie, et notamment ceux de Roland Barthes, puis de Ruth Amossy dans une perspective sociodiscursive, avaient déjà contribué à dégager des stéréotypes cette fonction positive. Autrement dit, les stéréotypes sont aussi des moyens d’échanges intrinsèques à nos modes de communication. Ils participent ainsi activement à nos représentations et permettent d’accéder à des formes de connaissances plus complexes. Cette dimension positive des stéréotypes a d’ailleurs été illustrée dans les études des processus d’apprentissage chez les enfants. Celles-ci ont montré que l’enfant apprend toujours à partir de stéréotypes pour pouvoir ensuite s’en défaire. Ils ménagent ainsi une porte d’entrée dans des formes simples de pensée qui peuvent être ensuite complexifiées.

Trappes, dans les Yvelines (78), comme de nombreuses villes de banlieues, est victime de stéréotypes.
Trappes, dans les Yvelines (78), comme de nombreuses villes de banlieues, est victime de stéréotypes.

 
Les stéréotypes seraient donc inhérents à notre manière de nommer le monde et les autres, quels que soient au fond les outils de communication ?
A.L. : Effectivement, l’usage et la circulation de stéréotypes ne semblent pas liés aux outils de communication, aux médias, mais bien plutôt constituer un invariant de la communication, permettant, comme le rappelle le sociologue Bernard Valade, la sélection de l’information, l’organisation et la cognition. Le principe de catégorisation est à la base du partage des représentations, donc de la communication, même si les médias de masse ont accéléré la vitesse de circulation et l’efficacité des stéréotypes à grande échelle. Et les travaux les plus récents sur les médias socionumériques montrent que, malgré les projets de transparence, d’ouverture et de débat démocratique qui ont nourri l’utopie de l’accès universel à l’information par l’Internet, la structure stéréotypique des discours reste inchangée.
 
 

V.L. : En ce sens, toute société qui permet des échanges et des formes de communication multiples, variés, opposés, laisse également toute sa place à l’émergence et à la circulation des stéréotypes et des contre-stéréotypes qui constituent des leviers à l’échange et au partage d’idées et de représentations.

Bien que les stéréotypes puissent avoir un rôle positif dans les mécanismes cognitifs, pourquoi mettons-nous généralement l’accent sur leur usage négatif ?
A.L. : Il y a une interaction forte entre les idéologies et les stéréotypes, entre nos représentations du monde et des autres et les images qui illustrent nos croyances.

Parler des stéréotypes est indispensable pour appréhender et comprendre les phénomènes massifs de communication à travers le monde.

Il est en effet difficile de comprendre le monde sans avoir des repères fondamentaux, et les stéréotypes remplissent ce besoin. On a déclaré, à tort, la mort des idéologies dans les années 1990, à la chute du bloc soviétique, mais on est loin d’en être sorti. Les discours sur nos sociétés techniciennes et globalisées continuent d’être traversés par des stéréotypes qui reflètent bel et bien des idéologies sous-jacentes.

Des idéologies qui traversent toutes les classes sociales ?
V.L. : Oui, la production de stéréotypes ne se restreint pas à une catégorie ou une classe sociale particulière. Chacun de nous a la faiblesse en quelque sorte de « mordre à l’hameçon ». Toutes les classes sociales usent ainsi de stéréotypes, notamment pour qualifier – et disqualifier – les autres. Encore une fois, chacun de nous construit le monde au travers de représentations partielles et orientées idéologiquement. En revanche, les stéréotypes les plus ancrés sont souvent ceux qui concernent un groupe déterminé. À titre d’exemple, une des contributions de la revue souligne à quel point le regard sur les banlieues en France est émaillé de stéréotypes très tenaces qui évoluent finalement assez lentement4.

 
L’histoire sociale peut alors expliquer la permanence de certaines idées reçues ?
A.L. : Bien sûr, il y a une dimension historique indéniable derrière les stéréotypes.  L’article de Pascal Blanchard dans la revue évoque sur ce point combien l’héritage colonial de la France pèse encore dans notre imaginaire collectif5. Par exemple, les stéréotypes qui circulent autour de l’Islam et notamment des femmes voilées sont beaucoup plus présents en France que dans d’autres pays, comme le Canada, qui ont une conception différente de la laïcité et de l’espace public.
 
Comment pourrions-nous nous affranchir de ces stéréotypes tenaces et socialement clivants ?
A.L. : L’éducation me paraît déterminante sur ce point. C’est grâce à elle que nous pouvons enrichir nos représentations du monde et favoriser l’élaboration de pensées complexes. Cela dit, il me semble que c’est plus difficile à l’heure actuelle. À l’école, nous avons perdu le souci de déconstruire les discours alors qu’ils sont encore très marqués par les stéréotypes. La pédagogie se veut moins critique aujourd’hui, plus orientée vers la technicisation et la didactisation des connaissances que vers la compréhension des discours. Permettre aux enfants de bien comprendre les soubassements idéologiques derrière les discours, les motivations sous-jacentes, les systèmes de valeurs qui façonnent les stéréotypes, me paraît fondamental. Il ne faut pas oublier de travailler sur le cœur du message.
 
V.L. : Anne et moi nous nous intéressons particulièrement à l’enseignement et nous observons en effet que les programmes de formation sont de moins en moins sensibles à la question des stéréotypes et, plus largement, aux phénomènes de leur construction et circulation dans nos sociétés contemporaines. Les techniques de recherche de l’information sont davantage mises à l’honneur au détriment de l’élaboration critique des connaissances et du nécessaire travail de doute et de construction de la confiance.

Session du Parlement Européen à Strasbourg en 2013 : les stéréotypes sur les femmes voilées sont plus ou moins marqués selon les pays et leur conception de la laïcité et de l’espace public.
Session du Parlement Européen à Strasbourg en 2013 : les stéréotypes sur les femmes voilées sont plus ou moins marqués selon les pays et leur conception de la laïcité et de l’espace public.

Quelle suite envisagez-vous de donner à cette nécessaire réflexion sur les stéréotypes ?
A.L. : En nous interrogeant sur l’actualité des stéréotypes, nous avons dû faire des choix et renoncer à certaines pistes qui restent pourtant à découvrir. La perspective comparative et le point de vue de l’anthropologie culturelle méritent d’être encore investies, particulièrement à travers la diversité des modes d’expression artistique que nous n’avons pas pu tous aborder. La place des stéréotypes dans les développements les plus récents des sciences et des techniques est également une question fondamentale, autant du point de vue de l’épistémologie que de celui des choix qui ont des conséquences notables sur notre environnement technique, comme dans le domaine de l’intelligence artificielle.
 
V.L.  : De plus, interroger le lien entre les phénomènes de production des stéréotypes et la question de l’émergence des idéologies contemporaines mériterait d’être travaillé. Nous espérons donc que la revue Hermès pourra encore revisiter dans les années qui viennent ce concept central de la pensée de la communication et de la circulation des idées.

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Pour aller plus loin
Les stéréotypes, encore et toujours, coordonné par Anne Lehmans et Vincent Liquète, Hermès 83, CNRS Éditions, 2019.

Et le blog de la revue Hermès: https://hermes.hypotheses.org

 

Notes
  • 1. Anne Lehmans travaille au Laboratoire d'intégration du matériau au système (CNRS/Bordeaux INP/Université de Bordeaux).
  • 2. Vincent Liquète travaille au Laboratoire d'intégration du matériau au système (CNRS/Bordeaux INP/Université de Bordeaux).
  • 3. «Les stéréotypes mis à mal sur la Toile», Marinette Jeannerod, Hermès 83, CNRS Éditions, 212, 2019.
  • 4. «Des stéréotypes tenaces sur les banlieues et les zones périurbaines», entretien avec Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé, par Anne Lehmans et Vincent Liquète, Hermès 83, CNRS Éditions, 170, 2019.
  • 5. «Stéréotypes et héritages coloniaux: enjeux historiques, muséographiques et politiques, P. Blanchard, Hermès 83, CNRS Éditions, 91, 2019.

Commentaires

1 commentaire

Ces chercheurs se moquent de la réalité (de ce qui se passe dans les banlieues), ce qui les intéresse, c'est ce que l'on en dit. Qu'il y ait un rapport entre les deux, et ils l'appellent simplification. Quel scoop une représentation qui est moins complexe que la réalité ! Avec ce genre d'affirmation, on est sûr d'avoir raison. Mais quelle est la différence entre une simplification et une synthèse ? La problématique "scientifique" du stéréotype n'est elle pas un moyen, pour ces chercheurs de répandre leur propre opinion sur telle ou telle chose contre celle d'autres ? Peut-on imaginer que les enfants aient d'abord besoin de quelques repères (des synthèses donc, des simplifications, si l'on veut), AVANT de les déconstruire par la suite ? Et si l'on a arrêté de déconstruire à l'école (ce qui n'est pas certain), c'est peut-être que, grâce à ces chercheurs, n'y reste plus grand chose à déconstruire, à moins on peut l'espérer, que le vent soit en train de tourner.
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